Marie Carrière
Université de l’Alberta
Marie Carrière est professeure de littérature à l’Université de l’Alberta où elle dirige aussi le Centre de littérature canadienne. Elle a publié plusieurs études dans les domaines de la pensée féministe et de la littérature contemporaine incluant les monographies, Médée protéiforme (Presses de l’Université d’Ottawa) et Writing in the Feminine in French and English Canada : A Question of Ethics (University of Toronto Press), ainsi que l’ouvrage collectif, avec Patricia Demers, Régénérations : Écriture des femmes au Canada (University of Alberta Press).
« Être Médée » est bien autre chose qu’un destin, ou c’est peut-être tout le contraire d’un destin, que l’on subit, que l’on cherche parfois à assumer de manière exemplaire. Avoir à « Être Médée » est de l’ordre de l’événement.1
Isabelle Stengers, Souviens-toi que je suis Médée, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1993, p. 9.
Le lendemain matin de la première à San José (Californie) de la tragédie By the Bog of Cats, adaptation médéenne par la dramaturge irlandaise Marina Carr2 Marina Carr, By the Bog of Cats, Londres, Faber and Faber, 2004. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 24. Ivar Kvistad, « The Atomic Bomb as Dea Ex Machinâ: Heiner Müller’s Medea », Didaskalia, vol. 7, no 2, hiver 2009, Lyn Gardner, « Death Becomes Her », The Guardian, 29 novembre 2004,
Comme nombre de réécritures au féminin du mythe de Médée, By the Bog of Cats ne laisse place à aucun doute quant à son intertextualité avec la Médée infanticide d’Euripide6 Euripide, Médée, dans Marie Delcourt-Curvers (dir.), Euripide. Tragédies complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1962. Ibid., v. 1063-1064. Sénèque, Médée, dans Charles Guittard (dir.), Paris, Belles Lettres, 1997, v. 910.
Comment, dans la deuxième décennie du XXIe siècle, lit-on le mythe de Médée dans ses incarnations ou anciennes ou modernes, à travers ses maintes adaptations, transpositions et réécritures ? Voilà la très vaste question que nous nous posons dans ce dossier. Dans son étude de trois chorégraphies médéennes de l’ère actuelle, Anna Kalyvi insiste sur le caractère d’adaptation sinon d’adoption notamment individuelle et singulière du mythe médéen par le chorégraphe démiurge ou géniteur. Dans son survol du mythe de Médée dans la littérature germanophone, Ingeborg Rabenstein-Michel relève pourtant un principe d’inadaptabilité de la figure médenne, soit aux normes sociétales imposées aux mères depuis l’Antiquité. Cet angle différent provient de l’accent porté par tant d’autres sur l’acte infanticide ayant valu à Médée son aspect infâme sinon le plus insaisissable, comme on le trouvera dans l’analyse de Viktoria Adam et Kathrin Winter, où la Médée mise en monologue par les dramaturges italiens Dario Fo et Franca Rame se confronte au texte antique de Sénèque. De toute façon, à la lumière de son analyse d’un roman de Mazarine Pingeot, Pascale Joubi nous montre que Médée est toujours déjà coupable, et cela avant même de mettre à mort ses enfants. Or, Evelyne Ledoux-Beaugrand nous rappelle, dans sa lecture sous-textuelle du récit autobiographique de Colombe Schneck, que le mythème médéen peut tout aussi bien se manifester en filigrane dans le récit infanticide, pour se transformer en motif de la postmémoire holocaustienne. Cependant, Médée depuis longtemps met en question, ou du moins entre parenthèses, son propre mythe infanticide. C’est ce que rappelle Meret Fehlmann dans son étude d’une Médée trickster dans les œuvres de Robert Graves ; pour sa part, Clément Courteau souligne le déplacement de l’infanticide par l’amour, puis surtout l’exil dans la mise en scène de Jean-René Lemoine.
Dans la foulée des deux dossiers précédents de MuseMedusa, celui-ci, « Medea nunc sum : refigurer le mythe de Médée », présente un volet de création entamé par une série de collages par l’artiste Nelly Sanchez. S’y inscrivent des Médées d’abord femme et affective, mais tout aussi fatale et exilée. Les cinq textes rassemblés, dont les auteurs sont Caroline Hogue, Jean Monamy, Laurent Herrou, Léonore Brassard et Suzanne Jacob, nous font repenser Médée à partir de la haine (Hogue), l’ancienneté (Monamy), le coming-out (Herrou), la répétition (Brassard) et la désobéissance (Jacob). Mais je laisse lecteur et lectrice découvrir par eux-mêmes ces figurations médéennes.
Ainsi toujours adaptable, une mythopoesis, une idée, Médée se veut-elle d’emblée une poétique du toujours déjà, de la supplémentarité derridéenne. Comme on l’a signalé ailleurs : « Médée c’est le récit hérité, mais aussitôt fabriqué, transposé et supplémenté au fil des époques et des courants de pensée. […] Toujours déjà une mythopoesis ou le résultat instable d’une transcription perpétuelle9 Marie Carrière, Médée protéiforme, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2012, p. 37-38.
Pour citer cette page
Marie Carrière, « Médée, mythe de l’événement » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Médée sangulière. Artiste / création : un infanticide ?[/ezcol_1half_end]