Alma

Justina Uribe

Justina Uribe est étudiante à la maîtrise en littératures de langue française (recherche-création) à l’Université de Montréal. Son mémoire porte sur le mal de vivre et les blessures de l’enfance chez Henri Michaux et Alejandra Pizarnik. Ses projets actuels explorent l’indicible et ses manifestations : elle s’intéresse aux retombées insidieuses des dictatures, au caractère infigurable de l’horreur, ainsi qu’aux œuvres expérimentales créées par des femmes dans des contextes totalitaires. Récemment, elle a publié des nouvelles dans les revues Le Pied et Filles Missiles. Elle a aussi participé à des colloques à l’Université McGill et à l’Université Catholique du Chili.


« mis ojos de nada sirven,
los mata la oscuridad. »

(Violeta Parra)

Carmen se tait. On parle de nos peurs. J’ai horreur des prises de sang, rien qu’à y penser je m’évanouis. Elle me dit qu’elle s’évanouit toujours quand elle va chez le gynécologue. Depuis la dictature. Je lui demande pourquoi, comme une idiote, alors que le mot dictature devrait me suffire. Je voudrais tant qu’elle me dise autre chose que ce à quoi je pense.

« La torture », elle me répond.

Carmen a toujours les cheveux attachés. Je lui demande si elle a déjà porté du maquillage. « Oui, à cause de Carla. J’étais venue à Santiago pour une mission, Carla était la seule qui aurait pu me reconnaître. J’étais très maquillée, je m’étais bouclé les cheveux, j’avais un faux passeport, une histoire toute faite. J’étais née en Suisse, j’étais médecin, mon mari suisse venait de mourir. Il avait toujours rêvé de connaître le désert. J’avais même appris l’hymne de la Suisse, au cas où. La femme sur le passeport ne me ressemblait pas, j’ai eu de la chance. »

Carla. Ce prénom ne me dit rien, et puis je me souviens du surnom de son ex-camarade, militante du MIR1 aussi.

« Si tu lis des témoignages, ne lis pas les descriptions de torture. Tu n’apprendras rien. »

****

Après la première séance de torture, Marta, alias « La Flaca Amanda », prend du papier à cigarettes et écrit à la direction du MIR. Elle écrit qu’elle ne pourra pas supporter d’être à nouveau torturée, que la prochaine fois elle dira tout. Pas de réponse. Le MIR interdit l’asile à ses militants. À la deuxième séance, Marta est brisée. Sortie de prison, elle est immédiatement enlevée et conduite dans des centres de torture clandestins gérés par la DINA2.

Quand Marta n’a plus rien à avouer, ils l’amènent faire des tours en voiture. Elle doit identifier ses camarades, leurs points de rencontre. Ils appellent cela « salir a porotear ».

Inutile de se taire, ils savent déjà qu’elle tremble quand elle reconnaît quelqu’un. Les gens sont arrêtés sur-le-champ.

Chaque fois qu’elle reconnaît des camarades, Marta se sent plus abjecte. Chaque fois c’est plus facile. Elle arrive même à ne plus trembler. Elle donne l’adresse de sa camarade Alma. Dans la rue, elle reconnaît son amie Elisa, alias Carla. Dirigeante du MIR, comme elle. Marta la pointe du doigt.

On la force à être présente quand ses ex-camarades se font torturer, on lui demande de les interroger, d’assister les tortionnaires. Martchenko, le général qui l’a torturée au début, a maintenant quelques attentions pour elle. « Mais pourquoi elle est ici ? Elle n’a pas à voir ça. » Il emmène Marta dans une autre pièce. « C’est tellement dommage, n’est-ce pas, de leur faire subir tout ça… mais que veux-tu, c’est la seule façon de les faire parler. » Il lui offre une cigarette, parfois il lui caresse la joue. Marta ferait tout pour que ces gestes se répètent.

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Je lui demande de me parler de Carla.

« Le jour du coup d’État, elle était dans le nord du Chili, chez sa mère. Dès qu’il n’y a plus eu de couvre-feu, Carla a pris le bus pour Santiago. Le voyage a duré des jours, le bus était constamment arrêté par les militaires. Carla est arrivée chez moi et m’a demandé de la cacher. Tout le monde à la résidence d’étudiants savait qu’elle était dirigeante du MIR. Je ne sais pas ce qu’elle a vu, elle ne m’a rien dit. Des fusillades sûrement, des piles de cadavres. Elle ne voulait pas dormir seule.

