Sylvie Anahory
Académie de Toulouse – France
Enseignante certifiée en lettres modernes, Sylvie Anahory a fait des études en histoire de l’art (École du Louvre et Paris IV Sorbonne), en histoire (Université Toulouse le Mirail) et en anthropologie (École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS]). Son DEA consacré à la gémellité en Grèce ancienne est déposé au Centre Louis Gernet. Dans le cadre de ses recherches doctorales à l’EHESS, elle a travaillé, sous la direction de Pierre Vidal-Naquet sur la symbolique du double en Grèce ancienne. Elle a poursuivi ses recherches dans les liens qui unissent textes et images et a publié « Des œuvres patrimoniales en série » (Revue de l’ingénierie éducative, juin 2009, no 66, Scéren-CNDP), « L’image pour comprendre les textes » (Cahiers pédagogiques. Les arts, quelle histoire !, dossier, novembre 2011) et l’ouvrage Histoire des arts et Français. Pour une pédagogie par l’image (Cergy, Éditions ILV, 2010). Sylvie Anahory est également l’auteur de nouvelles et participe à des ateliers d’écriture.
Au-delà du mythe et de l’iconographie grecque antique, le personnage Gorgô-Méduse soulève diverses problématiques, tout d’abord la confrontation du regard observant son propre reflet. En découvrant son image dans le reflet du miroir, Gorgô opère un processus d’identification paradoxalement mortifère. Le monstre, qui a le pouvoir de pétrifier celui qui par malchance croiserait son regard, se pétrifie elle-même. Pour combattre Gorgô, le héros Persée a utilisé le truchement de la surface réfléchissante d’un bouclier ; grâce à ce subterfuge, il décapite Méduse sans la regarder. Le pouvoir maléfique persiste après la mort de la Gorgone, car devenue effigie, ou gorgonéion, elle protège Athéna en foudroyant du regard les adversaires de la déesse.
Jeux de regards et de miroirs, le mythe dévoile le « je », qui, sous l’apparence d’un eidôlon, ou simulacre, devient un « autre ». L’objet spéculaire dédouble Méduse pendant que le dangereux face-à-face avec le double occasionne un trouble dans la reconnaissance de soi.
Beyond the myth and the ancient Grecian iconography, the character Gorgô-Médusa raises various issues, first of all the confrontation between the look and its own reflection. At the very moment she discovers her image in the reflection of the mirror, Gorgô works a process of paradoxically mortiferous identification. The monster, which can petrify the one who would unfortunately meet its eyes, petrifies itself. Perseus, the hero, fought against Gorgô through the reflecting surface of a shield; thanks to this subterfuge he beheads Medusa without looking at her. Her maleficent power remains after the death of the Gorgon, because as it became effigy, or gorgonéion, it protects Athena by withering the goddess’ opponents.
Playing between looks and mirrors, the myth reveals the “I,” who, under the appearance of an eidôlon, or simulacrum, becomes a “other one.” The specular object splits Medusa while the dangerous confrontation with the double causes a disorder in self-recognition.
« Il est des visages qui sont leur propre masque et dont on ne peut tirer que l’ombre. »
Hubert Haddad1
Hubert Haddad, Du visage et autres abîmes, Paris, Zulma, 1999, p. 113.
Gorgô ? Méduse ? La Gorgone Méduse a une identité complexe. Troublante et singulière, elle échappe au regard car elle ne peut être vue : croiser son regard, c’est s’exposer à la mort et perdre son souffle de vie avant de se minéraliser. Paradoxalement, les mythes de Gorgô-Méduse confrontent la « réciprocité du voir et de l’être vu2
Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990, p. 125.
Qui est donc Méduse ? Représentations et textes anciens ne sont pas toujours en accord dans leur façon de dire ou de révéler le mythe. Méduse, malade du regard, a connu au fil des siècles une sur-représentation3
L’image de Méduse est un topos, y inclus dans les représentations les plus contemporaines comme Medusa Head de Keith Haring (aquatinte sur papier, 1986) ou le film Percy Jackson and The Olympians. The Lightning Thief (Chris Colombus [réal.], États-Unis, 1492 Pictures, 2010).
Les vases grecs permettent en effet d’identifier Méduse sans erreur et l’observateur peut croiser son regard sans risque d’être pétrifié, quoique… La face-prosopon4
Prosopon désigne à la fois la figure et le masque de théâtre.
