Virginie Thomas
membre associé du Cemra (Grenoble 3)
Professeur agrégé d’anglais, Virginie Thomas a obtenu son doctorat à l’Université Grenoble 3 en littérature anglophone. Spécialiste des transpositions des légendes arthuriennes dans la poésie et l’art britannique du XIXe siècle, elle est membre associé du laboratoire Cemra (Grenoble 3). Elle a publié deux articles : « La chevelure comme lien dans la peinture préraphaélite » et » Les représentations de la femme dans Idylls of the King d’Alfred Tennyson ».
La fée Viviane fut une figure majeure des nombreuses transpositions des légendes arthuriennes qui furent élaborées par les poètes et les peintres préraphaélites de l’époque victorienne. Loin de son modèle médiéval de protectrice du royaume d’Arthur, elle acquit des traits gorgonéens, comme en témoignent les transpositions réalisées par Alfred Tennyson, Edward Burne-Jones et Frederick Sandys. Cette transformation subie par le personnage devint symptomatique d’un malaise de la société victorienne face au désir, notamment féminin, et accompagna également sur un plan plus personnel la confrontation des peintres à des modèles méduséens.
Vivian the fairy was a major character of the multifarious translations of the Arthurian legends made by the poets and the pre-Raphaelite painters of the Victorian period. Far from resembling her medieval model who protected Arthur’s kingdom, she acquired Gorgonian characteristics, as can be judged by the translations made by Alfred Tennyson, Edward Burne-Jones and Frederick Sandys. The evolution undergone by the protagonist is symptomatic of the Victorian society’s unease about desire, mostly female desire, but it was also symptomatic on a more personal level of the difficult confrontation of painters with their Gorgonian models.
Dans la peinture et la poésie britanniques du XIXe siècle, et plus particulièrement de l’ère victorienne, la femme vint à occuper le devant de la scène des nombreuses transpositions des légendes arthuriennes qui furent proposées à cette époque. Nous allons nous pencher tout particulièrement sur le sort qui fut réservé au personnage de Viviane qui, de magicienne médiévale au charme ensorcelant, fut transformée en survivance victorienne de Méduse dotée du même pouvoir pétrifiant que son ancêtre mythologique. Elle vint à incarner la peur que le désir féminin, mais aussi indirectement masculin, suscitait au XIXe siècle et sa représentation, telle une effigie apotropaïque, permit de donner un visage à la peur de cette Altérité féminine afin de la rendre plus supportable, comme le souligne Jean Clair :
L’un des moyens de donner corps à la peur, de l’objectiver et par conséquent de la rendre supportable, c’est de lui donner une figure. Détacher son regard de soi en le modelant sous forme de simulacres, conjurer la peur de l’eidôlon, du spectre revenu du monde des morts, en fabriquant l’eikôn, qui en figure l’effroi, c’est la possibilité d’en supporter la vue.1
Jean Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989, p. 27.
La page ou la toile devinrent alors des boucliers de Persée sur lesquels l’image domptée de Viviane et, à travers elle, de la femme en général, vint se refléter. Les transpositions arthuriennes de cette époque peuvent alors être apparentées à des miroirs dans lesquels se reflète le visage de la femme, déformé par le prisme de la moralité victorienne et aussi par la projection individuelle du fantasme masculin refoulé. Par conséquent, l’art se révèle un instrument d’exploration de l’Altérité féminine mais aussi d’introspection, aussi bien pour les spectateurs que pour les peintres et les auteurs, comme le souligne Laurence Roussillon-Constanty au sujet de Dante Gabriel Rossetti, chef de file de la confrérie préraphaélite : « La quête du regard féminin s’oriente ainsi nécessairement vers l’introspection. À travers le regard de l’autre, c’est son propre regard que l’auteur cherche à croiser.2
Laurence Roussillon-Constanty, Méduse au miroir. Esthétique romantique de Dante Gabriel Rossetti, Grenoble, Ellug, 2008, p. 274.
