Méduse ou le miroir des abîmes

Sylvie Anahory
Académie de Toulouse – France

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Enseignante certifiée en lettres modernes, Sylvie Anahory a fait des études en histoire de l’art (École du Louvre et Paris IV Sorbonne), en histoire (Université Toulouse le Mirail) et en anthropologie (École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS]). Son DEA consacré à la gémellité en Grèce ancienne est déposé au Centre Louis Gernet. Dans le cadre de ses recherches doctorales à l’EHESS, elle a travaillé, sous la direction de Pierre Vidal-Naquet sur la symbolique du double en Grèce ancienne. Elle a poursuivi ses recherches dans les liens qui unissent textes et images et a publié « Des œuvres patrimoniales en série » (Revue de l’ingénierie éducative, juin 2009, no 66, Scéren-CNDP), « L’image pour comprendre les textes » (Cahiers pédagogiques. Les arts, quelle histoire !, dossier, novembre 2011) et l’ouvrage Histoire des arts et Français. Pour une pédagogie par l’image (Cergy, Éditions ILV, 2010). Sylvie Anahory est également l’auteur de nouvelles et participe à des ateliers d’écriture.

 

Au-delà du mythe et de l’iconographie grecque antique, le personnage Gorgô-Méduse soulève diverses problématiques, tout d’abord la confrontation du regard observant son propre reflet. En découvrant son image dans le reflet du miroir, Gorgô opère un processus d’identification paradoxalement mortifère. Le monstre, qui a le pouvoir de pétrifier celui qui par malchance croiserait son regard, se pétrifie elle-même. Pour combattre Gorgô, le héros Persée a utilisé le truchement de la surface réfléchissante d’un bouclier ; grâce à ce subterfuge, il décapite Méduse sans la regarder. Le pouvoir maléfique persiste après la mort de la Gorgone, car devenue effigie, ou gorgonéion, elle protège Athéna en foudroyant du regard les adversaires de la déesse.

Jeux de regards et de miroirs, le mythe dévoile le « je », qui, sous l’apparence d’un eidôlon, ou simulacre, devient un « autre ». L’objet spéculaire dédouble Méduse pendant que le dangereux face-à-face avec le double occasionne un trouble dans la reconnaissance de soi.

Beyond the myth and the ancient Grecian iconography, the character Gorgô-Médusa raises various issues, first of all the confrontation between the look and its own reflection. At the very moment she discovers her image in the reflection of the mirror, Gorgô works a process of paradoxically mortiferous identification. The monster, which can petrify the one who would unfortunately meet its eyes, petrifies itself. Perseus, the hero, fought against Gorgô through the reflecting surface of a shield; thanks to this subterfuge he beheads Medusa without looking at her. Her maleficent power remains after the death of the Gorgon, because as it became effigy, or gorgonéion, it protects Athena by withering the goddess’ opponents.

Playing between looks and mirrors, the myth reveals the “I,” who, under the appearance of an eidôlon, or simulacrum, becomes a “other one.” The specular object splits Medusa while the dangerous confrontation with the double causes a disorder in self-recognition.


« Il est des visages qui sont leur propre masque et dont on ne peut tirer que l’ombre. »

Hubert Haddad1

Hubert Haddad, Du visage et autres abîmes, Paris, Zulma, 1999, p. 113.

Gorgô ? Méduse ? La Gorgone Méduse a une identité complexe. Troublante et singulière, elle échappe au regard car elle ne peut être vue : croiser son regard, c’est s’exposer à la mort et perdre son souffle de vie avant de se minéraliser. Paradoxalement, les mythes de Gorgô-Méduse confrontent la « réciprocité du voir et de l’être vu2

Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990, p. 125.

 » à l’invisibilité et à la cécité. Étant donné que voir est mortel, il vaut mieux fuir et se cacher. Cependant, nier la présence de Méduse ne l’empêche pas d’exister, elle est celle dont on présente l’effigie à l’adversaire car elle protège son détenteur ; exposer le monstre devient une arme redoutable.

Qui est donc Méduse ? Représentations et textes anciens ne sont pas toujours en accord dans leur façon de dire ou de révéler le mythe. Méduse, malade du regard, a connu au fil des siècles une sur-représentation3

L’image de Méduse est un topos, y inclus dans les représentations les plus contemporaines comme Medusa Head de Keith Haring (aquatinte sur papier, 1986) ou le film Percy Jackson and The Olympians. The Lightning Thief (Chris Colombus [réal.], États-Unis, 1492 Pictures, 2010).