Dans cette perspective, nous croiserons les sources textuelles et iconographiques en insistant sur l’évolution des interprétations et des représentations du mythe de Méduse. Tout à la fois figure, face et masque de théâtre, ces glissements introduiront la notion de prosopon. Méduse se reconnaît grâce au subterfuge du miroir, objet sans corps, qui, en dévoilant son identité devient mortifère.
Dans l’Antiquité, les peintres sur vases ont souvent représenté le mythe de Méduse en l’associant aux épisodes de la vie de Persée5
Voir Thomas H. Carpenter, Les mythes dans l’art grec, Thames & Hudson, 1998, p. 103-115. Version rapportée par des mythographes comme Apollodore.
L’ensemble de ces épisodes a été représenté sur les vases grecs. Dès le premier tiers du VIIe siècle avant Jésus-Christ, une amphore à col en provenance d’Eleusis7
Amphore à col protoattique, en provenance d’Eleusis, vers 670-660, haut. 1,42 m, Musée archéologique d’Eleusis, inv. 2630. Voir la partie supérieure de la panse de l’amphore à col du peintre de Nessos (vers 620, 1,22 m, Athènes, Musée National, inv. 1002) ou bien le dinos du peintre des Gorgones, provenant d’Étrurie (vers 600-590, haut. 0,93 m, Paris, Musée du Louvre, inv. E 874). Ces tragédies ont été perdues, il ne subsiste que des fragments.
Cependant, vers 550 avant Jésus-Christ, s’opère une variante, lorsque les peintres attiques peignent la décapitation10
L’amphore en relief, provenant de Boétie (vers 660, Paris, Musée du Louvre, inv. CA 795) montre la scène de la décapitation. Persée tient vigoureusement la chevelure de Méduse et tourne la tête avant de l’égorger. L’olpé est un vase grec utilisé pour puiser du vin dans un cratère. La panse du vase est renflée, le bec assez large avec une anse assez haute. Pour les formes de vases grecs, voir Henri Metzger, La céramique grecque, Paris, PUF, 1953. Olpé attique du peintre d’Amasis, provenant de Vulci, vers 540, haut. 0,26 m, Londres, British Museum, inv. Vases B 471. La représentation de face est en principe réservée à la représentation de la mort parfois à celle des monstres. Le chiton est un vêtement en forme de tunique.
Dans la tradition homérique, Gorgô est un « monstre effroyable, terrible, grimaçant, prodige de Zeus porte-égide15
Homère, « Chant V », Iliade, 9e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1937], v. 740.
L’égide est la peau de la chèvre Amalthée qui a nourri Zeus. À la mort de l’animal, le dieu se couvre de la dépouille qui a la faculté de rendre invulnérable. Une fois les Titans vaincus, Zeus confie l’égide à sa fille Athéna. Homère, « Chant XI », op.cit., v. 36-37.
Décrite comme un monstre terrifiant et grimaçant, au regard bestial, Gorgô prend place sur le haut-relief du fronton ouest du temple d’Artémis à Corfou17
Fronton ouest du temple d’Artémis à Corfou achevé vers 580, calcaire, 3,15 x 22,16 m, Musée archéologique de Corfou. Voir la statue d’Athéna trouvée dans le temple d’Apollon à Erétrie, vers 500-490, haut. 0,74 m, Musée de Chalcis, no 5.
La tradition hésiodique s’intéresse pour sa part à la généalogie et insiste sur la valeur narrative du mythe :
Cèto aux belles joues donna à Phorcys des filles blanches dès le berceau appelées les Grées […], et les Gorgones qui habitent par delà l’illustre Océan, vers l’empire de la Nuit, dans ces lointaines contrées, où demeurent les Hespérides à la voix sonore, les Gorgones Sthéno, Euryalé et Méduse, éprouvée par de cruelles souffrances. Méduse était mortelle, tandis que ses autres sœurs vivaient exemptes de vieillesse et de mort.19
Hésiode, La théogonie, 8e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1923], p. 274 et suivantes.
La description du monstre est cependant plus développée au VIIe siècle avant Jésus-Christ chez le Pseudo-Hésiode20
Certains hellénistes estiment que Le bouclier aurait été rédigé par un disciple d’Hésiode.