Je suis partie en exil six mois plus tard. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai pleuré, j’avais peur pour elle. Carla semblait ailleurs. Elle m’a regardée et m’a dit en souriant, “ne pleurez pas, comadre3, je vais survivre, soy una fresca de raja4.” » 

Carla a croisé La Flaca quelques jours après, dans la rue. La Flaca l’a pointée du doigt.

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Amalia suit au début ce qu’elle a appris au parti : supporter vingt-quatre heures la torture avant de parler, ce qui donne le temps aux camarades de noter son absence, de se cacher. Dire ensuite les coordonnées des camarades mort·e·s ou exilé·e·s, poursuivre avec les noms des camarades qui habitent en région.

On la menace de torturer son enfant. Elle accepte de collaborer, elle dit tout. Ce n’est pas assez. « Reprenez-la, elle n’est pas tout à fait brisée. Cette pute marxiste a encore des réserves mentales », dit Martchenko à ses collègues.

Alma arrive. Amalia continue à taper à la machine. Les officiers lui ont demandé de faire un lexique communiste. Le garde ferme la porte de la pièce. Amalia prend Alma dans ses bras. « Je suis au courant, Amalia, et je te comprends. Moi aussi, je vais faire comme toi. »

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Carla travaille dans les renseignements du MIR avec Juan, l’un des militants les plus cherchés du parti, et sa femme Adela. Carla est amoureuse de Juan, fascinée par tout ce qui l’entoure. Elle passe son temps avec Adela et lui, elle garde souvent leur bébé. La famille l’a presque adoptée, Carla ne supporte pas d’être seule.

Juan et Adela meurent en allant chercher leur enfant. Carla, après avoir été torturée pendant trois mois, a fini par dire le nom de la crèche.

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En arrivant au centre de torture José Domingo Cañas, Lucía voit deux femmes qui dorment par terre, dans une étreinte. L’une d’elles se réveille en hurlant. L’autre femme la calme, la caresse, lui chuchote « ce n’est qu’un cauchemar, je suis là ». La Flaca est méconnaissable, elle a perdu ses cheveux, son regard est vide. L’autre femme, Lucía la reconnaît tout de suite, mais elle n’arrive pas à comprendre ce qu’elle fait là, Alma, à consoler Marta. C’est pourtant La Flaca qui a donné l’adresse d’Alma à la DINA.

Le jour, Marta est bourrée de calmants. Ils n’en donnent qu’aux collabos. Alma essaie de convaincre les autres détenues qu’il ne faut pas l’exclure, Marta est seulement perdue, il faut l’aider. Quand ils la font sortir, ils lui mettent des lunettes de soleil, cela dissimule le bandeau sur ses yeux. Ils lui ordonnent aussi de s’arranger un peu, de mettre du rouge à lèvres. La Flaca a perdu toutes ses dents. À part ces absences, Marta est une prisonnière comme les autres, insiste Alma.

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Carla se tait, comme tant d’autres. Elle ne brise pas le pacte de silence de la DINA. « J’ai toujours été quelqu’un de fidèle. J’ai été fidèle au MIR en premier, et ensuite j’ai été fidèle aux militaires », c’est tout ce qu’elle dira. Elle n’a de comptes à rendre à personne, dit-elle, sauf à l’enfant de Juan et de Adela, qu’elle refuse de rencontrer.

Virginia, l’amie d’enfance de Carla, milite au MIR avec son amoureux. Carla donne les noms du copain et des proches de Virginia, qui meurent tous. Elle assure pourtant à la DINA que son amie n’a aucun lien avec le MIR. Virginia est la seule personne à avoir été épargnée par Carla. Après la dictature, elles se croisent dans la rue. Carla est libre, comme tant de bourreaux, libre de circuler dans l’amnésie collective. Elle se jette sur Virginia, qui la repousse. « Bon, comme tu veux. Mais si tu es toujours ici, c’est grâce à moi, tu sais. Je t’ai sauvé la vie. » « Oui, peut-être. Lâche-moi. »

