Assâad est témoin

Myriam Watthee-Delmotte

Myriam Watthee-Delmotte est directrice de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique belge et professeure à l’Université catholique de Louvain (UCL), où elle a fondé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire (CRI). Elle est actuellement vice-directrice de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique. À l’Université de Louvain-la-Neuve, elle a créé le Fonds Henry Bauchau, auteur auquel elle a consacré de nombreux ouvrages dont Henry Bauchau. Sous l’éclat de la Sibylle (2013). Ses recherches portent sur la dynamique des représentations mentales et sur les modes d’efficacité de la littérature. Son ouvrage Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine a obtenu le Prix Vossaert en 2010. Elle a publié récemment chez Actes Sud l’essai Dépasser la mort. L’agir de la littérature (2019) et chez Hermann les collectifs Yannick Haenel. La littérature pour absolu et Rite et création (2020). Elle est par ailleurs l’auteure du livret d’opéra Verlaine au secret, créée par le compositeur Adrien Tsilogiannis dans le cadre de « Mons, capitale européenne de la culture » en 2015, et de récits brefs publiés en revues.


Ce récit repose sur les témoignages d’enfants émigrés réunis entre autres dans Les enfants migrants et réfugiés en Belgique prennent la parole, Rapport UNICEF « What do you think ? », 2018.

« Il y a une heure où, pour chacun de nous,
la connaissance inconsolable entre en notre âme
et la déchire. »

Christian Bobin, Ressusciter


« à la table
de ceux qui ont tout perdu
il était assis comme un veilleur »

Marc Dugardin, D’une douceur écorchée

Cette démarche, ce port de tête, ce front buté, et son âge aussi, il lui ressemble étrangement. Mais ce n’est pas possible que ce soit lui, ici.

Je veux en avoir le cœur net, je fais demi-tour et je dépasse le gamin dans le flot des écoliers. Je reconnais sa cicatrice sur l’oreille, c’est celle que je lui ai faite.

Je lui mets la main sur l’épaule ; il se retourne d’un bond et je vois dans ses yeux une stupeur identique à la mienne. J’éclate de rire et je lui ouvre les bras, il m’étreint avec une force incroyable.

Je veux le retenir mais il me dit :

— Pas maintenant, Assâad, là je dois arriver à temps à l’école.

— Tu vis ici ?

Il me fait signe que oui et s’éloigne déjà en courant.

— À 16 heures, ici, tu peux ?

— Je m’arrangerai.

Je pense : sauf s’il y a de la police dans les parages.

Je le suis à distance pour voir où il se rend.

Il doit le sentir parce qu’il se retourne, et quand il m’aperçoit plus loin sur le trottoir, il sourit et repart en sautillant, comme pour me faire sentir qu’il est heureux de me savoir là. Puis je le vois s’engouffrer sous un porche.

La vie est décidément imprévisible. Elle donne, prend, redonne et reprend. On pense en tenir les rênes mais c’est nous qui sommes à sa merci.

Je passe cette journée, traversé de sentiments contraires.

À l’heure dite, je fais le guet pas trop loin du porche. Dès qu’il sort, je lui emboîte le pas parce qu’il a l’air aussi pressé que le matin.

— Il faut que je rentre au Centre, Assâad. Tu peux venir avec moi jusque-là ?

— C’est quoi, ce Centre ?

— C’est là qu’ils m’ont mis. Et toi, tu n’es pas en Pologne ?

— Je n’ai pas pu entrer, même avec la lettre de mon frère. Ils craignent le terrorisme et ils ont peur qu’en tant que Syrien, je ne sois un cheval de Troie.

— Un cheval ? 

— Oui, ça veut dire : être un danger sous une apparence innocente. C’est dans l’histoire d’Odysseus. Il a inventé d’offrir un grand cheval de bois à la ville ennemie, mais il avait caché ses soldats dedans.

— Ah, ça, tu ne m’avais pas raconté. Tu le feras, dis ? Odysseus, il est comme nous, hein ? Il veut revenir chez lui après la guerre et il doit affronter des tas d’épreuves. À la fin il y arrive, il retrouve sa famille.

— Je vois que tu n’as pas oublié mes histoires…

— Tu sais, j’ai appris qu’Odysseus, ici, son nom, c’est Ulysse. Et puis, c’est incroyable, devine comment il s’appelle, mon Centre ? Il s’appelle « LA PORTE D’ULYSSE » !