Persée […] volait comme la pensée. Tout son dos était couvert par la tête de la cruelle Gorgone : autour de cette tête voltigeait un sac d’argent d’où tombaient des franges d’or étincelant au loin. Sur le front du héros s’agitait le formidable casque d’Hadès, enveloppé des épaisses ténèbres de la nuit. Le fils de Danaé lui-même s’allongeait en courant, semblable à un homme qui précipite sa fuite frissonnant de terreur ; sur ses pas s’élançaient les monstres insaisissables et funestes à nommer, les Gorgones, impatientes de l’atteindre. Dans leur élan impétueux, l’acier pâle du bouclier retentissait d’un bruit aigu et perçant. À leurs ceintures pendaient deux dragons qui courbaient leurs têtes, dardaient leurs langues, entre-choquaient leurs dents avec fureur et lançaient de farouches regards. Sur les épouvantables têtes de ces Gorgones planait une grande Terreur.21
Pseudo-Hésiode, Le bouclier, 8e éd., trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1923], p. 224 et suivantes.
Plus tard, au IIIe siècle après Jésus-Christ, le mythographe Apollodore superpose différentes strates du mythe en multipliant les détails narratifs grâce aux récits antérieurs22
Apollodore s’inspire des Histoires de Phérécyde et des tragédies perdues de Sophocle et d’Euripide.
Quant à l’origine des images que donnent les miroirs et toutes les surfaces brillantes et polies, il n’est pas difficile de la comprendre. En effet par suite d’affinité réciproque du feu intérieur et du feu du dehors, chaque fois que l’un d’eux rencontre la surface polie et vient s’y appliquer plusieurs fois successives, toutes les apparences de ce genre se manifesteront nécessairement parce que ce feu extérieur qui se trouve proche du visage, colle étroitement au feu de la vision contre la surface brillante et lisse.23
Platon, « Timée », dans Œuvres complètes, vol. X, éd. par Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1925 [1920], p. 163.
Le reflet de Méduse n’est plus Méduse mais c’est l’observation de l’imago24
Imago, terme latin, désigne le portrait, la représentation, mais aussi l’imitation ou la copie. Employé pour désigner le portrait des ancêtres, le mot peut également signifier l’image ou l’ombre d’un mort, voire même le fantôme ou l’apparition. L’eidôlon, notion grecque, est le double d’une chose vue ; le mot désigne également un leurre. Jean-Pierre Vernant donne la définition suivante : Eidôlon est « l’image du rêve (onar), apparition suscitée par un dieu (phasma), fantôme d’un défunt (psyché) » (« Naissance d’images », Religions, histoires, raisons, Paris, Maspéro, 1979, p. 110).
§ 2. Hermès donna à Persée une faux de diamant, puis le jeune homme se rendit en volant sur les bords de l’Océan, et trouva les Gorgones endormies ; elles se nommaient Sthéno, Euryalé et Méduse. Seule Méduse était mortelle. […] Ceux qui la regardaient étaient changés en pierre. Persée s’approcha d’elle pendant qu’elle dormait. Il détourna les yeux et fixa un bouclier d’airain qui réfléchissait la figure de la Gorgone. Il lui trancha la tête, à l’aide d’Athéna qui dirigeait sa main. Lorsque la tête fut coupée, Pégase, le cheval ailé, et Chrysaor sortirent de son corps.
§ 3. Persée enferma cette tête dans la kibisis et se mit en route. Une fois réveillées, les Gorgones le poursuivirent mais elles ne purent l’apercevoir à cause du casque d’Hadès qui le dérobait à leur vue26
Apollodore, La bibliothèque, II (4, 2-3), trad. par Jean-Claude Carrière et Bertrand Massonie, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1991.
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Les vases grecs représentent la scène de la décapitation avec le truchement du bouclier. Au IVe siècle avant Jésus-Christ, le cratère en calice du peintre de Taporley montre un bouclier placé entre Persée et Athéna. La déesse a saisi la tête de Méduse et évite de croiser son regard, mais observe en revanche le reflet inversé figuré sur le bouclier. Persée examine aussi cette réflexion, visage incliné vers le bas. Seule Méduse, les yeux mi-clos, présente sa face tout en fixant les banqueteurs qui puisent le vin dans le vase.
Méduse est décapitée. Ainsi figure-t-elle sur le lécythe27
Les lécythes sont des vases funéraires, caractérisés par leur fond blanc. Lécythe du peintre de Diosphos, vers 490, haut. 25,5 cm, New York, Metropolitan Museum of Arts, inv. 06.1070.
Cette brève analyse des représentations figurées du mythe de Méduse permet de constater que Gorgô se présente toujours de face, comme s’il s’agissait d’une convention stylistique par ailleurs identique à celle de la représentation de la mort et des masques, car Méduse est bien un prosopon.