. Alors nous limiterons cette étude aux sources antiques et à l’iconographie grecque, suffisamment nombreuses et fécondes pour la connaissance des mythes.

Les vases grecs permettent en effet d’identifier Méduse sans erreur et l’observateur peut croiser son regard sans risque d’être pétrifié, quoique… La face-prosopon4

Prosopon désigne à la fois la figure et le masque de théâtre.

rappelle aussi celle de Thanatos (la Mort), endormi près d’Hypnos (le Sommeil).

Dans cette perspective, nous croiserons les sources textuelles et iconographiques en insistant sur l’évolution des interprétations et des représentations du mythe de Méduse. Tout à la fois figure, face et masque de théâtre, ces glissements introduiront la notion de prosopon. Méduse se reconnaît grâce au subterfuge du miroir, objet sans corps, qui, en dévoilant son identité devient mortifère.

Dans l’Antiquité, les peintres sur vases ont souvent représenté le mythe de Méduse en l’associant aux épisodes de la vie de Persée5

Voir Thomas H. Carpenter, Les mythes dans l’art grec, Thames & Hudson, 1998, p. 103-115.

mentionnés dans de nombreuses traditions littéraires grecques. Persée est le fils de Danaé que Zeus a fécondée sous la forme d’une pluie d’or. Quelques années plus tard, lors d’un banquet, Polydectès, le roi de l’île de Sériphos, se voit offrir différents présents : Persée lui propose la tête de Méduse. Mais le défi est difficile à relever car les Gorgones vivent cachées, et l’une d’entre elles, Méduse, a le pouvoir de changer en pierre quiconque la regarde. Pour accomplir l’épreuve, Persée doit d’abord rencontrer les trois sœurs des Gorgones : les Grées. Nées déjà vieilles, elles ne possèdent qu’une dent et un œil qu’elles doivent se partager. Cet œil unique permet aux sœurs de vivre par alternance en état de veille ou de sommeil. Persée utilise la ruse et s’empare de l’œil à l’instant où il passe de l’une à l’autre. Or, les Grées ne peuvent se séparer de cet œil magique qui les alerte en cas de danger. Sous la contrainte, elles n’ont d’autre choix que de céder le casque d’Hadès. L’œil en alerte est échangé contre ce casque qui rend invisible. Enfin, les vieilles femmes renseignent Persée sur l’endroit où se cachent les Nymphes, seules à connaître l’antre des Gorgones. À leur tour, les Nymphes offrent au jeune homme des bottines ailées et une kibisis, gibecière, où il placera la tête de la Gorgone. Le héros se rend au pays des Hespérides où vivent les Gorgones. C’est alors que soit il tue Méduse dans son sommeil, soit il y parvient grâce à un bouclier tenu par Athéna6

Version rapportée par des mythographes comme Apollodore.

. En revenant à Sériphos il apprend que le roi Polydectès a voulu violenter sa mère Danaé. Il sort la tête de Méduse qu’il tend devant lui sans la regarder : le roi et l’assistance se pétrifient.

L’ensemble de ces épisodes a été représenté sur les vases grecs. Dès le premier tiers du VIIe siècle avant Jésus-Christ, une amphore à col en provenance d’Eleusis7

Amphore à col protoattique, en provenance d’Eleusis, vers 670-660, haut. 1,42 m, Musée archéologique d’Eleusis, inv. 2630.

montre Gorgô décapitée tandis que les deux autres Gorgones poursuivent Persée pour venger leur sœur. Si le texte homérique donne peu de précisions sur l’histoire de Gorgô, les vases développent le mythe de façon narrative et de manière très détaillée : on voit Persée poursuivi par Sthéno et Euryalé, les deux sœurs de Méduse8

Voir la partie supérieure de la panse de l’amphore à col du peintre de Nessos (vers 620, 1,22 m, Athènes, Musée National, inv. 1002) ou bien le dinos du peintre des Gorgones, provenant d’Étrurie (vers 600-590, haut. 0,93 m, Paris, Musée du Louvre, inv. E 874).

. Les deux poursuivantes sont toujours représentées ailées, les jambes de profil, le buste et la gueule de face. La tête est monstrueuse : bouche ouverte et langue tirée, les yeux sont exorbités et le nez camus. Le corps de Méduse gît à terre, sa tête est jetée dans la kibisis, le sac de Persée. Les vases illustrent différentes variantes du mythe et devancent même la tradition littéraire, que les tragédies grecques de Sophocle ou d’Euripide vont développer au Ve siècle avant Jésus-Christ9

Ces tragédies ont été perdues, il ne subsiste que des fragments.