— Ah bon ?

Il rit, comme si c’était une blague entre nous. Cette complicité qu’il ressuscite m’émeut. Je ne savais pas que cette histoire l’avait marqué autant. Merci à toi, Homère : tu continues à frapper les esprits et à pouvoir faire lien…

— Ça me fait vraiment plaisir de savoir que tu te trouves dans un endroit sûr, Farès. Moi, je n’ai toujours pas de lieu fixe. Après avoir été refusé en Pologne, j’ai continué ma route vers l’ouest. Mais c’est lent. Traverser tant de pays, passer toutes ces frontières, ça prend beaucoup de temps.

— Tu veux toujours aller à Paris ?

— J’aimerais, oui. D’ici, ce n’est plus très loin. Je gagne de l’argent grâce à ma flûte et j’avance comme je peux.

— Tu as toujours ton nay ?

Je montre la doublure de ma veste. Il sourit. Puis je vois sa bouche se tordre et les larmes monter, il pique du nez. Je le prends sous mon bras pour continuer à marcher, mais je me dis que ça aussi, ça doit lui faire des mauvais souvenirs.

Sans me regarder, il souffle :

— Tu sais, j’ai souvent repensé à toi. Si tu n’avais pas été là…

On marche un peu en silence, ça remue pas mal de choses dans la poitrine.

Puis il me montre un grand immeuble en béton et en métal :

— C’est là.

Il se détache, se place face à moi et dit d’un ton grave qu’il veut solennel :

— Aujourd’hui, Farès est comme Assâad, « le-plus-heureux », parce qu’il t’a retrouvé. Si tu reviens demain matin, je te donnerai une chose, mais tu dois me promettre que tu la garderas toujours dans la doublure de ton manteau avec ton nay.

Je suis touché par cet enfant à la fois si fort et si fragile, je promets.

Il me quitte en me lançant :

— Pour toi je suis encore Farès, mais maintenant, je suis Ulysse.

*

Farès… Où est le réel, où est le fabuleux dans ton esprit d’enfant ? Est-ce que le fabuleux n’est pas parfois la seule façon de pouvoir vivre le réel ? C’est ce que je me dis aujourd’hui que j’ai en mains ce cahier que tu m’as remis en disant :

— C’est mieux qu’il soit chez toi. Moi, j’ai trop peur qu’on me le vole au Centre. C’est toi qui dois être le gardien de la mémoire de Farès, parce que c’est toi qui l’as protégé.

*

CAHIER DE FARÈS

Jddati, je ne peux plus te voir, alors j’ai décidé de t’écrire dans ce cahier. Ce sera mon lieu secret avec toi. Si je pouvais, je t’écrirais plutôt une lettre, mais je ne sais pas où tu es, alors c’est impossible de te l’envoyer.

Toi non plus, tu ne sais pas où je suis. Si tu me voyais, tu serais contente, parce que je suis en sécurité maintenant.

Sois tranquille, pour moi ça va aller, Jddati. Je sais que c’est ça que tu voulais quand tu as décidé qu’on quitterait le pays.

Cela fait un an maintenant que je suis ici.

Le jour, ça va. Le soir, non. Quand il fait noir, tout revient dans ma tête. C’est comme un film qui repasse tout le temps.

Je te revois quand tu as arrêté de marcher. Tu traînes la jambe. Tu boites de plus en plus. On t’entend souffler de plus en plus fort derrière nous. Nour et moi, on voudrait t’aider, te soutenir. Mais tu ne peux vraiment plus nous suivre, alors tu nous dis de continuer sans toi. Que tu iras toute seule de ton côté chez ton amie à Ankara.

Tu donnes ton sac à Nour juste avant que notre guide n’arrive, furieux parce qu’on fait trop de bruit, on va faire repérer le groupe. Mais moi, je panique, je crie. Comment tu feras pour aller toute seule à Ankara ? Alors l’homme veut me frapper pour me faire taire et ma sœur me tire par le bras pour que j’évite le coup.

On marche très vite pour rejoindre les autres. Nour ne veut pas que je me retourne, on avance ensemble l’un contre l’autre. On pleure silencieusement tous les deux. Je me colle à ma sœur et elle serre ton sac sur son ventre.