Le prosopon désigne à la fois la figure, la face et le masque de théâtre29
Voir Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1984. Apollodore, op. cit., II (4, 3). Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1986, p. 60. Voir René Zazzo, Les jumeaux, le couple, la personne, 2e éd., Paris, Quadrige – PUF, 1991 [1960]. Considérer le visage de l’autre c’est accepter l’identité de l’autre avant même de reconnaître sa propre identité. L’umbo est la forme conique qui se trouve au centre du bouclier, c’est en quelque sorte l’œil du bouclier.
Lorsque Méduse découvre son visage reflété sur le bouclier, il s’agit alors d’une figure anamorphotique : la section elliptique accentuée par la convexité du bouclier donne à ce miroir improvisé une image déformée. Pline l’Ancien mentionne cette déformation dans le livre XXXIII des Histoires naturelles intitulé « Nature des métaux » :
On a imaginé aussi des miroirs qui donnent des images monstrueuses, comme ceux qui sont consacrés dans le temple de Smyrne. Cela tient à la configuration du miroir, et le résultat diffère beaucoup, suivant qu’il est concave et en forme de coupe, ou en forme de bouclier de Thrace ; suivant que le milieu est déprimé ou relevé, suivant que le plan est transversal ou oblique, horizontal ou vertical, la configuration du miroir fait subir aux ombres qui arrivent des altérations, car l’image n’est autre chose que l’ombre réfléchie par la clarté de la matière qui reçoit.34
Pline l’Ancien, Histoires naturelles, XXXIII (45, 9), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en Poche », 1999.
De plus, le miroir duplique dans la dissemblance ne serait-ce que par l’inversion droite-gauche. Réalité et hallucination deviennent réversibles : c’est alors que se produisent « la certitude de l’apparent [et] l’incertitude de l’existant35
Baltrusaïtis Jurgis, « Abus, erreurs et fallacies », Le miroir. Essai sur une légende scientifique. Révélations, science-fiction et fallacies, Paris, Elmayan / Éditions du Seuil, 1978, p. 237-280. L’orthographe de « phantasmes » fait référence à l’étymologie grecque du mot phasma qui désigne l’apparition, le spectre. Le mot grec est lui-même dérivé du verbe phainein : faire briller ou faire paraître.
Enfin dans les miroirs, dans l’eau, dans toute surface polie, nous apparaissent des simulacres qui ressemblent parfaitement aux objets reflétés et ne peuvent donc être formés que par des images émanant d’eux. Pourquoi admettre que de telles émanations se produisent manifestement pour un grand nombre de corps ? On ne saurait répondre. Les formes sont reproduites subtilement par des images renvoyées par la surface lisse du miroir. Autrement nous ne verrions pas la figure des objets si bien conservée.37
Lucrèce, De natura rerum, IV, Paris, Les Belles Lettres, 1921.
Les différentes traditions du mythe s’intéressent à l’œil38
Les trois Grées, sœurs des Gorgones, se partagent à tour de rôle une seule dent et un œil unique. C’est au moment où l’œil change de main que Persée parvient à s’en saisir ; elles lui révèlent alors la cachette de leurs sœurs. Avant de trouver l’antre des Gorgones, Persée se rend invisible en se cachant sous le casque d’Hadès. La dysmorphophobie est la crainte de devenir difforme, c’est un trouble de l’image corporelle. L’héautoscopie désigne le dédoublement du corps : l’individu croit se situer en dehors de son propre corps. Voir Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double. Un thème littéraire, de Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Paris, Nathan, 1996.
Enfin, au moment où Méduse capte son reflet, l’imago surgit et elle se reconnaît. L’image reflétée n’a pas d’épaisseur. Méduse développe la mémoire d’une face, d’un prosopon, plutôt que celle d’un visage : c’est la prosopagnosie43
La prosopagnosie se définit par l’impossibilité de reconnaître et d’identifier un visage connu, seules l’image ou la reproduction aident à l’identification. L’ensemble de ces trois affections est recensé dans le DSM IV : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders paru en 1994 (Washington, American Psychiatric Association), dans le chapitre « délires d’identité » mentionnés dans la rubrique « troubles de la personnalité ».