.

Cependant, vers 550 avant Jésus-Christ, s’opère une variante, lorsque les peintres attiques peignent la décapitation10

L’amphore en relief, provenant de Boétie (vers 660, Paris, Musée du Louvre, inv. CA 795) montre la scène de la décapitation. Persée tient vigoureusement la chevelure de Méduse et tourne la tête avant de l’égorger.

. Ainsi, sur l’olpé11

L’olpé est un vase grec utilisé pour puiser du vin dans un cratère. La panse du vase est renflée, le bec assez large avec une anse assez haute. Pour les formes de vases grecs, voir Henri Metzger, La céramique grecque, Paris, PUF, 1953.

du peintre d’Amasis12

Olpé attique du peintre d’Amasis, provenant de Vulci, vers 540, haut. 0,26 m, Londres, British Museum, inv. Vases B 471.

, Persée tourne la tête vers la gauche pour éviter le regard de la Gorgone et tranche le cou de Méduse, toujours représentée de face. Le regard dévié fait état de la dangerosité de Méduse. Son visage visible de face annonce la mort13

La représentation de face est en principe réservée à la représentation de la mort parfois à celle des monstres.

. Deux serpents entrelacés tiennent lieu de ceinture, le visage est couronné de serpents en guise de chevelure. Des incisions et des rehauts rouges sur les ailes et le chiton14

Le chiton est un vêtement en forme de tunique.

de Méduse mettent en valeur le personnage central. Sur le bord droit, Hermès observe la scène, sans toutefois croiser le regard de Méduse.

Dans la tradition homérique, Gorgô est un « monstre effroyable, terrible, grimaçant, prodige de Zeus porte-égide15

Homère, « Chant V », Iliade, 9e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1937], v. 740. L’égide est la peau de la chèvre Amalthée qui a nourri Zeus. À la mort de l’animal, le dieu se couvre de la dépouille qui a la faculté de rendre invulnérable. Une fois les Titans vaincus, Zeus confie l’égide à sa fille Athéna.

 » ; elle a « un terrible visage, jetant de farouches regards, tandis que l’entouraient Déroute et Terreur16

Homère, « Chant XI », op.cit., v. 36-37.

 ».

Décrite comme un monstre terrifiant et grimaçant, au regard bestial, Gorgô prend place sur le haut-relief du fronton ouest du temple d’Artémis à Corfou17

Fronton ouest du temple d’Artémis à Corfou achevé vers 580, calcaire, 3,15 x 22,16 m, Musée archéologique de Corfou.

. Elle occupe le centre du fronton, buste et visage faisant face au spectateur. Sa tête, aux yeux exorbités et à la bouche démesurée, dépasse la surface triangulaire architectonique, comme prête à s’élancer et à bondir au-delà du sommet du fronton. La face exagérément grimaçante devient masque de théâtre, encadrée de serpents qui surgissent de la nuque, comme en prolongement de la chevelure. Déjà prosopon, ce masque cache la véritable identité de Gorgô, tout en révélant le visible et l’apparence de l’être terrifiant. La sculpture est en adéquation avec la tradition homérique : elle respecte et illustre le texte. Mais progressivement la statuaire grecque se détache du modèle strictement narratif dans une perspective plus symbolique. Gorgô n’est plus un masque plaqué mais devient gorgonéion : elle quitte la place du visage et descend sur la poitrine d’Athéna. Car après sa mort, le monstre devient effigie aveuglante et mortifère : Gorgô s’installe, plus discrètement, en pectoral sur les statues d’Athéna18

Voir la statue d’Athéna trouvée dans le temple d’Apollon à Erétrie, vers 500-490, haut. 0,74 m, Musée de Chalcis, no 5.

. Seule est figurée la tête, en relief prononcé, sur l’égide de la déesse, égide constituée de la peau de la chèvre Amalthée. Pour insister sur la face hideuse, les sculpteurs accentuent le relief, telle une protubérance. En guise de chevelure, des serpents entourent la face de Gorgô afin de la rendre encore plus terrifiante pour qui ose la regarder. De la sculpture grecque archaïque des frontons, jusqu’au début du style classique, Gorgô change de place et de statut. Le monstre terrifiant est plus discret, ce n’est plus la démesure qui est mise en valeur mais bien la fonction apotropaïque, ou protectrice, de l’égide : le sujet Gorgô s’est transformé en objet gorgonéion.