Je ne veux rien oublier, Jddati, c’est pour ça aussi que je commence ce cahier.

La nuit, je t’entends aussi, Jddati. Ta voix rauque quand tu chantes. Tu dis qu’il faut chanter sans cesse pour arriver à toucher le bonheur. Je vois ton sourire.

J’entends aussi Maman quand elle rit de me voir avaler les loukoums. Et sa voix douce. Arrête, c’est trop. Et comme elle se désole de voir que j’en ai caché dans mes poches qui collent. Ah, ce garçon, il n’en fait jamais qu’à sa tête, tout comme son père. Je suis si fier qu’elle me compare à Papa.

Mais j’ai vu ce qui peut arriver quand on s’entête, quand on refuse de se séparer de ce qu’on aime. Ça non plus, je n’oublie pas, Jddati. Jamais, jamais je ne vais l’oublier. C’est gravé dans mon cœur et c’est écrit dans ce cahier. Je ne ferai pas comme Papa, promis. J’ai vu quel chagrin ça fait aux autres.

Je veux te raconter tout ce que tu ne sais pas, depuis le moment où Nour et moi, on continue sans toi.

D’abord on a de la chance, mais c’est encore grâce à toi. On trouve un bateau pour la Grèce, Nour paie pour nous deux avec l’argent qu’il y a dans ton sac. Ils disent que ce n’est pas assez, mais qu’on peut s’arranger. Toi, la fille, tu vas travailler pour nous. Nour dit oui et on peut monter. Mais ils sont durs. Elle doit trier les poissons de la pêche, même dans le noir. Et ils ne se privent pas de lui donner des claques quand elle se trompe.

Moi, je dois rester caché dans la cale, plié en deux. Ma mission, c’est de ne pas lâcher ton sac une seconde, je suis le gardien de notre trésor.

Je suis malade. Je ne supporte pas le mouvement du bateau, ni cette odeur. Je m’en veux parce que c’est encore Nour qui doit nettoyer là où j’ai rendu.

On sort de là cassés, crasseux. On est vraiment heureux d’en être quittes.

Nour dit On va prendre un bain dans la mer pour nous laver de tout ça. 

Oh, Jddati, quel jour béni.

Le soleil n’est pas encore levé. La mer est noire comme de l’encre. Elle me transforme en glaçon.

Alors on court, on s’asperge l’un l’autre et on rit comme des fous.

Puis on va se cacher sous une barque renversée pour se sécher. Nour tombe d’un coup, elle est trop fatiguée. On reste l’un contre l’autre pour se réchauffer. Elle dort longtemps. Je n’ose pas bouger. Je vois la lumière du soleil devenir blanche, puis rouge.

Quand Nour se réveille, on mange les biscuits secs qu’on trouve dans ton sac. Ils sont tout écrasés, mais on se régale quand même.

On pense très fort à toi.

Puis Nour lit les papiers qui sont dans la grande enveloppe, dans ton sac. On a une adresse et une lettre de toi dans une autre enveloppe fermée, plus petite mais très épaisse, pour un homme appelé Rachid. Il possède un camion et va nous amener là où on sera loin de la guerre.

On rêve tous les deux de Paris, la grande ville en France où tu nous racontais que ton amie, celle qui jouait du piano, est partie quand elle avait seize ans. Nour en a deux de moins et Papa nous a appris à jouer de l’oud. On va s’en tirer, c’est sûr. Je le dis à Nour. L’oud va nous donner une seconde chance et à Paris, on va être des stars. Je le pense vraiment, Jddati, je te jure que je le pense vraiment.

Nour, ça la fait rire, elle dit que je suis marrant, comme frère.

Au début, ça se passe comme prévu. On trouve Rachid et son camion à l’endroit que tu as indiqué et on lui donne sa grosse enveloppe. Il ne demande pas où tu es. Il y a de toute manière déjà quelqu’un d’autre qui attend et il ne veut pas prendre plus que trois personnes dans sa remorque.

Ils sont deux à conduire le camion qui transporte des meubles, on doit se cacher dedans. Mais il n’y a qu’une seule grande armoire et elle est pour l’homme. On s’installe comme on peut.