La face de Gorgô est l’Autre, le double de vous-même, l’Étrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans le miroir (ce miroir où les Grecs ne pouvaient se voir que de face et sous forme d’une simple tête), mais une image qui serait à la fois moins et plus que vous-même, simple reflet et réalité d’au-delà, une image qui vous happerait parce qu’au lieu de vous renvoyer seulement l’apparence de votre propre figure, de réfracter votre regard, elle représenterait, dans sa grimace, l’horreur terrifiante d’une altérité radicale, à laquelle vous allez vous-même vous identifier, en devenant pierre.45
Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, op. cit., p. 82.
Le visage est un « je » qui permet de se poser comme un « moi ». Méduse ne peut y prétendre car au moment où elle découvre son visage, son regard l’expose à la mort. Il n’existe plus de différence de nature entre l’espace optique, l’espace réel et l’espace virtuel. Les yeux de Méduse ont croisé son regard reflété dans le miroir, et le reflet a fixé puis figé ce même regard. Le reflet est bien une perception réelle, tandis que l’image réfléchie est virtuelle, en ce sens que le miroir n’a pas de corps46
Voir cette notion développée dans René Zazzo, « Méduse et la conduite du regard », Reflets de miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993, p. 191-198. Le palindrome est une figure littéraire dans laquelle la réversibilité de l’ordre des lettres permet de lire une même inscription de gauche à droite et de droite à gauche (exemple : Esope reste ici et se repose).
Méduse n’est pas Alice, elle ne traverse pas le miroir mais reste devant le bouclier, surface réfléchissante inopinée qui s’interpose entre elle et son reflet et brouille le face-à-face et l’image de soi. La particularité de cet échange spéculaire se caractérise par ce double qui ne quitte pas des yeux Méduse, mais aussi, et surtout, par le fait que cette dernière ne cesse de l’observer. Elle seule pourrait stopper l’échange d’un simple mouvement oculaire, mais elle est suspendue et fascinée dans l’effroi d’elle-même. Dans un même instant, elle fait la connaissance du miroir, de son image et de son identité48
Jacques Lacan définit ainsi le stade du miroir : « il illustre le caractère conflictuel de la relation duelle. Tout ce que l’enfant apprend dans cette captivation par sa propre image, c’est précisément la distance qu’il y a de ses tensions internes, celles-là mêmes qui sont évoquées dans ce rapport, à l’identification de cette image » (Jacques Lacan, « Livre IV. La relation d’objet », dans Le Séminaire de Jacques Lacan, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 17).
Le miroir est le moyen de se connaître, de s’atteindre, de se retrouver, mais à condition de se séparer, se diviser, se poser à distance de soi-même. Dans et par le miroir, ma figure, ma personne, se donnent à voir sous l’espèce de l’extérieur, de l’étranger, de l’autre. Nous avions défini le masque de Gorgô : l’Autre auquel on s’identifie par un croisement de regard qui vous change en pierre. Le miroir, c’est soi-même devenu autre dans la réciprocité du regard.49
Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, op. cit., p. 126.
Dans son acuité perçante, le regard a une force symbolique puisqu’il prélève de manière indue la substance de l’individu. Méduse est dé-visagée, son visage lui est dérobé. Elle « est dépouillée du visage qu’[elle] offre aux autres50
David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992, p. 170. Ibid., p. 157.
De Gorgô52
Le mot Gorgone devient dès 1775 « le nom d’un animal marin dont le polypier corné, à ramifications arborescentes, rappelle la tête d’une gorgone » (« Gorgone », dans Alain Rey [dir.], Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, impr. 2006 [1992]). L’étymologie du nom est inconnue, mais Sylvain Détoc suggère l’origine d’une possible onomatopée liée à un cri de gorge. Sylvain Détoc, La Gorgone Méduse, Paris, Éditions du Rocher, 2006, p. 72.
***
Méduse-Gorgô nous a entraîné dans les abîmes marins. En dévoilant sa face, elle dérobe le visage de l’autre comme le miroir usurpe le regard mobile. Grâce au reflet, l’objet spéculaire révèle le visage de l’autre en soi, tout en le dédoublant : car si le miroir simule une ressemblance, il dissimule la vérité. Les surfaces réfléchissantes et les mirages optiques morcellent l’image du corps. Comme l’ombre ou le fantôme, le reflet devient un double dangereux et l’imago évolue en persona jusqu’à évincer l’individu. Seule la surface miroitante permet de se voir soi-même, et « ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage54
René Daumal, cité par Jean Biès, René Daumal, Paris, Éditions Seghers, 1967, p. 80.
Pour citer cette page
Sylvie Anahory, « Méduse ou le miroir des abîmes » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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