Hole Delisse

Marie Demers

Marie Demers est auteure et étudiante au doctorat en Littératures de langue française à l’Université de Montréal. Elle y enseigne également comme chargée de cours. Elle s’intéresse particulièrement à l’avènement de la littérature jeune adulte sur la scène livresque québécoise, à la littérature jeunesse et aux manifestations de la culture populaire dans la littérature contemporaine. Son premier roman, In Between, est paru aux éditions Hurtubise en janvier 2016. Son deuxième roman, Les désordres amoureux, a vu le jour chez le même éditeur en octobre 2017. Elle a aussi publié plusieurs livres pour enfants aux éditions Dominique et compagnie, dont la série des Presque ! et des Contes culottés. Marie Demers travaille comme éditrice-pigiste aux éditions Somme toute et comme directrice de la collection « Tête dure » chez Tête première. Elle dirige actuellement un recueil de nouvelles féministes intitulé FFF (frue, folles, fortes) qui paraîtra à l’automne 2019, et elle finalise un nouveau roman, Leslie et Coco.


Dans le Werk room, le cérémonial s’enclenche : paillettes, perruques, padding, pinceaux, rasoirs, maquillage, faux cils. Tout y est pour créer l’illusion de la féminité. Pour se farder en la plus belle et rapprocher l’extravagance de la réalité. Intégrer ce club sélect qui rassemble les ambassadeurs du Charisme, de l’Unique, de l’Audace et du Talent. Pénétrer le cercle fermé de RPDG. Faire partie de cette famille où tout le monde est accepté et accueilli, indifféremment. Rainbow flag, ouverture, tolérance, etc. Une famille, oui. Une famille unie, lui avait-on promis.

Le concert sémillant de caquètements, de blagues grivoises et de claquements de langues bat son plein. Ça s’époumone, ça rit, ça crie. « Miss Vanjie ! », « You better work ! » « Sickening ! », « Fierce ! » Les slogans professés comme une parole d’Évangile. Hole Delisse imite ses adversaires. S’époumone, rit, crie. Il faut se plier à ce jeu en attendant. The art of mimicry for men only. Avec tout ce que ça suppose d’ironie.

Deborah applique une première couche de fond de teint ocre foncé. Elle travaille méthodiquement, avec une grande précision. Elle étalera ensuite une teinte plus pâle, presque safranée, sur ses pommettes et sa mâchoire, afin de capter la lumière là où il se doit. Elle ne devrait pas être ici. Elle le sait bien. Elle est déjà allée trop loin. Mais quand les idées prennent si férocement le pas sur l’existence, il faut agir en conséquence. Elle s’est tue assez longtemps. Ils ont tout gâché. Elle le leur montrera.

Cette vingt et unième saison sera la dernière de Ru. Les cotes d’écoute fracassent tous les records. Le dernier numéro du Times titrait : « RuPaul and his Queens are Breaking the Internet Every Single Week ! » Celui du New Yorker annonçait : « The End of an Era… but Only the Beginning of RuPaul’s True Legacy. » L’égérie trône maintenant au sommet d’un empire tout-puissant et pluricéphale. Une version nationale de la Drag Race bat son plein de Tokyo à Téhéran, en passant par Tegucigalpa. Et c’est sans compter les éditions enfantines dans lesquelles des bambins encore en couches se travestissent pour le bonheur de téléspectateurs médusés. How fucking cute ! A kid with lipstick lipsynching ! Suite à l’élection de RuPaul Andre Charles comme sénateur de l’État de Californie, son slogan « If you don’t love yourself, how the hell are you gonna love somebody else ! » a été relayé par le parti démocrate.

De sa chambre haute, RuPaul répète que l’art du drag est politique. Il a raison. Cela, Deborah Adisa alias Hole Delisse l’avait appris bien avant lui. Ou elle. Lui ou elle, peu importe, car Ru n’en a rien à cirer du pronom qui sert à le désigner. Le pontife se situe au-dessus de toute appellation : « You can call me he. You can call me she. You can call me Regis and Kathie Lee ; I don’t care ! Just as long as you call me. »

Deborah aimerait aussi pouvoir jouir de cette liberté. Se moquer à son tour des lois de la binarité. Chevaucher plusieurs identités à la fois. Mais ce qu’elle a appris à ses dépens, c’est que ces libertés n’appartiennent qu’au genre gagnant.

« Just as long as you call me », se répète Deborah d’une voix amère, tout en noircissant les arêtes de son nez. Puis, elle saupoudre un fard plus pâle au milieu, en partant de la racine entre les yeux, jusqu’à la pointe retroussée. Elle éclaircit finalement son front à l’aide d’une poudre diaphane, avant de donner un ultime coup de crayon à ses sourcils. Se toisant avec détermination, Deborah Adisa chuchote pour elle-même : « One thing’s for sure, I, for one, am gonna call the hell out of Ru. »

Oui. Parce que quelqu’un doit bien le faire. Et elle se porte volontaire.

