Marie-Hélène Larochelle est professeure agrégée à l’Université York. Ses recherches portent sur la violence dans la littérature contemporaine. Elle est l’auteure des essais L’abécédaire des monstres. Fragments de Réjean Ducharme (PUL, 2011) et Poétique de l’invective romanesque. L’invectif chez Louis-Ferdinand Céline et Réjean Ducharme (YYZ, 2008). Elle a dirigé plusieurs dossiers de publication dont Le Dire-monstre (Tangence, 2009), Identités monstrueuses. Violences et invectives dans le roman francophone européen (Présence francophone, 2010) et Monstres et monstrueux littéraires (PUL, 2008). Elle est également l’auteure d’un roman, Daniil et Vanya (Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique », 2017), et de deux nouvelles, « Crudité » (dans Monstres et fantômes, Québec Amérique, coll. « La Shop », 2018) et « Phoenix » (dans Stalkeuses, Québec Amérique, coll. « La Shop », à paraître en 2019), qui travaillent la mise en esthétique de la violence.
Dites-le-moi afin que j’y prenne refuge avec mes sœurs, abandonnées comme moi-même. Nous formerons la confrérie des Amazones, sans arcs ni flèches. Ainsi, nous préserverons nos seins droits.
Maryse Condé, Histoire de la femme cannibale.
Une neige grise a fondu dans les escaliers, devant la porte. Les bottes des filles baignent dans une eau sale, les mitaines font barrage, un marécage s’est formé sur le paillasson. Elle peine à délasser ses propres chaussures, le sel a fait croûter les lacets. Elle se déchausse en tortillant le talon. Le sac d’épicerie scie son épaule à travers la peluche élimée du manteau. Si elle le pose, elle n’est pas certaine de pouvoir le soulever de nouveau, tant elle est épuisée. À l’oblique, pour garder la bretelle en place, elle cherche ses clés. Elle a bien tenté de toquer à la porte, mais les enfants doivent avoir les écouteurs sur les oreilles, ils ne l’ont pas entendue. Du bout des doigts, elle reconnaît dans son sac à main un fatras familier de baumes, crèmes, mouchoirs et autres tampons, mais les clés restent introuvables. Elle va devoir poser le sac d’épicerie.
Elle souffle un grognement, laisse tomber lourdement ses courses et creuse dans son sac à main. À coups de poing dans la porte elle tente d’appeler les enfants, mais rien ne réagit à l’intérieur de l’appartement. Sur un mouchoir bouchonné elle essuie son nez qui commence à goutter. Les clés sont introuvables. Elle vérifie encore les poches qu’elle sait vides, puis revient au sac à main. Les doigts rencontrent alors un trou dans la toile effilochée. Les clés sont passées dans la doublure. Agrandissant la déchirure, elle récupère le trousseau.
L’appartement est plongé dans la noirceur. Sans allumer, elle se rend à la cuisine poser les achats. Les assiettes des collations ont été jetées dans l’évier, bloquent le drain, le goutte à goutte du robinet a imbibé les restes de pain, tout flotte dans une infâme bouillie.
La porte de la chambre des filles est close, elle ne prend pas la peine de frapper. À plat ventre sur leurs lits elles semblent nager avec les télécommandes à bout de bras. L’écran rend leur peau bleutée, d’autant qu’elles sont bien pâles. Elle referme la porte sans se fatiguer à les saluer. Il faudrait se mettre déjà à la préparation du souper, elle ne s’en sent pas la force. Elle ouvrira une boîte quand elles réclameront. Elle-même a perdu tout appétit. La nourriture a désormais un goût de craie. Sur la langue, les textures sont râpeuses, elle n’a plus de salive.
Elle pose les courses sur le comptoir, le lait dans le frigo. Le reste attendra. Elle s’effondre sur l’unique tabouret du comptoir. Il y en a déjà eu deux, elle ne sait pas où est passé le second. Le siège rond est étroit, elle déborde. Le visage soutenu dans les mains, elle tente de se recomposer. Il faut encore tenir la soirée.
Derrière le pot de sucre, dans la boite de Dolophine. Il reste 13 comprimés. Inutile d’ouvrir la bouteille pour compter. Elle sait. 13 dernières doses substituts. Elle secoue un peu le contenant tout blanc, opaque. Les tablettes s’entrechoquent en un grelottement. Bonbons poudreux. Les avaler tous – d’un coup – l’apaiserait. Le monde deviendrait cotonneux, perdrait ses angles et ses contours. Pas un jour en six ans elle n’a espéré se blottir de nouveau dans le confort opioïde. 2190 jours. Quatre rechutes. À chaque fois, elle s’est relevée, a repris la lutte. Pour elles d’abord. Les échecs ont ainsi été plus douloureux encore. C’est elles qu’elle décevait. Les séances lui ont appris que le combat doit être le sien.
C’est le plus dur.