Rachid dit qu’il nous laissera à Călărași, en Roumanie, c’est à onze heures de route. On va s’arrêter à mi-chemin et il faut qu’on ne bouge pas d’un poil au moment où on passe la frontière de la Bulgarie. Il me pointe du doigt. Surtout toi, le petit, si on t’entend bouger pendant qu’on roule, on te sort. 

La route est pleine de trous. Je suis projeté de tous côtés, je me cogne contre les meubles. J’ai peur que Rachid ne me jette hors du camion.

Celui qui se cache avec nous doit penser la même chose, parce qu’il vient m’attacher avec une corde à la paroi du fond de la remorque. Je suis derrière un matelas, je ne peux plus glisser et on ne peut pas me voir.

Elle est interminable, cette route, Jddati.

Mais après.

Après.

C’est difficile à écrire.

Mais il faut que tu le saches.

Quand on s’arrête, Rachid et son copain ouvrent la remorque. Ils nous disent de descendre, qu’on va un peu s’amuser avant de repartir. Nour se lève tout de suite, ils la tirent par le bras dehors.

Mais celui qui est caché avec nous dit qu’il m’a attaché au fond du camion. Rachid dit Pas grave, on va juste jouer avec la fille alors, et il referme la porte.

L’homme reste avec moi dans le noir à l’intérieur.

Il devient très nerveux.

Il me dit qu’il faut me taire si je veux que ma sœur revienne.

Mais elle ne revient pas, Jddati.

Elle ne revient pas.

Et tout à coup, le camion repart sans elle.

Oh, Nour, ma Nour.

J’ai un trou à la place du cœur quand je pense à toi.

Où es-tu ?

Est-ce qu’on se reverra un jour ?

*

Moi aussi, Farès, j’ai un trou à cet endroit du cœur. Je me souviens très bien de ce moment. Je ne pouvais pas tenter quoi que ce soit pour sauver ta sœur, j’étais comme toi, fait comme un rat à l’intérieur de ce camion, et ma vie ne valait pas beaucoup plus que la tienne.

Tu n’arrêtais plus de hurler quand le camion est reparti, et je me suis dit qu’on allait y passer tous les deux si je ne te faisais pas taire. J’étais à bout de forces, à bout de nerfs, et sans doute arrivé au bout de tout ce qui faisait encore de moi un humain.

Je te gifle pour tenter de te calmer, mais ta tête cogne une barre et ton oreille blessée se met à saigner. Après, tu ne bouges plus, hagard, amorphe. Je vois l’innocence se vider de toi en même temps que ton sang qui coule. Une hémorragie d’enfance.

*

Après, je ne sais plus très bien, Jddati. J’ai perdu ma lumière. Je n’ai plus ni tête ni jambes, rien. Juste mes bras pour serrer ton sac.

Quand l’homme vient me détacher parce qu’on est arrivés, je ne sais pas quoi faire, alors je le suis.

*

Je m’en souviens, Farès.

Arrivé à Călărași, je n’ai qu’une envie : partir droit devant comme on fuit un cauchemar. Mais ta présence me transperce comme un fer de lance. Je te prends par les épaules pour ranimer en toi ce qui peut encore l’être : « Petit, toi et moi, on est vivants, c’est le plus important. »

Est-ce que j’y crois moi-même ?

Est-on vraiment vivant quand on vient de perdre ceux qu’on aime ? Je ne peux pas m’empêcher de te dire : « J’avais un fils avant les bombardements. »

Tu me réponds en me regardant droit dans les yeux : « Moi, c’est Maman qu’on a perdue dans un bombardement. Mais c’était il y a longtemps, j’avais huit ans. Papa, on l’a perdu après : ils l’ont tué parce qu’il ne voulait pas abandonner son oud. »

C’est là que je comprends en un éclair que j’ai en face de moi le fils de Walid.

On n’a pas joué souvent ensemble, Walid et moi, mais le cercle des musiciens qui combinent la tradition et le jazz n’est pas si grand, on se connaît tous un peu. Et à l’arrivée des extrémistes, on se serre les coudes. Nos instruments sont déclarés « objets du vice et du péché ». Un jour ils entrent chez moi en force et demandent à voir toutes mes flûtes. Ils les brûlent devant moi. Heureusement le petit nay, resté caché sous ma veste, est sauvé. Quand ils vont chez Walid, il refuse de lâcher son oud et ils lui tranchent la tête.