*

Deborah Adisa avait grandi au sein d’une famille catholique, conservatrice et nombreuse du Southside de Chicago. Une famille qui, comme tant d’autres, avait l’ambition de générer des enfants normaux. Des enfants qui rentreraient bien sagement dans les rangs, nonobstant les difficultés économiques et les opportunités décroissantes. Des enfants qui, de fil en aiguille, reproduiraient le mythe du bonheur contemporain. Mais, au grand désarroi de ses parents, très tôt, Deborah était sortie de sa rangée. Trop tôt, elle avait compris que le concept de normalité était aussi illusoire que toxique. Que son bonheur à elle ne passerait jamais que par une voie sinueuse.

À dix ans, Deborah était tombée par hasard sur le documentaire The Queen de Frank Simon. C’était un dimanche après-midi gris de 1972 et Deborah jouait avec sa meilleure amie, Tammy Fay, dans le sous-sol de sa petite maison de Cornell Avenue. Le grand frère de Tammy, un gringalet fuyant aux manières énigmatiques, avait depuis peu établi ses quartiers dans le sous-sol du domicile familial. Le frangin Josh étant parti travailler – comme commis au Black Cinema House sur Stony Island Avenue –, les deux petites filles en avaient profité pour jouer les pestes indiscrètes. Dépassant l’énigmatique pancarte sur laquelle figurait en lettres scintillantes : « Beware. Fairy territory. Keep out », les chipies avaient pénétré l’antre sacrée sur la pointe des pieds. Le trésor n’avait pas tardé à leur sauter aux yeux : cachée négligemment sous le lit, une valise remplie de perruques, de robes et de bas de nylon, en plus d’un exemplaire de The Queen, tout au fond. Sans tarder, elles avaient glissé la vidéocassette dans le lecteur vhs au salon. Un déferlement d’images fascinantes et de conversations plus captivantes encore, dont elles ne saisissaient pas tout, s’offrait à leurs yeux et oreilles. Des jeunes hommes beaux et minces, tantôt vêtus de peignoirs, tantôt transformés en princesses, prononçaient des mots défendus. Elles avaient écouté béatement, dans le silence le plus complet, jusqu’à ce que la mère de Tammy, alertée par les cris de Crystal Labeija qui s’insurgeait à l’écran (« I am beautiful and I know I’m beautiful ! »), n’interrompe son repassage à l’étage pour s’enquérir auprès des deux polissonnes. « What are you girls watching, for heaven’s sake ? » Honteuses, elles avaient dû confesser leur crime à la mère de Tammy : l’infiltration, la découverte, le visionnement. À leur grande surprise, elles n’avaient pas été punies. Mais une semaine plus tard, Tammy racontait à Deborah que Josh avait quitté la demeure familiale pour s’enfoncer dans un minuscule appartement de Riverdale, au coin de Langley et de la 133e.

Pour Deborah, les trouvailles de ce fameux dimanche après-midi signaient un point de non-retour dans sa vie. Les tribulations des jeunes hommes du documentaire l’avaient subjuguée, happée. Bien que son raisonnement ne dépassât pas encore le stade de l’intuition, elle avait compris que The Queen ouvrait une brèche dans son existence. Il se trouvait, tout près en Amérique, une voie alternative à l’identité masculine ou féminine. Il existait des individus pour qui les codes du genre représentaient un carnaval, une comédie, un espace de possibles qu’on pouvait plier et façonner à sa guise. Mais plus que tout, ce qu’elle retenait du visionnement, c’était la colère et la passion qui luisaient dans les yeux de Labeija au moment de réclamer justice auprès des juges. Ces grands yeux de biche, lourdement dessinés à la mode des fifties, chargés d’intensité et de résistance, elle en rêverait désormais la nuit. Elle avait trouvé là l’image même de l’insoumission. Plus tard au courant de sa vie, Deborah aurait souvent de longues discussions à propos de Labeija. À ceux qui la traitaient de mauvaise perdante, voire de vilaine bêcheuse, elle répondrait : « If having a thirst for justice is being a sore loser, then I will proudly be a sore loser like her. »

À seize ans, Deborah avait assisté à son premier ball, infiltré grâce à Josh, qui l’avait prise sous son aile. Peu après le scandale familial précipité par elle et Tammy Fay, Deborah avait cherché la nouvelle adresse de Josh dans le bottin municipal. Elle avait tambouriné à sa porte un soir de février, les yeux rougis et les joues détrempées. Il l’avait accueillie, tout sourire, dans son studio décrépit. Il ne lui en voulait pas, au contraire. Il était même heureux d’avoir été forcé à faire son coming-out. « But… what about your family ? » Il avait haussé les épaules : il en intégrait une nouvelle, désormais. Tandis qu’il lui préparait une tasse de hot cocoa, elle lui avait avoué qu’après avoir vu The Queen, elle aussi s’était mise à se maquiller dans le secret de sa chambre et à s’entraîner sur des airs de Patti Labelle. À cela, Josh avait répondu : « We’re all born naked, the rest is just drag. » Jamais, jamais Deborah n’oublierait cette petite phrase d’une grande magie.