Trois représentations victoriennes de Viviane nous permettront ici de démontrer son lien archétypal avec Méduse, ainsi que le subtil tissage qui s’opère entre héritage mythologique et littéraire, discours social environnant et histoire personnelle de l’artiste. Mais d’abord, afin de mieux mesurer l’évolution du personnage à travers les siècles, l’identité de son modèle médiéval doit être rappelée. Dans les différents textes anglais du Moyen Âge, Viviane peut être désignée par une multitude de noms – Vivien, Nineve, Nenyve, Nimue, Niniane – qui témoignent du caractère flou de son identité. Elle apparaît, néanmoins, de façon constante comme celle qui conduit Merlin à un emprisonnement éternel, mais sa motivation alterne entre pur machiavélisme et désir de possession exclusive. De même, elle est parfois rapprochée de façon syncrétique de la Dame du Lac (The Lady of the Lake), ainsi nommée par Thomas Malory, la protectrice du royaume arthurien qui procure au souverain sa célèbre épée Excalibur. Nulle surprise, par conséquent, que ce personnage – que nous nommerons par commodité de façon systématique Viviane – ait offert, en raison de son ambiguïté, un espace de liberté créatrice permettant aux artistes du XIXe siècle de lui associer le visage qui correspondait le mieux, selon eux, à une femme séductrice éprise de liberté.
Viviane dans Idylls of the King de Tennyson :
de Lilith à Méduse
Lord Alfred Tennyson (1809-1892), poète lauréat, s’inspira des légendes arthuriennes et écrivit une œuvre intitulée Idylls of the King3
Alfred Tennyson, Idylls of the King, Londres, Penguin Books, 1996 [1983]. Désormais IK. Cet ouvrage fut édité pour la première fois par Edward Moxon. Nous faisons ici référence au poème phare de l’époque victorienne écrit par Coventry Patmore et intitulé The Angel in the House. Il fut publié dès 1854 et rencontra un vif succès dans la deuxième moitié du XIXe siècle, offrant un modèle de féminité par la création de l’idéal de l’épouse soumise à son mari et à ses enfants. Coventry Patmore, The Angel in the House, Londres, Macmillan and Co, 1866.
The first four Idylls appeared at a crucial time in the forging of male and female roles in marriage. Recognition of woman’s inequality in the institution had its first effect on law, in the Divorce Act of 1857, allowing woman the possibility (albeit slim) of initiating divorce on the grounds of the husband’s adultery or desertion. The act also granted women some small measure of financial independence after separation through limited control of property, rights to be elaborated and expanded in future legislation (the Married Women’s Property Acts of 1870, 1874, and 1882). Tennyson’s early Idylls were read within these changing circumstances for women, seen by some as a threat to the natural social order.5
Elliot L. Gilbert, « The Female King », dans Edouard Donald Kennedy (dir.), King Arthur. A Casebook, New York, Garland, 1996, p. 232-233.
Viviane, dans l’idylle qui lui est consacrée, est présentée sous les traits d’une femme machiavélique, condamnée à appartenir à la catégorie « The False », n’hésitant pas à faire usage de ses charmes afin de soutirer le savoir de Merlin pour le condamner ensuite à un emprisonnement éternel, qui s’apparente plus à l’époque victorienne à une fin funeste. Viviane est le personnage arthurien qui subit le plus de transformations sous la plume de Tennyson, comme le soulignent Beverly Taylor et Elisabeth Brewer :
Tennyson’s departures from Malory and the Vulgate Merlin alter the themes of the tale significantly. First, Tennyson considerably purifies the character of his magician. Rumours that Merlin is a devil’s son are here presented as malicious, envious gossip, and the magician appears to be singularly noble and altruistic. […] Vivien’s conquest of Merlin depicts the mastery of selfless love by selfish passions, the defeat of the social ethic. In order to sharpen this symbolic conflict, Tennyson not only purifies the ambiguous medieval Merlin figure, but also replaces the innocuous Nimue of Malory’s tale with his own false, licentious Vivien. While the Viviane of the Vulgate Merlin is similarly seductive and false, she is also more appealing than Tennyson’s villainess. She regrets that her enchantment succeeds (she expects it to fail), and she visits Merlin in his enchanted tower –“for afterwards there was never night nor day in which she was not there”. Tennyson’s vixen registers no such regret.6
Beverly Taylor et Elisabeth Brewer, The Return of King Arthur. British and American Literature Since 1800, Cambridge, D. S. Brewer, 1983, p. 104-105.