La tradition hésiodique s’intéresse pour sa part à la généalogie et insiste sur la valeur narrative du mythe :

Cèto aux belles joues donna à Phorcys des filles blanches dès le berceau appelées les Grées […], et les Gorgones qui habitent par delà l’illustre Océan, vers l’empire de la Nuit, dans ces lointaines contrées, où demeurent les Hespérides à la voix sonore, les Gorgones Sthéno, Euryalé et Méduse, éprouvée par de cruelles souffrances. Méduse était mortelle, tandis que ses autres sœurs vivaient exemptes de vieillesse et de mort.19

Hésiode, La théogonie, 8e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1923], p. 274 et suivantes.

La description du monstre est cependant plus développée au VIIe siècle avant Jésus-Christ chez le Pseudo-Hésiode20

Certains hellénistes estiment que Le bouclier aurait été rédigé par un disciple d’Hésiode.

. Il donne des détails sur les caractéristiques physiques des Gorgones, qui émettent des bruits terrifiants et lancent des regards « farouches » :

Persée […] volait comme la pensée. Tout son dos était couvert par la tête de la cruelle Gorgone : autour de cette tête voltigeait un sac d’argent d’où tombaient des franges d’or étincelant au loin. Sur le front du héros s’agitait le formidable casque d’Hadès, enveloppé des épaisses ténèbres de la nuit. Le fils de Danaé lui-même s’allongeait en courant, semblable à un homme qui précipite sa fuite frissonnant de terreur ; sur ses pas s’élançaient les monstres insaisissables et funestes à nommer, les Gorgones, impatientes de l’atteindre. Dans leur élan impétueux, l’acier pâle du bouclier retentissait d’un bruit aigu et perçant. À leurs ceintures pendaient deux dragons qui courbaient leurs têtes, dardaient leurs langues, entre-choquaient leurs dents avec fureur et lançaient de farouches regards. Sur les épouvantables têtes de ces Gorgones planait une grande Terreur.21

Pseudo-Hésiode, Le bouclier, 8e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1923], p. 224 et suivantes.

Plus tard, au IIIe siècle après Jésus-Christ, le mythographe Apollodore superpose différentes strates du mythe en multipliant les détails narratifs grâce aux récits antérieurs22

Apollodore s’inspire des Histoires de Phérécyde et des tragédies perdues de Sophocle et d’Euripide.

. L’auteur mentionne, par exemple, le subterfuge utilisé par Persée pour venir à bout de Méduse : l’usage du bouclier à la surface réfléchissante permet alors au héros de détourner son regard du monstre, puis dans un second temps de présenter son propre reflet à la Gorgone qui s’auto-pétrifie. L’image et le réel s’opposent ; le reflet et la chose reflétée se distinguent, comme le souligne Platon dans le Timée en exposant sa théorie sur les vertus du miroir.

Quant à l’origine des images que donnent les miroirs et toutes les surfaces brillantes et polies, il n’est pas difficile de la comprendre. En effet par suite d’affinité réciproque du feu intérieur et du feu du dehors, chaque fois que l’un d’eux rencontre la surface polie et vient s’y appliquer plusieurs fois successives, toutes les apparences de ce genre se manifesteront nécessairement parce que ce feu extérieur qui se trouve proche du visage, colle étroitement au feu de la vision contre la surface brillante et lisse.23

Platon, « Timée », dans Œuvres complètes, vol. X, éd. par Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1925 [1920], p. 163.

Le reflet de Méduse n’est plus Méduse mais c’est l’observation de l’imago24

Imago, terme latin, désigne le portrait, la représentation, mais aussi l’imitation ou la copie. Employé pour désigner le portrait des ancêtres, le mot peut également signifier l’image ou l’ombre d’un mort, voire même le fantôme ou l’apparition.

qui conserve l’effet fascinant. On reste « médusé » devant l’illusion devenue eidôlon25

L’eidôlon, notion grecque, est le double d’une chose vue ; le mot désigne également un leurre. Jean-Pierre Vernant donne la définition suivante : Eidôlon est « l’image du rêve (onar), apparition suscitée par un dieu (phasma), fantôme d’un défunt (psyché) » (« Naissance d’images », Religions, histoires, raisons, Paris, Maspéro, 1979, p. 110).

 ; c’est alors que Méduse se dédouble devant nos yeux et entraîne son reflet comme le fantôme d’une Gorgone défunte.