De la dernière rechute, elle garde une insensibilité partielle du côté droit. Son épaule, son sein et sa taille ont perdu toutes sensations. Sous les doigts, la peau est morte, rien ne peut plus la réveiller. Elle s’est fait tatouer un complexe enchevêtrement d’os et de fleurs sans aucune douleur. Des heures sous l’aiguille sans la moindre émotion, sinon l’insupportable grésillement du pistolet. Elle a cru que la douleur pourrait lui redonner vie, elle a eu tort. Cette zone reste analgésiée, quoi qu’elle fasse.
Sa peau n’a plus la mémoire des sens, rien de nouveau ne peut s’y imprimer. Elle enfonce les ongles dans la chair grise, se crée des ombres qui retracent son parcours. La bouche ouverte elle avale la nuit.
Il y a eu pour la naissance de Grace un plan de naissance. Sur une feuille volante, déchirée dans le cahier de Carys. Elle n’imaginait rien de compliqué, des bougies parfumées, sa musique, une lumière minimale, des bonbons aux cerises. On lui a rapidement fait rayer cette lubie lors du dernier rendez-vous prénatal : aucune nourriture le jour de l’accouchement.
Cette histoire de bonbons a tout fait dérailler. Le bébé se présentait encore en siège à la dernière échographie. Ils tenteraient un accouchement vaginal, mais il y avait de bonnes chances pour que ça finisse en césarienne, aussi bien qu’elle s’y prépare.
Elle n’était pas préparée.
Déjà, convaincre la voisine de se tenir prête à s’occuper de ses deux autres enfants pendant l’accouchement du troisième n’a pas été une mince affaire. Elle a dû subir les classiques on ne fait pas d’enfants si on ne peut pas s’en occuper et autres où est leur père. Elle a finalement accepté quand lui a été promise une bouteille de vrai scotch. Prolonger la garde a exigé une autre série de promesses, la solidarité ne se crée pas autrement. Mais il n’y avait pas d’autre solution : la césarienne, finalement inévitable, l’obligeait à rester hospitalisée. Le minimum, 3 jours. Puis on l’a renvoyée chez elle, à ses enfants et ses obligations avec pour seul support une prescription d’oxycodone. Elle aimait même le nom qui avait une sonorité amicale.
La petite en porte-bébé, une plus grande au bout de chaque bras, elle a dansé au rythme des vapeurs opioïdes. Elle a allaité le bébé cette fois sans complication. Un ange. Contrairement à ses sœurs qui l’avaient tenue éveillée des mois, celle-ci faisait d’emblée ses nuits, la laissait se reposer. Elle a cru à sa force, a sorti sa famille en poussette le menton haut, fière de faire mentir la voisine et toute la communauté de celles qui n’avaient pas cru en elle. Elle a même poussé l’audace jusqu’à se rendre au salon présenter sa petite, qui est passée dans les bras de l’une et l’autre, incluant les clientes badigeonnées de crèmes, les cheveux à moitié tressés. La pâleur de sa peau a fait l’admiration de toutes. Celle-ci était plus blanche encore que ses sœurs, moins typée, félicitations. La fierté lui a fait tourner la tête. Une douce chaleur au creux du ventre, elle a quitté le salon de coiffure en guerrière.
Puis un jour, la boîte a été vide.
D’abord, elle n’a pas compris. Pourquoi le bébé ne faisait plus ses nuits, pourquoi les grandes semblaient si bruyantes, pourquoi la luminosité du monde s’était éteinte. Malade, elle a fait de la chambre une tanière dans laquelle elle s’est blottie avec tous ses petits, jusqu’à ce que les murs l’étouffent, jusqu’à ce que les enfants réclament à coups de dents et de cris qu’elle se secoue.
Elle a fait ce qu’il fallait. Pour elles, croyait-elle. Elle devait trouver le moyen d’avoir la force de retourner au combat.
Acheter du fentanyl n’a présenté aucune difficulté. Il a suffi de tendre la main.
C’est alors que l’histoire se voile, que les pans se déchirent. Il y a eu des mois brumeux dont elle ne garde qu’un souvenir diffus, et un casier judiciaire. Elle les a vus lui enlever ses filles sans réagir. S’est enfoncée encore dans un monde cotonneux, confortable, où les combats n’avaient plus raison d’être.
Elle a haï ces bras qui l’ont sortie du trou, mordu ces mains qui se tendaient vers elle. Vomi ce monde réhabilité. Les doigts au fond de sa blessure elle voulait ouvrir encore la plaie. Mais à force d’efforts acharnés, elle a accepté de reprendre les armes. Le corps abîmé s’est relevé, la main abrutie a serré le javelot.
Dans la pénombre de la cuisine, les mains à plat sur le comptoir, elle fait cesser le tremblement. Elle a oublié des mois entiers, oublié ses filles parfois, le bébé, mais elle n’a pas oublié l’engourdissement du palais quand fond la capsule de fentanyl sur la langue, avant-goût du ruban de bien-être.
Elle a connu les coins sauvages d’une jungle inhumaine et en est sortie. À bout de bras, elle porte la dépouille de celle qu’elle a été.
Pour citer cette page
Marie-Hélène Larochelle, « Gris fentanyl », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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