Quelques années plus tard, Josh deviendrait l’une des plus célèbres drag queen de Chicago. Une autre trentaine d’années après, ce serait au tour de Deborah de briller dans le milieu. Mais son nom ne serait plus Deborah. Et elle ne serait plus alors ni femme, ni homme, ni même quelque chose entre les deux.

*

La mode new-yorkaise des Houses avait tardé à débarquer dans le Midwest et ce n’est qu’en 1986, avec la création de la House of Avant-Garde, qu’elle atteignit Chicago. Deborah, déjà adepte du voguing et de la scène des drag ball, avait vingt-quatre ans. En vieillissant, sa silhouette s’était affinée, allongée. Deborah entretenait sa musculature grâce à une barre à pull-ups installée dans le cadre de la porte séparant la cuisine du salon. Elle s’y hissait plusieurs fois par jour sous le regard amusé de Josh, qui lui continuait de se nourrir comme un oiseau afin de maintenir son gabarit étroit. Quatre matins par semaine, Deborah joggait également une douzaine de kilomètres autour de Jackson Park. Si, de dos, on aurait pu la confondre avec un garçon, de face, il était impossible de se méprendre. D’abord, sa poitrine généreuse et ses hanches évasées, bien que dissimulées sous des vêtements informes, la démasquaient de suite. Ensuite, ses traits, excessivement fins et délicats, trahissaient une féminité hyperbolique, presque caricaturale : la courbe délicate du nez, les sourcils arqués, comme tracés au crayon, la mâchoire étriquée, les pommettes hautes, les mains et les pieds minuscules.

Mais la féminité exacerbée de son corps contredisait effrontément son caractère. Ce n’est pas tant le concept de féminité en lui-même qui la révulsait que cette idée de devoir, selon qu’on était creusée d’une fente ou pourvu d’une protubérance, entrer dans un carcan figé qui dicterait faits et gestes, habillement et orientation sexuelle. Puisque tant de gens ressentaient la fixité des genres comme un éteignoir de personnalité, pourquoi alors n’en réévaluait-on pas les principes ?

Pourtant, Deborah n’était ni trans, ni lesbienne. Cisgenre, hétérosexuelle et férocement queer, elle peinait à trouver sa place ailleurs qu’auprès de Josh, son mentor et ami. Les regards réprobateurs et les remarques grinçantes de ceux qui auraient voulu la remiser dans une boîte étanche pesaient sur ses épaules et minaient à tel point sa foi en l’humanité qu’elle avait tendance à s’isoler.

Deborah n’était ni trans, ni lesbienne, mais elle n’en était pas moins une drag queen. C’était comme ça et elle n’y pouvait rien. Quand Josh lui assénait sa fameuse sentence : « We are all borned naked and the rest is just drag », elle rétorquait : « I was born drag and the rest is just bullshit. » Elle avait trouvé, dans l’exutoire de l’imitation et du déguisement, dans la libération qu’engendrait la performance, une façon de se réapproprier son identité. Rien ne la rendait plus heureuse que d’organiser la transformation de son corps pour devenir cette invention divine, inconnue, capable de danser sans retenue, de rire à gorge déployée et de s’épancher, en toute impunité.

Deborah désirait les hommes, oui, mais elle préférait les homosexuels. Elle s’éprenait des marginaux, des ambigus ; de ces éphèbes androgynes révoquant les adages de la masculinité alpha. Elle avait eu des aventures avec quelques-unes de ces fabuleuses créatures qui, ayant fait sa connaissance en drag, croyaient, le moment venu, retrouver la génitalité masculine sous les froufrous. Certains l’avaient enculée avec une certaine aigreur, d’autres l’avaient rejetée avec dégoût ou encore avec une pointe d’amusement. Il était vrai qu’elle les trompait en quelque sorte, qu’elle leur mentait par omission. Elle aurait tant souhaité qu’ils lui fassent l’amour, qu’ils trouvent en elle un alter ego attirant. Mais aucun ne voulait d’elle. Aucun ne pourrait jamais l’aimer comme elle le souhaitait.

Décidément, Deborah avait un goût pour les gens et les choses inaccessibles.