Dans Idylls of the King, le personnage de Viviane apparaît tout d’abord comme une survivance de Lilith, la première épouse d’Adam telle qu’elle fut définie par des textes fondateurs comme L’alphabet de ben Sira, le Talmud ou le Zohar, dans son rapport au sexe et dans sa quête de domination. Ainsi, le personnage est constamment comparé à une prostituée, « a wantom damsel7
IK, p. 141. Ibid., p. 151. Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, vol. 1, Londres, Penguin Books, 1969, p. 118. Nous soulignons. IK, p. 164.
And lissome Vivien, holding by his heel, Writhed toward him, slided up his knee and sat, Behind his ankle twined her hollow feet Together, curved an arm about his neck, Clung like a snake […].11
Ibid., p. 148.
Dans la légende hébraïque, Lilith est représentée sous les traits d’une créature ailée mi-femme, mi-serpent. D’ailleurs, c’est elle qui revient dans le jardin d’Eden pour tenter Ève car elle est dépitée de n’avoir pu devenir un chérubin et de voir qu’Adam l’a remplacée par une deuxième femme.
La comparaison de Viviane à un serpent permet, cependant, d’apparenter le personnage à une autre figure mythologique, celle de Méduse :
But Vivien, gathering somewhat of his mood, And hearing “harlot” mutter’d twice or thrice, Leapt from her session on his lap, and stood Stiff as a viper frozen […].12
Ibid., p. 164.
En effet, les termes « stiff » et « frozen » introduisent la notion de pétrification qui appelle l’analyse faite par Freud dans « La tête de Méduse13
Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes. Vol. II, 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 49-50.
[…] loathsome sight, How from the rosy lips of life and love, Flash’d the bare-grinning skeleton of death! White was her cheek; sharp breaths of anger puff’d Her fair nostril out; her hand half-clench’d Went faltering sideways downward to her belt, And feeling; had she found a dagger there (For in a wink the false love turns to hate) She would have stabb’d him […]. (IK 164)
L’horreur de la transformation est rendue perceptible par l’irruption, après le rythme régulier du deuxième vers composé d’un trochée suivi de quatre iambes, d’un rythme tumultueux. L’effroi que suscite Viviane, et que suggère Tennyson par la comparaison allégorique du personnage à la mort et par la rupture de l’harmonie prosodique, traduit l’effroi masculin face à la menace de la castration. La peur de Merlin devant Viviane, survivance de Méduse à cause de son pouvoir pétrifiant et de son apparence de serpent, représente allégoriquement, si l’on suit l’analyse de Freud, la peur que ressent le petit garçon devant le sexe de sa mère qu’il découvre sans pénis :
L’effroi devant Méduse est donc effroi de la castration, rattaché à quelque chose qu’on voit. Nous connaissons cette circonstance par de nombreuses analyses, elle se produit lorsque le garçon, qui jusque-là ne voulait pas croire à la menace, aperçoit un organe adulte, entouré d’une chevelure de poils, fondamentalement celui de la mère.14
Ibid., p. 49.