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On accorde à Alma le droit de prendre une douche. Le garde qui la surveille essaie de la violer. Alma lui chuchote qu’elle a une maladie vénérienne très dangereuse, mortelle pour les femmes. Elle demande au garde s’il veut que son épouse l’attrape à son tour et en meure, tout ça à cause d’une détenue. La rumeur se répand, il y a une grave épidémie au centre de torture José Domingo Cañas. Les autres détenues affirment qu’elles aussi, elles en sont atteintes, les gardes jurent de ne plus jamais toucher à ces putes extrémistes. Mais la maladie est déjà dans l’air, sur les murs, partout, elles insistent. Pour désinfecter les lieux, il faut évacuer les détenues. Elles quittent la pièce irrespirable, la pièce sans fenêtres où elles sont enfermées depuis des mois, le sang, la merde, le vomi. Elles vont dans la cour. Pendant quelques minutes, elles sentent le soleil sur leur peau.

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La Flaca partage un lit avec les deux autres collabos, Amalia et Carla. Elles obtiennent le droit de se laver, elles n’ont plus constamment les yeux bandés. Les tortures s’arrêtent. Ils leur assignent une cabane dans le camp. Marta devient fonctionnaire de la DINA. Ensuite elle est libérée, obligée à partager un appartement au centre de Santiago avec Carla et Amalia. L’appartement d’une famille tuée par la DINA. Elles ont un salaire, des vacances payées, et le droit de porter des armes.

La Flaca déclare plus tard qu’en sauvant sa peau, elle a choisi la mort, la mort en vie. On lui demande comment elle a pu contribuer à l’extermination de tant de personnes. Et pourquoi elle ne s’est pas sauvée, une fois libre. Après tout, elle aurait pu prendre l’avion, partir n’importe où. Bien avant ça, elle aurait pu, n’est-ce pas, se suicider. Marta répond toujours la même chose. Qu’ils l’ont brisée, qu’ils l’ont détruite, qu’elle était morte.

Et puis elle se tait. Je ne trouve rien d’autre sur elle, sinon qu’elle vit cachée à l’île de Pâques. Elle travaille dans une boutique de souvenirs.

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Vite, Martchenko propose à Alma de dormir à l’écart des autres prisonniers, dans la chambre des collabos. Alma refuse, il vaut mieux qu’elle reste avec les autres détenues, comme ça elle obtiendra plus d’informations. Ils la laissent même conserver l’argent qu’elle avait sur elle quand elle a été arrêtée. Alma l’utilise pour acheter du savon, du déodorant, des brosses à dents pour les autres prisonniers. 

« On est si nombreux, Alma, ça ne sert à rien, le savon ne durera que quelques jours », lui dit Amalia. Alma ne semble pas comprendre.

Souvent, Alma réussit à convaincre le garde de l’amener voir Amalia. Elles se tiennent la main et restent longtemps dans un silence lourd, interrompu par les hurlements des prisonnières qui se font torturer dans les pièces à côté.

Alma lui pose des questions de plus en plus précises sur le fonctionnement de la DINA, sur ses membres. Elle avoue à Amalia un soir qu’elle compte recruter un garde. « Alma, ils peuvent te frapper moins, ils peuvent t’offrir des cigarettes, mais ça ne saurait durer, tout ça. Tu penses que je n’ai pas essayé déjà de leur mentir. Et puis on ne trahit pas la DINA. Parle-moi, Alma. Tu sais ce qui est arrivé au garde qui a accepté de porter des lettres aux familles. Même si tu y parviens, ils vont te tuer, Alma. C’est du suicide. »

Alma se tait. « Je ne peux pas faire autrement. J’y ai pensé, mais non, je ne peux pas. C’est tout ce que j’ai. Mais tu fais de la fièvre ? »

Amalia a des spasmes, elle transpire. Alma lui enlève son pull élimé, haillons qui ne la réchauffent plus. Elle le noue comme une ceinture autour de sa taille, elle se pavane « Est-ce que ça me va ? Mets ça à la place ». Elle lui offre son manteau en cuir. Amalia refuse. Un garde vient chercher Alma. En partant, Alma jette son manteau sur Amalia. « Ce sera comme l’étreinte d’une amie. »

****

Carmen vient de rentrer, elle était dans le Sud, pour la commémoration d’un massacre, une guérilla du MIR qui a échoué. Quelqu’un lui a donné des fleurs de copihue. Il faut un terreau acide pour les fleurs, je porte les sacs de terre, elle est surprise que j’y parvienne, elle me dit tu es forte. J’ai envie de la croire.