§ 2. Hermès donna à Persée une faux de diamant, puis le jeune homme se rendit en volant sur les bords de l’Océan, et trouva les Gorgones endormies ; elles se nommaient Sthéno, Euryalé et Méduse. Seule Méduse était mortelle. […] Ceux qui la regardaient étaient changés en pierre. Persée s’approcha d’elle pendant qu’elle dormait. Il détourna les yeux et fixa un bouclier d’airain qui réfléchissait la figure de la Gorgone. Il lui trancha la tête, à l’aide d’Athéna qui dirigeait sa main. Lorsque la tête fut coupée, Pégase, le cheval ailé, et Chrysaor sortirent de son corps.

§ 3. Persée enferma cette tête dans la kibisis et se mit en route. Une fois réveillées, les Gorgones le poursuivirent mais elles ne purent l’apercevoir à cause du casque d’Hadès qui le dérobait à leur vue26

Apollodore, La bibliothèque, II (4, 2-3), trad. par Jean-Claude Carrière et Bertrand Massonie, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1991.

.

Les vases grecs représentent la scène de la décapitation avec le truchement du bouclier. Au IVe siècle avant Jésus-Christ, le cratère en calice du peintre de Taporley montre un bouclier placé entre Persée et Athéna. La déesse a saisi la tête de Méduse et évite de croiser son regard, mais observe en revanche le reflet inversé figuré sur le bouclier. Persée examine aussi cette réflexion, visage incliné vers le bas. Seule Méduse, les yeux mi-clos, présente sa face tout en fixant les banqueteurs qui puisent le vin dans le vase.

Méduse est décapitée. Ainsi figure-t-elle sur le lécythe27

Les lécythes sont des vases funéraires, caractérisés par leur fond blanc.

du peintre de Diosphos28

Lécythe du peintre de Diosphos, vers 490, haut. 25,5 cm, New York, Metropolitan Museum of Arts, inv. 06.1070.

. Le corps de la Gorgone simplement délimité par un trait noir est fondu dans la couleur blanche du vase, couleur employée pour représenter la mort. Le peintre renforce ainsi l’adéquation entre la forme, la nature du vase – le lécythe est un vase funéraire – et la représentation de la mort.

Cette brève analyse des représentations figurées du mythe de Méduse permet de constater que Gorgô se présente toujours de face, comme s’il s’agissait d’une convention stylistique par ailleurs identique à celle de la représentation de la mort et des masques, car Méduse est bien un prosopon.

Le prosopon désigne à la fois la figure, la face et le masque de théâtre29

Voir Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1984.

. Or Gorgô ne montre pas son visage mais se présente de face en exhibant son masque terrifiant ; et la chimère masquée devient monstre. Gorgô-Méduse est représentée de face comme on représente la mort. Regarder Méduse, c’est voir la mort en face et donc mourir. Bien qu’elle soit mortelle, son pouvoir est immortel. Morte, elle devient masque, gorgonéion, et prend sa place sur l’égide d’Athéna, comme le précise Apollodore : « Persée rendit à Hermès les chaussures ailées, la kibisis et le casque ; il offrit la tête de la Gorgone à Athéna. À son tour, Hermès rendit tous ces objets aux Nymphes, et Athéna mit la tête de Méduse au milieu de son bouclier.30

Apollodore, op. cit., II (4, 3).

 » Son pouvoir foudroyant, aux dépens de celui qui la regarde, l’installe de fait à la frontière de deux mondes : celui des morts et celui des vivants. Méduse ne peut être vue sans provoquer la mort, son imago a une fonction magique et conserve un puissant pouvoir. Peut-on dire qu’elle voit ? Méduse, face, masque, n’a pas de visage ni véritablement de regard. Elle n’a pu exercer son regard car l’échange avec autrui est impossible : « Regarder Gorgô dans les yeux c’est se trouver nez à nez avec l’au-delà dans sa dimension de terreur, croiser le regard avec l’œil qui ne cessant de vous fixer est la négation du regard, accueillir une lumière dont l’éclat aveuglant est celui de la nuit.31

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1986, p. 60.

 » Méduse n’a pas pu se re-connaître dans le miroir : elle n’est pas une femme à sa toilette, elle ne peut se farder devant un miroir. Elle peut scruter l’autre, mais le face-à-face et la réciprocité de l’échange sont impossibles. De même, elle ne peut voir son propre reflet, qui la renverrait à sa mortalité. En croisant son regard de manière furtive et oblique, elle meurt : en se regardant accidentellement, elle a considéré son visage mais a refusé d’accepter son identité32

Voir René Zazzo, Les jumeaux, le couple, la personne, 2e éd., Paris, Quadrige – PUF, 1991 [1960]. Considérer le visage de l’autre c’est accepter l’identité de l’autre avant même de reconnaître sa propre identité.