*

Bien que Josh eût facilité son intégration, l’entrée de Deborah sur la scène drag ne s’était pas déroulée sans embûches. « A girl imitating a girl ? That’s fucking fraud. » « Can’t we have anything for ourselves ? Do they have to invade every single safe space we build ? » Josh défendait bec et ongles sa protégée : n’avaient-ils pas honte d’exclure une alliée ? Est-ce que la fluidité des genres devait rester l’apanage des hommes ? Josh abattait les dernières résistances en invoquant Marsha P. Johnson et Silvia Rivera, héroïnes trans tutélaires et figures de proue des émeutes de Stonewall.

Quoi qu’il en soit, le talent de Deborah parlait pour lui-même : son humour, sa répartie, ses solos de lip sync coordonnés avec une précision déroutante, ses chorégraphies mêlant popping, locking, voguing et bboying, ainsi que sa grâce calquée sur Isabelle Adjani et Kim Novak, ne manquaient pas de divertir une foule toujours plus nombreuse. Qu’aucune Legendary House ne veuille d’elle n’empêchait donc pas les gérants de club et les directeurs de ball de l’inviter. Même si on en venait à attendre avec impatience ses performances, jamais on n’allait jusqu’à la couronner au terme d’un pageant ou d’un défilé. Une drag queen victorieuse ne saurait être autre qu’un homme travesti.

Ce n’est pas pour rien que Deborah avait trouvé en Crystal Labeija une source d’inspiration. Un emblème. A mother. Comme Labeija qui avait dénoncé la défaveur à laquelle étaient confrontées les candidates latinx et black, Deborah défendait que la scène queer en général et l’art du drag en particulier devaient appartenir à tout le monde. Jamais elle ne cesserait de revendiquer le droit, inébranlable, de performer la féminité au même titre que ses homologues masculins. À la suite du décès de Labeija en 1982, Deborah, qui avait poursuivi jusque-là sa carrière drag sous son vrai nom, s’était rebaptisée. Elle serait dorénavant Tammy Fay Labeija. En l’honneur de cette fierceless queen devenue ange gardien. Et de la sœur de celui qui l’avait fait découvrir.

Avec les années 1990, l’art du drag avait acquis ses lettres de noblesse : d’abord avec Paris is Burning, véritable porte-voix pour les minorités latinx et afro-américaines, ensuite avec les succès aux box-offices australien et américain de Priscilla Queen of the Desert et de To Wong Foo : Thanks for Everything ! Julie Newmar. The art of mimicry se popularisait, se démocratisait et s’arrimait comme porte-étendard de la culture populaire. En parallèle, RuPaul traçait aussi son chemin en tant qu’activiste et artiste genderfuck. Son premier film, RuPaul is : Starbooty !, sorti en 1987 accompagné d’un album éponyme, n’avait toutefois pas dépassé la scène underground. Il lui fallut attendre 1993 et la parution de son premier album studio, dont le hit Supermodel (You Better Work) s’était hissé sur les palmarès Billboard, pour se tremper les pieds dans la piscine de la célébrité.

Mais tandis que la culture drag s’épanouissait, la santé de Josh, elle, se détériorait à une vitesse fulgurante. Fatigue, ulcères, toux, migraines. Le verdict était tombé comme une lame sur le cou du condamné : séropositif. À cette époque, la trithérapie n’avait pas encore fait ses preuves. Josh maigrissait à vue d’œil. Épuisement, diarrhée. Infections. Sida. Son état s’était considérablement aggravé au courant de l’automne 1994. On lui avait diagnostiqué un cancer du poumon. Puis, un cancer du foie. Des métastases partout. Au début de l’année suivante, il s’éteignait dans un mouroir, Deborah à son chevet. Il avait 39 ans.

*

Elle avait dû s’arrêter. Prendre une pause. Abandonner pour de bon ? Sans Josh, elle était perdue. Sans Josh, ses détracteurs se révélaient trop forts.

Les années 2000 s’étaient succédées dans une espèce de brouillard.

Deborah avait travaillé comme commis d’épicerie. Comme concierge de nuit. Serveuse, réceptionniste, livreuse.

Ne s’entraînant plus, elle épaississait.

Ne se transformant plus, elle s’estompait.

Quant à la culture drag, son âge d’or commençait à rouiller. Ce ne devait donc pas être de l’or. De l’étain tout au plus. L’engouement se tarissait comme se fane la jeunesse. Comme s’éteint un feu de paille.

C’était peut-être fini, au fond.