Selon Freud, la chevelure reptilienne de Méduse représente un moyen de diminuer cette horreur de l’absence de pénis. Sous cet angle, la transformation de Viviane en serpent permet alors de faire d’elle un substitut du pénis :
Si les cheveux de la tête de Méduse sont si souvent figurés par l’art comme des serpents, c’est que ceux-ci proviennent à leur tour du complexe de castration et, chose remarquable, si effroyables qu’ils soient en eux-mêmes, ils servent pourtant en fait à atténuer l’horreur, car ils se substituent au pénis dont l’absence est la cause de l’horreur. Une règle technique – multiplication du symbole du pénis signifie castration – est ici confirmée.15
Ibid, p. 49.
L’effroi de Merlin devant Viviane/Méduse peut symboliser, d’un point de vue psychanalytique, la peur du petit garçon face au sexe terrifiant de la femme, mais à l’époque victorienne, la liberté de Viviane osant assouvir ses désirs en faisant fi de l’autorité masculine dut également apparaître terrifiante. Comme le souligne Carolyne Larrington, Viviane en vient à incarner aux yeux des lecteurs du XIXe siècle ce fléau social qui hantait la société victorienne, la prostituée : « Vivien indeed becomes the “harlot” which Merlin, she imagined, had called her. The name clings to her in both early and later reception of the Idyll; she is consistently interpreted in terms of that threat to the sanctity of the Victorian home and family: the prostitute.16
Carolyne Larrington, King Arthur’s Enchantresses. Morgan and her Sisters in Arthurian Tradition, Londres, I. B. Tauris, 2006, p. 153.
Between the poems of 1842 and the four Idylls, Tennyson had been working on The Princess (published in 1847), a poem which engaged with questions of women’s education, then a subject of popular controversy. Vivien embodies the danger of the educated woman, distracted from the duties of home and family and seeking to possess equal knowledge with men. Merlin treats her intelligence condescendingly, but in the end Vivien’s endless talking, her rhetorical claims to love and respect him, interspersed with threats of disobedience and of suicidal despair, exhaust the sage.17
Ibid., p. 153-154.
La transposition des légendes arthuriennes proposée par Tennyson constitue donc un moyen détourné de s’attaquer à des questions sociales de premier ordre pour la société victorienne tout en utilisant un substrat littéraire apparemment éloigné du XIXe siècle. Viviane, avec ses traits gorgonéens, devient alors la représentation symbolique de la femme ambitieuse en quête de savoir ou la femme libre en quête de plaisir sexuel, dont la dangerosité suscitait tantôt fascination, tantôt répulsion.
Viviane dans la peinture d’Edward Burne-Jones :
de Maria Zambaco à Méduse
Edward Burne-Jones (1833-1898), peintre phare de la deuxième confrérie préraphaélite, fut passionné tout au long de sa carrière par la représentation de la légende de Persée et, par conséquent, de la figure de Méduse. Ainsi consacra-t-il une série complète à ce récit mythologique suite à sa rencontre avec Arthur Balfour, âgé alors de 26 ans. Ce nouveau ministre conservateur (et futur Premier Ministre de 1902 à 1906) souhaitait que Burne-Jones lui dessinât une série de tableaux afin d’orner les murs de sa salle à manger située au 4, Carlton Gardens, lui abandonnant le choix du sujet. Burne-Jones s’inspira de ses lectures d’Ovide et d’autres auteurs classiques, mais également d’un texte écrit par son ami de toujours, William Morris, intitulé « The Doom of King Acrisius »18
William Morris, « The Doom of King Acrisius » dans The Earthly Paradise, Boston, Roberts Brothers, 1868, p. 218-309.