Ce gosse, je le vois maintenant, a bien les mêmes traits volontaires que Walid.

Et c’est sans doute la même filière du bouche-à-oreille des artistes qui nous a aiguillés vers le même passeur.

*

L’homme ne me chasse pas. Il reste longtemps à me regarder, mais j’ai l’impression qu’il regarde à travers moi.

Il me dit qu’il a connu Papa. D’abord, je ne sais pas si je dois le croire, mais ça a l’air vrai puisqu’il peut dire son nom.

En tous cas, il veut bien me garder près de lui. Il dit Ici on n’est pas en guerre, il faut demander l’asile, viens avec moi.

Il achète du pain et de l’eau et on part ensemble à la recherche de l’endroit où il faut se présenter.

Moi, je trotte à côté de lui comme un chien. Ma tête est vide, je ne pense même pas à lui demander son nom.

On finit par trouver un bâtiment avec une pancarte BUREAU DES REFUGIÉS.

Chacun reçoit un numéro et on doit attendre son tour.

Ça dure plusieurs jours.

On reste assis sur le trottoir avec tous les autres.

L’homme qui est resté avec moi me dit de l’appeler Assâad. De temps en temps, il rentre pour voir où ça en est. Quand il est à côté de moi, je suis invisible pour les autres. Mais dès qu’il me quitte, des inconnus viennent près de moi. Ils me proposent de travailler pour eux, ils disent que je gagnerai beaucoup d’argent. Je ne bouge pas, je pense à Nour qu’on a piégée par des fausses promesses.

Il y en a un qui me demande où je veux aller, je réponds à Paris. Je pense à ce que j’ai dit à Nour, qu’on sera des stars, peut-être qu’on se retrouvera là-bas ? L’inconnu veut me forcer à le suivre, mais à ce moment-là, Assâad revient et le regarde fixement. L’autre croit sans doute que je suis son fils parce qu’il recule.

Assâad dit Je t’entends parler de Paris. Moi aussi, je veux y aller pour retrouver quelqu’un que je connais, qui joue de la flûte comme moi.

*

Ah, tu te rappelles de ça, Farès ? Mon amie française… Elle est venue chez nous pour apprendre comment jouer du nay ; on a été dans la même classe à Damas. Elle n’est restée que trois mois, mais on s’est tout de suite bien entendus. Et depuis lors, elle a entamé une belle carrière !

C’est vrai, je t’ai parlé d’elle parce que l’un de ses disques est un hommage aux martyrs de la révolution, ceux qui préfèrent la mort plutôt que l’humiliation. J’y ai pensé quand j’ai appris la mort de ton père. Et je te l’ai dit pour que tu saches que les artistes forment une communauté, et que ça compte, même quand elle reste invisible.

*

Assâad explique qu’il va aller voir son amie à Paris, mais pas tout de suite. D’abord, il veut aller en Pologne, rejoindre son frère qui s’est marié avec une fille de là-bas. Il montre dans son carnet ULICA MARIACKA. Il dit c’est là que je vais.

Je répète ces deux noms dans ma tête.

ULICA MARIACKA 

C’est une promesse de bonheur, une famille qu’Assâad sait qu’il va retrouver.

Moi, Jddati, je ne sais pas où tu es, ni Nour.

*

Tu es finaud, Farès ! Alors comme ça, tu as eu le temps de lire dans mon carnet ?

Mais pour le coup, tu n’y es pas : mon frère s’appelle Jamal et sa femme Halina.

Et cette rue Mariacka, je n’ai jamais pu y poser un pied…

C’est vrai que tu m’épates depuis que je te connais.

Durant ces cinq jours où je reste auprès de toi sur ce trottoir à Călărași, jusqu’à ce que ce soit à notre tour d’être entendus par l’administration, sincèrement, du haut de tes dix ans, je te trouve princier : malgré tout ce que tu as traversé de terrible, pas une plainte.

La nuit seulement, tu pleures en essayant de ne pas faire de bruit. Je ne sais pas ce que je pourrais te dire pour te consoler, je fais mine de dormir. Je ne pense pas moins que toi à tout ce que j’ai perdu et c’est trop, déjà, je ne peux pas porter en plus tes malheurs à toi. Mettre deux épaves côte à côte, ça n’en répare aucune.