. Méduse a altéré son regard et l’a vitrifié en se mirant dans le reflet sombre du bouclier. En refusant l’échange visuel, Persée fuit le regard de l’autre, se sauve et repousse la monstruosité. Le bouclier le protège, tandis que la face miroitante et réfléchissante fige Méduse qui se découvre au moment même où ses yeux dé-visagent son reflet. L’œil exorbité quitte sa cavité pour se fixer directement sur le bouclier dans une place centrale, comme un umbo33

L’umbo est la forme conique qui se trouve au centre du bouclier, c’est en quelque sorte l’œil du bouclier.

. Organe de vision et source du regard, l’œil ne peut s’observer sans l’aide du miroir. L’individu ne peut accéder visuellement à son visage et à son regard que par l’intermédiaire d’un objet spéculaire. Ainsi, nous ne connaissons notre visage que par le détour d’une image, d’un simulacre. Le reflet montre un « je » qui devient « autre », d’où l’inquiétante étrangeté qui peut surgir à l’instant précis où s’opère la reconnaissance de soi dans un moment de dédoublement.

Lorsque Méduse découvre son visage reflété sur le bouclier, il s’agit alors d’une figure anamorphotique : la section elliptique accentuée par la convexité du bouclier donne à ce miroir improvisé une image déformée. Pline l’Ancien mentionne cette déformation dans le livre XXXIII des Histoires naturelles intitulé « Nature des métaux » :

On a imaginé aussi des miroirs qui donnent des images monstrueuses, comme ceux qui sont consacrés dans le temple de Smyrne. Cela tient à la configuration du miroir, et le résultat diffère beaucoup, suivant qu’il est concave et en forme de coupe, ou en forme de bouclier de Thrace ; suivant que le milieu est déprimé ou relevé, suivant que le plan est transversal ou oblique, horizontal ou vertical, la configuration du miroir fait subir aux ombres qui arrivent des altérations, car l’image n’est autre chose que l’ombre réfléchie par la clarté de la matière qui reçoit.34

Pline l’Ancien, Histoires naturelles, XXXIII (45, 9), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en Poche », 1999.

De plus, le miroir duplique dans la dissemblance ne serait-ce que par l’inversion droite-gauche. Réalité et hallucination deviennent réversibles : c’est alors que se produisent « la certitude de l’apparent [et] l’incertitude de l’existant35

Baltrusaïtis Jurgis, « Abus, erreurs et fallacies », Le miroir. Essai sur une légende scientifique. Révélations, science-fiction et fallacies, Paris, Elmayan / Éditions du Seuil, 1978, p. 237-280.

 ». Méduse découvre alors la vérité, mais aussi l’inconnu, car le miroir la dévoile tout en révélant l’invisible : le regard. Simultanément, le simulacre se détache du sujet pour devenir double et tromperie tout en révélant l’identité. Le miroir révèle l’inconnu, mais il est aussi générateur de spectres et de phantasmes36

L’orthographe de « phantasmes » fait référence à l’étymologie grecque du mot phasma qui désigne l’apparition, le spectre. Le mot grec est lui-même dérivé du verbe phainein : faire briller ou faire paraître.

 ; l’image qui se détache du corps acquiert alors toute sa densité et le reflet devient substance matérielle. Dans son De natura rerum, Lucrèce associe les miroirs aux simulacres et aux images ainsi provoquées :

Enfin dans les miroirs, dans l’eau, dans toute surface polie, nous apparaissent des simulacres qui ressemblent parfaitement aux objets reflétés et ne peuvent donc être formés que par des images émanant d’eux. Pourquoi admettre que de telles émanations se produisent manifestement pour un grand nombre de corps ? On ne saurait répondre. Les formes sont reproduites subtilement par des images renvoyées par la surface lisse du miroir. Autrement nous ne verrions pas la figure des objets si bien conservée.37

Lucrèce, De natura rerum, IV, Paris, Les Belles Lettres, 1921.

Les différentes traditions du mythe s’intéressent à l’œil38

Les trois Grées, sœurs des Gorgones, se partagent à tour de rôle une seule dent et un œil unique. C’est au moment où l’œil change de main que Persée parvient à s’en saisir ; elles lui révèlent alors la cachette de leurs sœurs.