Dans The Baleful Head, Persée montre la tête de Méduse à Andromède par le biais de son reflet dans l’eau d’un puits. Cette toile se distingue par l’abondante végétation qui encadre les personnages, sorte d’hortus conclusus protecteur, et apporte un apaisement de la forte charge dramatique et minérale des précédents panneaux. Le tableau, dans une parfaite symétrie, a pour clé de lecture la tête de Méduse décapitée qui trône au sommet d’une construction de lignes pyramidale. La représentation des visages dans l’eau du puits est remarquable dans cette composition – les reflets semblent beaucoup plus vivants et expressifs que les personnages se mirant – et place au cœur de la série proposée par Burne-Jones, par conséquent, encore une fois, la menace de pétrification. Même en cherchant à éviter cette dernière, les héros se trouvent à la merci de Méduse qui, bien que morte, semble triompher : l’impassibilité de son visage contraste avec l’étreinte nerveuse des mains de Persée et d’Andromède. Le jardin qui protège les deux amants établit un lien, du fait de la présence d’un pommier, avec l’épisode du jardin d’Eden, et le spectateur se demande si le monstre a véritablement été terrassé ou si, au contraire, le triomphe de Méduse sur la mort témoigne de la certitude de voir éternellement ressurgir les pulsions sombres de l’âme humaine.
Dans Merlin and Nimue, une aquarelle que Burne-Jones réalisa en 1861, la domination de Viviane est rendue nette par sa présence au premier plan, alors que Merlin se trouve diminué par la perspective de la toile. De plus, Viviane tient entre les mains le symbole de sa supériorité intellectuelle, c’est-à-dire le grimoire renfermant tout le savoir de Merlin et, notamment, sa connaissance du sortilège qui permet d’enfermer une personne sous une dalle de pierre que le spectateur peut apercevoir au premier plan. Cette prison attend Merlin et les efforts du petit chien noir qui tente de le détourner de ce destin semblent bien vains. Néanmoins, l’interprétation de ce chien fait naître une ambiguïté : il peut symboliser soit la fidélité à l’ordre arthurien, soit la luxure de Merlin, l’animal cherchant alors non pas à l’épargner mais à l’entraîner un peu plus vers sa chute. L’influence de Rossetti sur la représentation de Viviane par Burne-Jones dans ce tableau se fait sentir non seulement par le choix du modèle Fanny Conforth, modèle préféré de Rossetti, mais aussi par la tenue de la Dame, rappelant la peinture vénitienne qui occupait les préraphaélites et surtout Rossetti dans les années 1850-1860. Ainsi, ces drapés qui se superposent évoquent des toiles du Titien comme La bella (1536) ou L’amour sacré et l’amour profane (1514). L’épaisseur des tissus qui entourent Viviane et l’enferment dans une carapace de plis fait de cette dernière l’image de la corporalité et de la profondeur. En cela, le tableau de Burne-Jones évoque l’analyse du pli à l’époque baroque faite par Gilles Deleuze, bien que la toile n’appartienne pas à cette époque : « L’âme dans le Baroque a avec le corps un rapport complexe : toujours inséparable du corps, elle trouve en celui-ci une animalité qui l’étourdit, qui l’empêtre dans les replis de la matière […]19
Gilles Deleuze, Le pli. Leibnitz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 17. Ibid.
Dans The Beguiling of Merlin (1874), Viviane est représentée en possession du livre de Merlin, symbole de son savoir et de son pouvoir masculin. Les entrelacs du serpent qui la coiffe telle Méduse trouvent des échos dans la linea serpentina maniériste de son corps, dans les plis de sa robe transparente mais surtout dans les branches noueuses du buisson d’aubépine qui enserrent Merlin. La léthargie du magicien, traduite par sa position horizontale et ses mains tombantes, résulte du regard médusant de Viviane et fait du héros un vieillard pétrifié et vaincu. Dans Idylls of the King de Tennyson, Merlin est emprisonné dans le tronc d’un chêne creux alors que Burne-Jones choisit de revenir à un motif médiéval, celui de l’emprisonnement de Merlin dans un buisson d’aubépine. Cette divergence du peintre par rapport au poète lauréat permet d’envisager ce tableau comme représentation de l’enserrement et de l’étouffement par excellence. Dans l’illustration Merlin and Vivien Repose (1868), réalisée par Gustave Doré pour Idylls of the King, le vieux sage, couronné de laurier, est dessiné dans une position digne, verticale, adossé à un énorme tronc de chêne dont les racines semblent menacer sa séductrice plus que lui-même, alors que Viviane arbore des traits de gitane et est allongée passivement sur ses genoux. Dans la toile de Burne-Jones, le rapport de puissance est complètement inversé : les branches noueuses du buisson d’aubépine ne sont que des prolongements tentaculaires des entrelacs reptiliens de la coiffe de Viviane, elles enserrent le corps du vieillard dont le visage commence déjà à disparaître, étouffé sous des rameaux de fleurs. Son emprisonnement est également mis en évidence par la composition de la toile, dont le mouvement, qui suit les branches du buisson d’aubépine, mène l’œil des spectateurs autour de Merlin pris au piège de ce cercle imaginaire, à l’image du sortilège de Viviane le condamnant à une fin funeste.