Je suis effondré, terré dans mon propre désastre, accablé jusqu’à la nausée, et ce n’est pas moi qui vais pouvoir te soulager de ce marasme. Mais je vois que ça te rassure que je sois musicien : ça me rend familier à tes yeux. Ça me ferait du bien de pouvoir jouer du nay, mais je le garde au secret de ma doublure.

Alors pour nous distraire tous les deux du sordide de cette situation, je te parle des musiciens qui ont enchanté le pays : je fais résonner leurs noms à tes oreilles. Parfois tu fais oui de la tête, ton père a dû te parler de certains d’entre eux… Tu m’écoutes avec une attention extrême, je vois tes yeux qui se fixent sur des images intérieures.

Quand je m’arrête, tu demandes : « Raconte encore ! » Alors j’évoque ceux que j’aime parce qu’ils sont des magiciens d’aujourd’hui. J’explique comment certains oudistes sont devenus de véritables ambassadeurs de la musique arabe dans le monde, comment des compositeurs ont fait apprécier des sonorités nouvelles en composant pour le cinéma.

Tu en redemandes : « Qui encore ? » Je te parle du pianiste de jazz que mon frère admire le plus en Pologne, qui est d’une sensibilité époustouflante. Je te vois retrouver des yeux brillants.

« Encore, Assâad, s’il te plaît… » Je te parle d’autres qui sont à la croisée de plusieurs cultures. Je m’emballe. Je te dis que la musique n’a ni frontières ni religion. Que la musique, c’est d’abord l’art de jouer avec le temps, de transformer le temps en écoute de la beauté, et la faculté de parler sans mots en s’adressant directement au cœur.

Et je te parle du jeu très sûr et énergique de ton père ; tu souris et tu te blottis contre moi, songeur.

Ma gorge se noue.

Je pense que jamais plus, mon fils ne se mettra comme ça sous mon aile, et que jamais il n’aura la chance d’avoir dix ans comme toi.

J’enrage.

Il faut que je chasse cette idée.

Je ne peux plus rien pour mon enfant.

Je peux encore faire quelque chose pour celui de Walid.

Alors, pour t’amuser, je décide de te raconter les aventures d’Odysseus, celui qui, comme nous, se retrouve dans l’exil, face à mille dangers, mais qui tient bon, et qui parvient à surmonter le malheur à force de volonté, de ruse et d’ingéniosité. Tu m’écoutes sans m’interrompre, ravi, et je fais durer ce plaisir plusieurs jours. Je passe en revue les douze étapes de son retour. Visiblement tu adores les histoires…

J’en suis au moment où Pénélope évoque devant Odysseus, qui veut rester incognito, son lit très spécial dont l’un des pieds est un olivier enraciné dans la terre, et à sa réaction elle devient absolument certaine que c’est bien lui qui est revenu quand, enfin, on est appelés au Bureau.

Je t’accompagne pour présenter ton cas et remplir les formulaires en anglais.

Nous sommes admis tous les deux au camp des réfugiés « dans l’attente de l’examen approfondi de notre dossier », moi comme adulte, toi comme mineur non accompagné puisque je ne suis pas de ta famille. J’insiste pour qu’on te laisse avec moi mais il n’y a rien à faire : ce n’est pas prévu par le règlement.

Nous sommes alors séparés.

Pas moyen de communiquer à l’intérieur du camp, les enfants sans parents sont isolés des autres.

Je perds ta trace.

De mon côté, je ne peux pas supporter de rester parqué là comme du bétail, semaine après semaine, sans aucune perspective.

Je finis par m’enfuir, je reprends la route incertaine des clandestins. Quitte à crever, que ce ne soit pas d’inaction.

*

Une fois entré dans le camp, je suis triste, Jddati, parce qu’on nous interdit de rester ensemble, Assâad et moi. Je pensais qu’on était devenus inséparables mais il faut jamais croire ça.

On me met dans un bâtiment séparé où je me retrouve entassé avec d’autres enfants. Je n’ai pas envie de jouer avec eux. Il y a beaucoup de tout petits et les hurlements me font mal à la tête. J’essaie de me boucher les oreilles et de dormir beaucoup.

Je dois attendre très longtemps et il n’y a vraiment rien à faire dans ce camp.