« We are all born naked and the rest is punishment. »

*

C’est en 2011, deux ans après les débuts de la Drag Race, que Deborah avait découvert l’existence de l’émission. Un pur hasard. Un nouveau résident du centre de personnes âgées où elle travaillait s’était fait installer une chaîne parabolique, qui captait Logo TV. En lui apportant son dîner, elle était tombée sur la saison 3 de RPDG. Fin de l’épisode 8 : Manila Luzon affrontait Delta Work sur le catwalk, la chanson MacArthur Park de Donna Summer filtrant les haut-parleurs. Deborah s’était figée sur place. Son corps, réagissant à la sublime performance de Luzon, s’était électrifié, vibrant de fréquences retrouvées. Elle s’était mise à trembler de la tête aux pieds. Quant au résident fraîchement arrivé, il ne s’était aperçu de rien (il faut dire qu’il était à moitié aveugle et sourd). Au moment où Manila, les joues striées de coulisses noires, était sauvée par Ru (« That is what a lip sync for your life is all about ! »), Deborah avait éclaté en sanglots. Ses dernières larmes remontaient à 1995.

Le matin suivant, Deborah faisait les démarches nécessaires pour installer le câble sur sa modeste télévision. Et le soir même, elle terminait les deux premières saisons, qu’elle avait regardées d’une traite, le cœur battant à tout rompre.

En renouant avec l’univers drag, Deborah se sentait revivre. Elle réhabitait peu à peu son corps, renouait avec les émotions intenses qui l’avaient désertées. À travers la transformation des autres, elle revivait la sienne, essentielle. Après le documentaire The Queen, le destin se manifestait à nouveau, à travers RuPaul’s Drag Race, cette fois. On lui signalait le détour à prendre, la courbe à emprunter. Le parcours sinueux n’était donc pas encore achevé. Seasoned or not, queen elle serait.

Au fil des saisons, Deborah était tombée maintes fois amoureuse : de Nina Flowers, Jujubee, Shangela, Latrice Royale, Detox, Ben Delacrème, Katia Zamolodchikova, Kim Chi, Sacha Velours, Monique Heart, Silky Nutmeg Ganache… Un prétendant fétiche pour chaque édition. Une queen favorite venue ravir son cœur et galvaniser ses forces. Toutes à leur façon lui rappelaient Josh. Leur vulnérabilité, leur charisme. Josh…

Deborah préparait son retour. Elle avait repris les séances de jogging, les élévations quotidiennes sur barre, et avait rajouté à sa routine une séance de pilates. Elle mettait de l’argent de côté pour des tissus neufs et s’était procuré une machine à coudre usagée ainsi que de nombreux patrons. Sur YouTube, elle étudiait les chorégraphies de Beyoncé, Nicki Minaj, Jennifer Lopez, Shakira, Lady Gaga et Madonna. Elle consommait tout ce qui pouvait provenir de la pop culture pour remédier à ses années de dormance. Deborah reviendrait, plus forte que jamais et plus brillante qu’avant.

Mais les passages de Monica BeverlyHillz, Gia Gunn et Peppermint à l’émission avaient jeté un voile d’inquiétude dans l’esprit de Deborah. Les femmes trans trouvaient-elles leur place dans la compétition ? Elle avait remarqué les regards par en-dessous, les remarques allusives, les soupirs obtus et les sourcils arqués. Comment faire ressusciter Tammy Fay Labeija dans ces conditions ? Si des femmes trans se sentaient exclues par l’empire de RuPaul, comment pouvait-elle, femme hétérosexuelle et vieillie de surcroît, espérer qu’on l’accueille à bras ouverts ?

Le 3 mars 2018, un article paru dans le Guardian avait confirmé à Deborah que ce monde ne serait jamais le sien. L’avait-il déjà été ? La journaliste anglaise Decca Aitkenhead avait posé à RuPaul la question qui brûlait depuis longtemps les lèvres de la communauté : accepterait-il qu’une femme fasse partie de la compétition ?

Drag loses its sense of danger and its sense of irony once it’s not men doing it, because at its core it’s a social statement and a big f-you to male-dominated culture. So for men to do it, it’s really punk rock, because it’s a real rejection of masculinity.

Un fiel douloureux s’était répandu dans sa gorge comme du venin. Puis, un éclat fulgurant. La colère. L’entrevue ne s’arrêtait même pas là. La page s’allongeait sous les yeux de Deborah. Il y aurait plus absurde encore. Poings serrés, bouche tordue, elle avait enchaîné. La journaliste renchérissait : mais accepterait-il qu’une femme trans ayant subi une réassignation sexuelle intègre la compétition ?

Probably not. You can identify as a woman and say you’re transitioning, but it changes once you start changing your body. It takes on a different thing ; it changes the whole concept of what we’re doing. We’ve had some girls who’ve had some injections in the face and maybe a little bit in the butt here and there, but they haven’t transitioned.