Cette toile peut ainsi signifier l’étouffement, mais également la confrontation des regards médusé et médusant. En effet, le regard de Merlin se lève irrésistiblement vers Viviane, illustrant de la sorte la puissance du regard de la Gorgone comme le souligne Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi : « Alors nous approchons du verbe “méduser” : ce qui entrave la fuite de ce qu’il nous faudrait fuir et qui nous fait “vénérer” notre peur même, nous faisant préférer notre effroi à nous-mêmes, au risque que nous mourions.21
Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 103. Ibid., p. 108. Pascal Quignard souligne le lien étroit qui pouvait exister pour les Grecs anciens entre Hypnos, Eros et Thanatos : « Il y a trois figures ailées : Hypnos, Eros, Thanatos. Ce sont les modernes qui distinguent le songe, le fantasme et le fantôme. À la source grecque ils sont cette unique et identique capacité de l’image dans l’âme, à la fois inconsistante et effractrice. Ces trois dieux ailés sont les maîtres du même rapt hors de la présence physique et hors de la domus sociale. Perséphone ravie aux enfers et Hélène ravie dans Troie forment un même rapt par lequel le songe, le désir et la mort sont indistincts dans leurs effets. […] Le sommeil est même un dieu plus grand que la mort et le désir. Hypnos (Somnus) est le maître d’Eros et de Thanatos puisque le plaisir masculin ravit les hommes dans le sommeil comme la mort les y éternise » (ibid.). Nulle surprise, par conséquent, que la toile de Burne-Jones semble fusionner ces trois figures mythologiques par le biais de l’érotisme du corps séduisant de Viviane, la léthargie funeste de Merlin et le regard hypnotique de l’enchanteresse, dont la verticalité quasi phallique est reprise en écho par des iris qui se dressent au premier plan. Dès lors, faut-il voir dans ces fleurs le symbole de la passion amoureuse que Burne-Jones leur associait souvent ou bien une référence indirecte au roi Hypnos dont Iris était la messagère ?
The Beguiling of Merlin tient une place particulière dans l’œuvre de Burne-Jones : ce fut pour lui le synonyme d’une entrée publique triomphale lors de l’inauguration de la Grosvenor Gallery, toute fraîchement créée à Londres en 1877. Mais cette toile a également une résonance particulière dans la vie privée de l’artiste, car l’aquarelle, qui fut réalisée en 1872 ou 1873 pour représenter la tête de Viviane, est l’un des meilleurs portraits réalisés par le peintre de Maria Zambaco, sculptrice d’origine grecque et modèle récurrent pour la confrérie préraphaélite. Or Zambaco fut la maîtresse de Burne-Jones, avec laquelle il eut une relation orageuse pendant de nombreuses années. Dès lors, la figure de Merlin, qui semble abandonner sciemment tout son être à son enchanteresse, n’est pas sans faire écho à la relation du peintre avec la sculptrice : cette relation conduisit son mariage avec Georgiana au bord du gouffre et correspond également à des années chaotiques sur le plan de la création artistique. Nulle surprise alors de constater dans cette toile le pouvoir de pétrification gorgonéen de Viviane, qui contraste avec les deux réalisations antérieures de Burne-Jones de l’enchantement de Merlin. En effet, en 1857 Burne-Jones participa à la réalisation des fresques entreprise par la confrérie préraphaélite dans l’Oxford Union Library. Il se porta volontaire pour illustrer l’épisode de la séduction de Merlin et fit de cet épisode le symbole de la fin’amor et de ses mœurs raffinés, représentant Viviane sous les traits chastes et charmants d’une musicienne, joueuse de luth, bien éloignée de la Viviane serpentine de la fin de sa carrière.