Parfois j’écoute certains parler de ce qu’ils ont vécu. Moi je n’ai pas envie. Je préfère repenser à tout ce que m’a raconté Assâad. Je passe mon temps à rêver, il n’y a rien de mieux à faire.

Je compte les jours en traçant des petites barres sur ta grande enveloppe.

Il y a déjà 89 barres quand on me rappelle dans le Bureau.

Assâad n’est plus avec moi et je ne comprends rien à ce que le chef du Bureau me dit.

Un homme à lunettes dit qu’il connaît l’arabe et qu’il veut bien m’aider. Je dois donner un papier qui prouve où et quand je suis né. Il se trouve dans la grande enveloppe, Jddati, tu as bien préparé notre voyage.

J’apprends qu’on a décidé d’envoyer quinze enfants dans un autre pays et que je suis dans le groupe. Je dois partir demain matin en bus.

En sortant du Bureau, l’homme à lunettes me demande d’écrire mon nom sur son carnet. J’écris FARÈS. Il me regarde en souriant. Tu sais ce que ça veut dire, en anglais ? Ça veut dire TARIFS. Alors, Farès, comment tu vas faire pour me payer ? Tu es bien ennuyé, hein ? Pas de problème, j’ai une solution. Je garde ton document de naissance, il pourra rendre des services.

Et il s’en va en emportant mon papier.

Je hurle mais personne ne me regarde ni ne m’écoute. De toute façon, tout le monde hurle ici.

Je n’ai plus personne pour me défendre et je ne peux pas parler la langue des gens de ce pays.

J’ai peur toute la nuit. Je pense qu’on ne va pas me laisser partir sans ce papier.

Mais au matin, ils crient seulement notre nom pour nous réunir et nous faire entrer dans le bus, ouf.

Ça prend deux jours pour arriver dans l’autre pays, la Belgique.

On nous débarque dans un bâtiment où il y a beaucoup d’enfants qui sont sans leurs parents, comme moi. Heureusement, dans ce Bureau-ci, ils comprennent l’arabe, ils disent BIENVENUE DANS NOTRE CENTRE.

Comme je n’ai plus de preuve de qui je suis, ils me font passer un test pour calculer mon âge. Selon eux, j’ai treize ans. Mais je la connais, ma date de naissance. C’est facile, je suis né le jour de la visite du président de la France au pays. La route de la maternité était coupée et c’est pour ça que je suis né à la maison. Ils sont tellement étonnés que je sache tout ça que finalement, ils acceptent de noter la vraie date.

Mais quand je dois donner mon nom, je me méfie de FARÈS. Je dois trouver autre chose, vite. Je vois sur la porte le même poster qu’à l’entrée du Centre. Je pense au frère d’Assâad. Je dis : ULYSSE.

Voilà Jddati, tu connais toute l’histoire.

Depuis que je suis Ulysse, je vais à l’école en français. Ce n’est pas facile.

Mais je commence à bien comprendre et je me débrouille pour parler.

Au début, à la récré, avec les autres, c’est compliqué. Mais entre garçons, on joue au foot. Il n’y a pas besoin de mots. Ils voient que je suis rapide sur la balle, et puis j’ai mes trucs pour me faufiler là où on ne m’attend pas, ils aiment bien m’avoir dans l’équipe.

Ici, ce n’est pas la guerre. On va toute la semaine à l’école. Au pays, mes copains, ils ne peuvent plus, elle a été détruite. Ils me manquent, mes copains.

Au Centre, c’est bizarre, plus personne ne demande si on est sunnite ou chiite. Les enfants viennent de partout. On n’est que deux Syriens. L’autre est une fille de seize ans et elle s’intéresse pas du tout à moi.

Maintenant, Jddati, je dois être patient.

L’heure viendra où je pourrai revenir au pays en étant devenu plus fort, comme tu l’as dit quand on a quitté la maison.

*

Ici, Farès a tracé une ligne qui fait une boucle. Sans doute celle qu’il espère tracer pour retrouver le pays. Il ne comprend pas, ou ne veut pas savoir, que tout exil est sans retour. Qu’après avoir quitté l’endroit où on était quelqu’un dans le cœur des siens, on apprend vite à n’être plus rien pour personne.