Le château de sens que Deborah s’était rebâti s’effondrait d’un coup. Ce monde en serait un d’hommes, jusqu’au bout. Même la féminité, ils la réaliseraient toujours mieux que les femmes. Et le mouvement queer, l’expansion du féminisme, l’éclatement de l’hétéronormativité, la mise à mal de la masculinité toxique, l’ouverture, la tolérance, la mobilité des genres ? De la poudre aux yeux. Un placebo. Un masque emplumé et empailletté, aux couleurs arc-en-ciel, pour continuer d’asseoir derrière, subrepticement, une philosophie en noir et blanc. Car on avait beau ouater de bons sentiments les abus, molletonner l’injustice de mots doux, cela ne changeait rien à cette domination immuable et pernicieuse. Si on n’était pas née avec un chromosome X et Y, il ne restait plus qu’à s’avouer vaincue.

Deborah comprenait que son parcours sinueux – le visionnement de The Queen, la rencontre avec Josh, sa carrière drag, ses amours androgynes, son deuil, la victoire de ses détracteurs, les années de latence, la découverte de RPDG – se soldait par ce constat d’échec. Elle ne participerait pas à RPDG. Bien qu’il ne fût pas impossible qu’elle parvienne un jour à intégrer le clan des privilégiés de la Drag Race, ce ne serait jamais autrement que comme faire-valoir idéologique. Token sociologique. On ferait avec elle ce qu’on avait fait avec Gia Gunn dans All Stars 4. On se servirait de sa persona pour réduire au silence les voix qui commençaient à s’élever. On lancerait Deborah dans la course comme on lance un croûton de pain à une foule affamée tandis que, dans les coulisses, les grands maîtres du monde continuent de se goinfrer. RuPaul ne faisait pas exception. Comme il cachait bien son jeu ! Sauf que Ru ne serait jamais qu’un homme. Et il n’y avait que cela, au fond, qui comptait. Être homme. Ou rien.

*

La grande finale de la dernière saison. Les prévisions pour les cotes d’écoute surclassent celles des Oscar et du Super Bowl. Hole Delisse se retrouve dans le final three sans être passée une seule fois dans le tamis du bottom two. Son parcours a été exemplaire : elle a gagné le premier photo shoot avec Mike Ruiz, a remporté le puppet et le reading challenge et a terminé à cinq reprises en première place au classement hebdomadaire. En outre, Hole est arrivée à deux doigts de remporter le Snatch Game en interprétant Agnès Varda. Les juges avaient finalement donné la faveur à son adversaire, Whipit Reelgood, pour avoir imité à merveille Cardi B. Il faut dire que seul RuPaul avait reconnu Varda, dont la coupe en bol renversé aux pointes aubergine, la tenue bohémienne extravagante, les mimiques emphatiques et l’accent français n’avaient cependant pas manqué de réjouir tout le monde.

Comme d’habitude, la dernière épreuve consistera en un lip sync. L’émission est diffusée pour la première fois en direct du théâtre Ace Hotel à Los Angeles. Deborah Adisa alias Hole Delisse est confiante. Elle n’a pas peur. Elle a hâte. Sa glorieuse colère n’a pas faibli et elle entend bien la crier au visage du monde entier. Personne ne connaît son vrai nom, ni sa véritable identité. Avant d’intégrer la compétition, Deborah a procédé à une mastectomie totale et elle s’est astreinte à l’hormonothérapie masculinisante. On la connaît maintenant sous le nom de William Jackson et, plus généralement, sous le pseudonyme drag Hole Delisse. « William Jackson » était le nom de naissance de Crystal Labeija. Même Ru n’y a vu que du feu.

Hole Delisse sera la dernière à performer. Les deux premières ont eu à choisir au hasard une chanson-mystère dans le répertoire de Whitney Houston. Ses rivales sont tombées respectivement sur « I Wanna Dance With Somebody » et « I’m Your Baby Tonight ». Pour Hole Delisse, il reste, par défaut, « I’m Every Woman ». C’est la chanson qu’elle voulait. It’s all going according to plan.

*

Retour de pause. RuPaul appelle le pit crew de sa voix chantante. Un moustachu en slip doré et à la peau luisante ouvre la troisième et dernière valise dans laquelle est écrit : « I’m Every Woman » Les applaudissements et les sifflements tombent comme un rideau de pluie. Un technicien mène Hole Delisse vers les coulisses. Un coiffeur effectue un touch up à sa perruque, verte et vertigineuse, aux boucles chatoyantes. Une maquilleuse s’assure que ses cils, formés de fins tubes de néons phosphorescents, sont bien fixés à son front. Hole Delisse baisse les yeux sur sa combinaison vaporeuse, qui scintille grâce à un mécanisme d’activation à la chaleur. Dès qu’elle bougera, sa tenue se mettra à étinceler de mille feux et, le plus rapidement elle s’agitera, le plus aveuglant se fera le scintillement. On n’aura jamais rien vu de pareil.