Viviane dans la peinture de Frederick Sandys :
de la gitane à Méduse
Frederick Sandys (1829-1904), un autre peintre victorien proche du cercle préraphaélite, mit également en scène le personnage de Viviane dans un tableau du même nom (1863). Comme cela est très fréquent dans la peinture de Sandys, l’héroïne, une femme au port de tête altier, est peinte de profil, détournant le regard du spectateur, le préservant de la sorte d’une réification et de l’épreuve du face-à-face, comme le souligne Bertrand Rougé :
[…] le profil est distant, froid comme une médaille, il reste impassible, fermé sur lui-même, invulnérable à l’agression ou au questionnement de notre regard ; tandis que le visage, exprime l’attente en manifestant d’emblée une plus grande ouverture, voire une vulnérabilité que nous ne pouvons, à notre tour, que partager dans la dimension spéculaire du vis-à-vis, comme si le visage venait refléter en nous cette ouverture et cette vulnérabilité, comme si nous percevions en lui cette ouverture et cette vulnérabilité qui sont en nous et qu’ainsi il appelle.23
Bertrand Rougé, « Vague visage et voix de peinture. De l’ef-facement au vis-à-vis (sur l’expérience esthétique et l’épreuve éthique du tableau) », dans Bertrand Rougé (dir.), Vagues figures ou les promesses du flou, Pau, Publications de l’université de Pau, 1999, p. 103.
De nombreuses touches de rouge dominent : les lèvres, le collier et les boucles d’oreille en ambre, un coquelicot, une pomme, enfin des motifs cabalistiques sur l’écharpe dorée de la belle. Ce qui caractérise ce tableau est l’abondance de signes visant à mettre en relief la nature intrinsèquement périlleuse de Viviane, évoquant l’analyse par Jean-Luc Nancy du portrait comme révélateur de l’essence de l’être : « […] là, à même la peinture offerte à notre regard, on entre dedans comme ça se présente au dehors24
Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 62. « C’est seulement par la suite que les bestiaires médiévaux attribuent au paon une signification négative, liée au fait qu’il aime beaucoup à se pavaner, exhibant son plumage, faisant la roue et regardant autour de lui d’un air prétentieux : le paon est ainsi devenu un symbole d’orgueil et d’arrogance » (Lucia Impelluso, La nature et ses symboles, Paris, F. Hazan, 2004, p. 309.
Comme le souligne Debra N. Mancoff, Sandys, en peignant ses femmes arthuriennes sous forme de portraits statiques détournant le regard, fait d’elles des êtres passifs et inoffensifs offerts au regard du spectateur qui reste maître de son désir : « […] yet Sandys portrayed her as passive as the others; men hold the power of decision whether or not to submit to the modestly offered temptations26
Debra N. Mancoff, The Arthurian Revival in Victorian Art, New York, Garland Publishing, 1990, p.185. Jacques Lacan, Le séminaire de Jacques Lacan. Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 100. Ibid., p. 93. Ibid., p. 100. Ibid., p. 98.