Pour cet enfant, le temps s’étale devant lui comme une éternité et comme une promesse aussi puissante que sa soif d’exister. Il peut attendre car le temps est avec lui, pour lui. Je m’incline avec respect devant cette capacité à entretenir une étincelle de vie qui sort miraculeusement indemne du rouleau compresseur de la guerre. Cette petite flamme intacte m’apparaît ce qu’il y a de plus précieux à préserver pour que nous, les adultes, puissions ne pas mourir de froid dans le monde pourri que nous avons laissé s’installer et qui nous ravage.

Farès a perdu beaucoup, mais il ne s’est pas perdu lui-même.

Un miracle.

Lire ce cahier me réchauffe.

Mieux, il m’embrase. Car je sais maintenant pourquoi je m’obstine à marcher vers l’ouest depuis tant de mois. Un enfant m’attendait ici. Pas seulement Farès. À travers lui, c’est l’attente de tous les enfants du monde que je comprends soudain. L’attente de tous ceux qui vivent dans la confiance de ce que le futur peut leur offrir de joie. Il nous revient de ne pas décevoir cette attente.

À la page suivante, encore quelques lignes, que je lis avidement.

*

Ça fait un petit temps que je n’écris plus dans le cahier, Jddati. Mais aujourd’hui, c’est incroyable, je viens de retrouver Assâad. Dans la rue, ici, sur le chemin de l’école.

Ne sois pas fâchée, Jddati, mais je sais bien que je ne te retrouverai pas, ni Nour.

Alors je vais donner mon cahier à Assâad. Lui, il est dans la grande famille des musiciens et je sais que c’est la mienne, même si pour le moment, je ne peux pas avoir d’instrument. Ça va venir, je dois être patient. Les musiciens, c’est une famille sans frontières et elle ne peut pas mourir.

Un jour je reviendrai au pays pour jouer de l’oud aussi bien que Papa. Je vous reverrai tous dans ma tête, quand je respirerai l’odeur du jasmin, quand je goûterai les loukoums. Je ferai une chanson pour Nour, pour Maman et pour toi.

Et j’irai partout dans le monde pour que la musique soit plus forte que le bruit des bombardements. Ça, je le veux, Jddati, j’en rêve et je veux que ce rêve devienne la réalité.

Assâad est témoin.

Maintenant, je suis Ulysse.

*

Sur la dernière page du cahier, j’ajoute :

Je suis le gardien de la mémoire de Farès, et par lui, de Nour, de Walid, de sa femme et de sa mère. Salut à toi, Walid, qui as transmis à tes enfants l’amour de la musique, et à ton épouse patiente et douce. Salut à toi, Nour, pour ta vaillance. Et salut à toi, Jdda, qui as pu insuffler cette énergie de vivre à ton petit-fils.

Je suis le témoin de l’histoire incessamment recommencée d’Ulysse, le déraciné.

Mais il y a maldonne : ce n’est pas un rôle pour enfant. Pourtant, près de la moitié des réfugiés de par le monde sont des enfants. S’ils reviennent un jour au pays, personne ne les y attend, d’autres ont envahi les lieux de leur passé, leur nourrice et leur chien sont morts et il n’y a personne pour les reconnaître à leurs cicatrices. Il leur reste le chagrin, le souvenir, et par bonheur, l’imaginaire qui peut être un refuge.

L’enfance écrasée souvent ne se relève pas. Mais il arrive que des enfants aient la force de s’accrocher à leurs rêves comme à une bouée qui les empêche de couler dans la tempête. La musique est ce qui soutient Farès. Et aussi ce qu’il connaît de la ténacité d’un héros nommé Odysseus, à travers les récits prodigieux qu’il a entendus au moment où il avait besoin de modèles de courage.

Son cahier, je le garde comme un talisman : il me préserve, moi, de me laisser jamais anéantir par le désespoir.

Odysseus, tel que Farès se l’approprie, m’aide à cultiver non seulement la mémoire, mais aussi la faculté d’oublier de manière lucide et de m’émerveiller de ce qui, à tort ou à raison, me fait signe dans ce qui m’arrive. À continuer à chercher ce qui n’existe pas encore, à travailler à ce que l’impossible survienne.


Pour citer cette page

Myriam Watthee-Delmotte, « Assâad est témoin », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le ).


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