Je lui demande si elle a revu Carla. « Une seule fois, il y a quelques années, à la cafétéria d’un hôpital. Elle était assise derrière moi. Je voulais me lever, partir, mais mon corps ne répondait pas. Elle est partie avant moi, je suis restée là, glacée. Je tremblais. Il n’y a que Virginia et moi qu’elle n’a pas tuées. »

Tant de questions me viennent sur Carla, Adela et Juan. Sur l’enfant. Carmen s’est occupée du bébé après la mort du couple. Elle n’a pas envie d’en parler, elle me dit qu’un documentaire sur eux passe à la cinémathèque qui se trouve sous la Moneda. On mange du melon d’eau, elle fait des tunnels avec sa cuillère, des labyrinthes fragiles.

« C’est fou, ensuite, la facilité avec laquelle on ment. On s’habitue à raconter n’importe quoi pour survivre. »

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Affaiblie, Alma invente et invente, ses aveux n’ont plus aucune cohérence. Les agents la mettent encore une fois sur la parrilla5. Séance forte, dit Martchenko.

Je me demande ce que ça veut dire, s’ils l’ont asphyxiée en serrant plus fort le chiffon qu’ils utilisaient pour étouffer les cris, si les coups d’électricité ont duré plus longtemps. Il y a si peu de choses sur Alma.

Alma tombe dans le coma. Ils la raniment et ils continuent. À la deuxième séance de parrilla, Alma meurt étouffée. Le soir même, ils jettent son cadavre dans les jardins de l’ambassade d’Italie.

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Le palais présidentiel est entouré de milicos6 avec des mitraillettes. Partout des voitures pour transporter les détenus. Ma gorge se serre en descendant les marches. Je pleure pendant tout le film, je ne retiens rien. À part quelques images. La crèche, maintenant démolie, où l’enfant a attendu pendant des heures. Les cadavres ensanglantés du jeune couple, transportés au centre de torture Villa Grimaldi. Martchenko qui les jette au sol, se défoule, leur donne des coups de pied, pour vérifier qu’ils sont bien morts. Toute la dictature m’apparaît dans ce geste, la cruauté gratuite, infinie. La lâcheté.

Martchenko mouille ensuite les cadavres avec un tuyau d’arrosage. Pour enlever le sang.

À Villa Grimaldi, raconte Lucía, l’odeur douceâtre des rosiers se mélangeait aux effluves de chair brûlée, aux gémissements et aux pleurs.

Je sors, le soleil plombe sur la Moneda reconstruite et je me demande si un jour je cesserai de la voir brûler en noir et blanc, sous les bombes.

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Le soir, Amalia délire, elle supplie un garde de l’amener à la salle de bains. Le garde finit par accepter et lui bande les yeux. Pendant qu’elle traverse un long couloir, le bandeau glisse. Amalia entrevoit des silhouettes de femmes, des gardes qui fument et jouent aux dés. Le prix à gagner : des vêtements de femme. Amalia les reconnaît immédiatement.

Le cadavre nu d’Alma est jeté le soir même dans les jardins de l’ambassade d’Italie. Les journaux de l’époque diront qu’Alma est morte dans une orgie de demandeurs d’asile.

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Lucía est la seule survivante du centre de torture José Domingo Cañas. « Il paraît qu’il y avait des arbres, je ne sais pas, je n’ai jamais pu les voir. J’entendais parfois les agents parler d’une piscine, au fond du jardin. »


1 Mouvement de la gauche révolutionnaire (Movimiento de Izquierda Revolucionaria). Parti politique chilien d’extrême gauche.

2 Direction nationale du renseignement (Dirección de Inteligencia Nacional). Police secrète de Pinochet, véritable Gestapo chilienne.

3 Les membres du MIR s’appelaient ainsi entre eux (« compadre » pour les hommes). Équivalent du sens vieilli et familier de « commère », sans l’acception péjorative du mot français. Exprime un lien affectif très fort.

4 Crapule.

5 Parrilla veut dire gril en castillan. Ici, il désigne un lit en métal sur lequel des victimes, nues, sont attachées et électrocutées. C’est la méthode de torture la plus répandue en dictature.

6 Militaire (péjoratif).


Pour citer cette page

Justina Uribe, « Alma », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le ).


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