, au regard39

Avant de trouver l’antre des Gorgones, Persée se rend invisible en se cachant sous le casque d’Hadès.

et au reflet, tout en dévoilant la quête de l’identité. Miroir, dissemblance, dédoublement altèrent le regard de Méduse jusqu’à la crise identitaire. Troublée par le reflet de son image corporelle, au point de la figer et de la tuer, Méduse souffre d’une pathologie du trouble de la personnalité : la dysmorphophobie40

La dysmorphophobie est la crainte de devenir difforme, c’est un trouble de l’image corporelle.

. En voyant le simulacre de son reflet, son double la divise ; Méduse se dédouble après la rencontre avec son image, son regard se fige dans la mort puis l’imago prend vie en devenant gorgonéion. Ce phénomène de dédoublement, ou héautoscopie41

L’héautoscopie désigne le dédoublement du corps : l’individu croit se situer en dehors de son propre corps.

, est largement exploité en littérature42

Voir Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double. Un thème littéraire, de Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Paris, Nathan, 1996.

. Dans le mythe de Méduse, il apparaît comme l’angoisse de la dissociation. Le double, « moi » identique au reflet, laisse place à un « moi » opposé, forme diabolique et destructrice.

Enfin, au moment où Méduse capte son reflet, l’imago surgit et elle se reconnaît. L’image reflétée n’a pas d’épaisseur. Méduse développe la mémoire d’une face, d’un prosopon, plutôt que celle d’un visage : c’est la prosopagnosie43

La prosopagnosie se définit par l’impossibilité de reconnaître et d’identifier un visage connu, seules l’image ou la reproduction aident à l’identification.

. Le regard a opéré une rétorsion du sujet car le double fonctionne dans le registre du visuel. C’est l’identification du « moi44

L’ensemble de ces trois affections est recensé dans le DSM IV : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders paru en 1994 (Washington, American Psychiatric Association), dans le chapitre « délires d’identité » mentionnés dans la rubrique « troubles de la personnalité ».

 » qui est mise à mal après les phases de dédoublement, de division et de permutation du sujet. Or l’identité se construit à partir de l’autre, du différent ; elle se forge dans la singularité dont le visage est le signe matériel :

La face de Gorgô est l’Autre, le double de vous-même, l’Étrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans le miroir (ce miroir où les Grecs ne pouvaient se voir que de face et sous forme d’une simple tête), mais une image qui serait à la fois moins et plus que vous-même, simple reflet et réalité d’au-delà, une image qui vous happerait parce qu’au lieu de vous renvoyer seulement l’apparence de votre propre figure, de réfracter votre regard, elle représenterait, dans sa grimace, l’horreur terrifiante d’une altérité radicale, à laquelle vous allez vous-même vous identifier, en devenant pierre.45

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, op. cit., p. 82.

Le visage est un « je » qui permet de se poser comme un « moi ». Méduse ne peut y prétendre car au moment où elle découvre son visage, son regard l’expose à la mort. Il n’existe plus de différence de nature entre l’espace optique, l’espace réel et l’espace virtuel. Les yeux de Méduse ont croisé son regard reflété dans le miroir, et le reflet a fixé puis figé ce même regard. Le reflet est bien une perception réelle, tandis que l’image réfléchie est virtuelle, en ce sens que le miroir n’a pas de corps46

Voir cette notion développée dans René Zazzo, « Méduse et la conduite du regard », Reflets de miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993, p. 191-198.

. Le miroir s’immisce dans la duplicité et insinue la dissemblance au cœur de la ressemblance. Il inverse l’axe perpendiculaire, et l’image spéculaire devient palindrome47

Le palindrome est une figure littéraire dans laquelle la réversibilité de l’ordre des lettres permet de lire une même inscription de gauche à droite et de droite à gauche (exemple : Esope reste ici et se repose).

. Méduse expérimente pour la première fois le contact avec son image devenue eidôlon, tandis que l’imago illustre le conflit généré par la relation duelle. C’est au sein du Même que naît le clivage dont les dédoublements de l’image écartent le Moi. Méduse symbolise l’image déformée de Soi qui pétrifie d’horreur au lieu d’éclairer.

Méduse n’est pas Alice, elle ne traverse pas le miroir mais reste devant le bouclier, surface réfléchissante inopinée qui s’interpose entre elle et son reflet et brouille le face-à-face et l’image de soi. La particularité de cet échange spéculaire se caractérise par ce double qui ne quitte pas des yeux Méduse, mais aussi, et surtout, par le fait que cette dernière ne cesse de l’observer. Elle seule pourrait stopper l’échange d’un simple mouvement oculaire, mais elle est suspendue et fascinée dans l’effroi d’elle-même. Dans un même instant, elle fait la connaissance du miroir, de son image et de son identité48

Jacques Lacan définit ainsi le stade du miroir : « il illustre le caractère conflictuel de la relation duelle. Tout ce que l’enfant apprend dans cette captivation par sa propre image, c’est précisément la distance qu’il y a de ses tensions internes, celles-là mêmes qui sont évoquées dans ce rapport, à l’identification de cette image » (Jacques Lacan, « Livre IV. La relation d’objet », dans Le Séminaire de Jacques Lacan, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 17).