Sur tous les forums, on lui a prédit la victoire. Certains haters affirment cependant que c’est son âge avancé qui lui permettra de gagner le jury. Un traitement de faveur pour pallier la discrimination qu’auraient subie les queens plus âgées des saisons passées. « That seasoned queen is plain old dying ! » « That hoe is so aged she could be RuPaul’s grandma ! » Peu importe. Tout le monde sait que c’est elle la meilleure. En tout point : du catwalk au acting en passant par la comedy. La seule chose qu’on ne l’a pas encore vu faire, c’est du lip sync. Certains craignent que ce soit là sa bête noire. Ils seront servis : c’est plutôt sa spécialité.

Les premiers accords montent dans la salle sous une salve d’applaudissements. Mais dès que le projecteur enflamme Hole Delisse, un silence tendu électrise le public. Certains plissent les yeux, éblouis par les reflets de sa spectaculaire tenue. Entourée de pénombre, elle-même peine à voir au travers de ses cils illuminés. La voix de Whitney s’élance en même temps que ses lèvres greffées de diamants dans le micro à l’ancienne.

Whatever you want, whatever you need
Anything you want done, baby
I’ll do it naturally
‘Cause I’m every woman
It’s all in me, it’s all in me

Après le premier couplet, le rythme s’accélère. Hole Delisse en profite pour attraper le pied du micro qu’elle lance de toutes ses forces dans les airs. Un technicien, posté sur des échafauds entre les rideaux et le plafond, l’attrape à l’aide d’une perche presque invisible. Le micro ne retombe pas et la manœuvre improbable déclenche un tonnerre d’applaudissements et de cris. La bouche de Hole s’étire sur un sourire charmant ; coquin et mystérieux. Elle se déhanche sur le rythme de plus en plus marqué en attrapant un micro-casque dissimulé dans son abondante chevelure synthétique. Le casque est pourvu de la même technologie d’activation à la chaleur que sa tenue, en plus d’être prolongé, comme ses cils, de tubes en néon. Il brille sur sa chevelure émeraude comme une couronne dès que Hole secoue un peu la tête. La drag enchaîne la chorégraphie du légendaire vidéoclip, la reproduisant plus fidèlement que les danseuses originales. Le spectacle de cette queen sexagénaire réinventant les années 1990 dans un costume d’une telle féerie a quelque chose de surréel. D’impossible. Dans la salle, des spectateurs se lèvent, forçant ceux derrière eux à les imiter pour ne rien perdre du numéro. Tout le monde le sait, l’a deviné : c’est elle qui va gagner.

I can cast a spell, of secrets you can tell
Mix a special brew, put fire inside of you
Anytime you feel danger or fear
Then instantly I will appear ‘cause

Soudain, un troupeau d’hommes déguisés en chanteuses de Gospel apparaît dans le background, sous une avalanche de lumière verte. Les « whoa whoa whoa » qui suivent le couplet suivant sont chantés par leurs voix rauques. À chacun des « whoa », Hole se débarrasse d’un morceau de sa tenue qui miroite comme une comète stroboscopique. Au premier et deuxième « whoa », c’est une manche qu’elle arrache, aux deux suivants, c’est le bas, le haut de sa jupe et enfin, au dernier, sa collerette. On avait cru que le vêtement, qui montait sur sa gorge et descendait jusqu’à ses chevilles, était fait d’une seule et même étoffe. Mais chaque morceau de tissu a été soigneusement sanglé et assemblé par des velcros, pour permettre un striptease fracassant. Le corps de Hole, que l’on a à peine vu cette saison – elle s’était dite trop gênée par ses rides et ses bourrelets pour se dénuder devant ses camarades dans le Werk room – apparaît maintenant, ferme et musclé, fuselé, impeccable. Depuis Trinity The Tuck, on n’avait plus vu de silhouette aussi réussie. Des bouts de tunique continuent de tomber en dévoilant des bandes de peau mordorée. Comme le micro du début, les morceaux disparaissent magiquement de la scène, aussitôt qu’Hole Delisse s’en est débarrassée. Puis, lorsque Whitney Houston scande « I’ve got it » d’une voix de plus en plus aigüe, la drag s’élance pour un grand jeté digne d’une ballerine russe. Elle atterrit gracieusement sur ses pointes, avant de resauter sur place en une impeccable split horizontale. La figure s’achève sur un death drop vertigineux et, au terme du mouvement, son haut a disparu. Sa poitrine aplatie luit et ses mamelons sont cachés sous des pasties métallisés. Quand Hole Delisse se relève pour le refrain, des danseurs, à la poitrine nue et aux mamelons recouverts des même nippies argentés, la rejoignent. La foule est en délire. Certains spectateurs hurlent à s’en disloquer la mâchoire, d’autres observent la scène, bouche bée, lèvres parcourues de trémolos. La caméra balaie les juges avant de s’arrêter sur RuPaul dont la bouche est fendue d’un sourire monumental, qui engloutit son visage. Suit un plan rapproché de Michelle Visage : des larmes coulent sur ses joues, traçant des coulisses foncées sur son fond de teint mat. C’est le meilleur drag qu’ils ont vu. Il n’y a jamais eu et ne se fera jamais rien de mieux. L’épisode final clôturera RPDG dans la démesure. Un chef-d’œuvre, ce fut. Oui. L’empire de Ru s’en trouvera encore exalté. Ennobli. No sky is the limit.