Néanmoins, bien que le spectateur échappe au regard de Viviane, il n’évite pas le regard du tableau. En effet, l’abondance d’yeux dans les plumes de paon sont autant d’échos du regard manqué de la Viviane gorgonéenne et symbolisent le regard du peintre sur le spectateur :
Ce regard du tableau double le regard du portrait (mais tout regard est double, un œil à soi, un œil à l’autre). Il prend des formes innombrables pour multiplier ou pour intensifier le regard du personnage, tout en le déportant ou transposant en regard de la peinture même : la lampe dans ce Lotto, mais dans Auguste Pellerin le tableau accroché au mur ou bien la touche rouge de la décoration au revers du veston, ailleurs ce sera une perle, une bague, l’œil d’un animal, un miroir, la pointe d’un sein, une loupe, un reflet dans un cuivre, la bouche rouge ou encore la mise en évidence d’un autre dessin, voire du regard même de la Peinture en allégorie, comme dans l’un des autoportraits de Poussin : manières multipliées de faire de la peinture le regard du regard, sa garde, sa mise en vue et son encontre. Manières de tirer l’œil – de le tirer à soi hors de soi. (en italiques dans le texte) 31
Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 77.
Cet œil du peintre douze fois dupliqué vise-t-il à porter un regard moralisateur sur le spectateur qui a de fortes chances de se laisser envoûter par le charme de cette jeune fille brune ? Ou bien s’agit-il d’un regard compatissant, relevant plutôt du clin d’œil – car cette Viviane présente de nombreux traits communs avec Keomi, une belle gitane qui servit de modèle à Sandys, mais également de maîtresse, le conduisant à délaisser sa femme Mary Emma Jones à Norwich au profit d’une liaison aussi tumultueuse que celle de Burne-Jones ? Une fois de plus, la représentation de Viviane permet à l’artiste de sublimer son expérience personnelle par le biais d’un portrait de femme aux attributs plus ou moins explicitement gorgonéens, mais au pouvoir indéniablement pétrifiant.
***
Telle qu’elle apparut tout au long du XIXe siècle, Viviane échappa au cadre des légendes médiévales pour se retrouver emprisonnée par celui des modèles idéels de l’époque victorienne et par celui des fantasmes de chaque artiste, qu’ils fussent artistiques ou sexuels. En effet, derrière la représentation de Viviane et de sa sensualité se dessine en filigrane la question du désir masculin, évoquant de la sorte la relation en miroir que Jean-Pierre Vernant souligne entre Méduse et le spectateur :
Quand vous dévisagez Gorgô, c’est elle qui fait de vous le miroir où en vous transformant en pierre elle mire sa terrible face et se reconnaît elle-même dans le double, le fantôme que vous êtes devenu dès lors que vous affrontiez son œil. Ou, pour exprimer en d’autres termes cette réciprocité, cette symétrie si étrangement inégale de l’homme et du dieu, ce que vous donne à voir le masque de Gorgô, quand vous êtes fasciné, c’est vous-même, vous-même dans l’au-delà, cette tête vêtue de nuit, cette face masquée d’invisible qui dans l’œil de Gorgô, se révèle la vérité de votre propre figure.32
Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne (Artémis, Gorgô), Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 82.
La même relation spéculaire s’installa entre Viviane et l’artiste car ce dernier fit de son œuvre un écran contre ou pour le désir. En effet, face aux injonctions morales de la société victorienne, la page et la toile furent considérées comme des gorgonéions, des écus protecteurs contre la femme réduite à l’état d’objet de représentation. À moins, au contraire, qu’il ne faille considérer la page et la toile comme de subtils supports permettant aux artistes d’y projeter leur désir, tout en offrant au lecteur/spectateur la même opportunité.
Pour citer cette page
Virginie Thomas, « La Méduse Viviane dans l’art victorien » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
[ezcol_1half]
Page précédente
Goethe méduse Gautier[/ezcol_1half]
[ezcol_1half_end]
Page suivante
Monsieur de Phocas ou les visages de Méduse[/ezcol_1half_end]