.

Le miroir est le moyen de se connaître, de s’atteindre, de se retrouver, mais à condition de se séparer, se diviser, se poser à distance de soi-même. Dans et par le miroir, ma figure, ma personne, se donnent à voir sous l’espèce de l’extérieur, de l’étranger, de l’autre. Nous avions défini le masque de Gorgô : l’Autre auquel on s’identifie par un croisement de regard qui vous change en pierre. Le miroir, c’est soi-même devenu autre dans la réciprocité du regard.49

Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, op. cit., p. 126.

Dans son acuité perçante, le regard a une force symbolique puisqu’il prélève de manière indue la substance de l’individu. Méduse est dé-visagée, son visage lui est dérobé. Elle « est dépouillée du visage qu’[elle] offre aux autres50

David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992, p. 170.

 ». Voir devient synonyme de toucher et les yeux acquièrent une puissance tactile. « Le regard est un contact, il touche l’Autre et la tactilité qu’il revêt est loin de passer inaperçue dans l’imaginaire social.51

Ibid., p. 157.

 » Ce regard fixe est à la fois fascinant et hypnotisant. Cette fixité de l’étrange oppose l’œil maléfique et l’œil fascinateur. De la même façon, le bouclier de Persée a une double fonction : fonction apotropaïque, dans la mesure où il protège et détourne le pouvoir maléfique de Gorgô, mais en renvoyant ce pouvoir contre elle, c’est alors la fonction magique qui est mise en valeur. La face de la Gorgone se fige et prend place sur le bouclier, tout en protégeant Persée de ses adversaires. En revanche, Gorgô a dirigé son regard sur elle-même et l’imago de son reflet l’a minéralisée ; l’œil du bouclier a renvoyé le reflet. Dans la tradition grecque, le gorgonéion protège Athéna tout en pétrifiant ses ennemis : il synthétise cette double fonction en protégeant son possesseur par l’élimination de l’adversaire. On retrouve cette complémentarité sur la proue des navires ornée d’un œil qui éloigne le mal et protège le marin : c’est une façon de conjurer le mauvais sort.

De Gorgô52

Le mot Gorgone devient dès 1775 « le nom d’un animal marin dont le polypier corné, à ramifications arborescentes, rappelle la tête d’une gorgone » (« Gorgone », dans Alain Rey [dir.], Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, impr. 2006 [1992]). L’étymologie du nom est inconnue, mais Sylvain Détoc suggère l’origine d’une possible onomatopée liée à un cri de gorge.

, cri sorti du fond de la gorge, à Méduse, dont l’étymologie suggère la méditation, la zoologie nous fait cheminer du corail durci, mort, et sorti de la mer, jusqu’à l’animal souple et délicat, mais aussi urticant. « À la rigidité des gorgones s’oppose la mollesse des méduses ; à la fixité des unes s’oppose la mobilité gracile des autres53

Sylvain Détoc, La Gorgone Méduse, Paris, Éditions du Rocher, 2006, p. 72.

 », écrit Sylvain Détoc. Méduse n’a plus la même apparence que Gorgô. Toutes deux ne cessent de s’interroger et de nous interroger sur la question de l’identité et du regard porté sur le visage.

***

Méduse-Gorgô nous a entraîné dans les abîmes marins. En dévoilant sa face, elle dérobe le visage de l’autre comme le miroir usurpe le regard mobile. Grâce au reflet, l’objet spéculaire révèle le visage de l’autre en soi, tout en le dédoublant : car si le miroir simule une ressemblance, il dissimule la vérité. Les surfaces réfléchissantes et les mirages optiques morcellent l’image du corps. Comme l’ombre ou le fantôme, le reflet devient un double dangereux et l’imago évolue en persona jusqu’à évincer l’individu. Seule la surface miroitante permet de se voir soi-même, et « ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage54

René Daumal, cité par Jean Biès, René Daumal, Paris, Éditions Seghers, 1967, p. 80.

 ».


Pour citer cette page

Sylvie Anahory, « Méduse ou le miroir des abîmes » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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