Sur la scène, les backup dancers se volatilisent tout à coup. Les choristes aussi. L’éclairage se tamise, à l’exception du spot lumineux qui coule sur Hole Delisse en faisant resplendir sa peau autant que le dernier morceau de tissu qui l’habille. Hole exécute un back flip avant de se retrouver une nouvelle fois sur le sol, à quatre pattes. On arrive presque à distinguer, derrière sa poitrine masculine qui palpite, les battements de son cœur déchaîné.

I ain’t braggin’ ‘cause I am the one
You just ask me, ooh, it shall be done
And don’t bother to compare, I’ve got it

On entend le dernier velcro s’arracher avant de voir la culotte voler. Une clameur de surprise traverse la salle. Une espèce de cri aspiré, étouffé, presque un rot, s’échappe à l’unisson des spectateurs. La musique s’interrompt brusquement. Personne ne bouge. Hole Delisse, appuyée sur ses avant-bras, les jambes en V pointées vers le ciel, la petite culotte brillante échouée comme un cadavre derrière elle. Elle ne sourit plus. Elle ne bouge plus. Garde les jambes écartées, l’entrecuisse frondant la foule. La caméra repasse sur Ru : ses yeux sont exorbités, sa main est plaquée contre sa bouche. Sur scène, Hole commence, d’un timbre fort, haut perché :

  • I used to be a woman. But it didn’t take long for me to figure out that the world wouldn’t let me shine as one. I tried though. For a long time. And fortunately, I found drag. It helped me shine.

Elle s’arrête, déglutit. Reprend :

  • Drag is part of my identity. And always will be. Whether you like it or not, RuPaul.

Plan large du balcon où se trouve RuPaul aux côtés des autres juges. Ross Mathews s’est changé en statue de sel. Ru se penche sur Michelle Visage en faisant signe à la caméra de couper. On peut lire sur ses lèvres : « Stop filming ! » Puis, sur celles de Michelle : « What the fuck ! » Hole, en plongée, les fixe d’un regard noir. Pénétrant et insondable. Ses jambes sont toujours dressées inconfortablement. Elle n’a pas bougé et sa nudité étincelle dans la circonférence du spotlight. Elle secoue la tête et quitte Ru du regard pour sonder la salle devant elle.

  • You people thought I was a man, didn’t you ? That’s the only reason why I got to this point. The only reason why I was about to win. Because I fooled you. Only men win, right ? Always.

Dans l’assemblée, des spectateurs dissimulent leurs yeux derrière leurs mains pour échapper au spectacle. Une mère a pris son enfant sur ses cuisses, il doit avoir onze ou douze ans, et lui enfouit le visage dans son cou. Dans le premier rang, les yeux de Peppermint, de Sonique et de Gia Gunn brillent d’une lueur fantasque. Jiggly Caliente éclate en sanglots bruyants. Jinxx Monsoon esquisse un sourire sibyllin.

  • But as you can see, I’m not a man. Nor a woman. At least not anymore.

Les genoux de Hole Delisse se mettent à trembler, éreintés par l’effort. Elle pose ses mains sur ses grands abducteurs, lutte pour garder ses cuisses ouvertes. Béantes. Au creux, il n’y a rien. Pas de pénis, ni de fente au milieu. La surface est lisse. Cousue et cicatrisée. Il n’y a plus aucun sexe. Qu’une surface de peau scellée.

Malgré les protestations de Ru qui brandit le poing comme un enfant en colère, la caméra ne cesse pas de filmer. La salle reste coite. Pétrifiée. Du balcon, Ru s’agite, demande à ce qu’on lui obéisse, qu’on arrête, qu’on fasse quelque chose pour freiner cette folie.

À bout de forces, Hole Delisse replie ses jambes, se redresse et s’assoit. Elle ouvre les bras vers la foule, paumes tendues et conclut :

  • It’s over now. My name is Deborah Adisa Tammy Fay Labeija William Jackson Hole Delisse. And gender is my bitch.

Les yeux de Hole semblent à cet instant contenir plusieurs mondes à la fois. Si on ne les voyait pas, on les entendrait briller. Ce sont des yeux qui éclatent, qui perforent. Qui anéantissent pour mieux reconstruire. Elle les lève une ultime fois vers Ru, qui s’est tu.

  • And so are you, Ru.

Pour citer cette page

Marie Demers, « Hole Delisse », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le ).


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