Samuel Lepastier
Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité
Samuel Lepastier, ancien praticien attaché consultant de l’Hôpital La Pitié-Salpêtrière, est directeur de recherche à l’École doctorale « Recherches en psychanalyse et psychopathologie » de l’Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, et chercheur associé à l’Institut des sciences de la communication (CNRS – Sorbonne universités). Ses cent cinquante articles scientifiques interrogent la place de l’inconscient et du corps pulsionnel dans la culture. Il a publié La crise hystérique (Lille, ANRT, 2004) puis L’incommunication (Paris, CNRS-Éditions, 2013) et a coordonné, en collaboration, le numéro 68 d’Hermès : « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et artefacts » (avril 2014). Il est également directeur de publication du site www.aspasia.fr.
Le texte d’Aragon Le con d’Irène (1928), est un petit livre resté interdit plusieurs décennies durant. Le narrateur, démobilisé au lendemain de la guerre, éprouve un malaise que ne parvient pas à dissiper le plaisir de l’écriture jusqu’au moment où il imagine Irène. Celle-ci, sans se lasser, séduit tous les hommes qui se donnent à elle plus qu’elle ne s’abandonne à eux. Elle rejette ses amants dès qu’elle est parvenue à tarir pour longtemps leurs forces viriles. Victoire, la mère d’Irène, règne en maîtresse absolue sur le riche domaine agricole familial. Bisexuelle, elle s’est attachée un peuple d’hommes et de femmes. L’aïeul pétrifié par la vérole est réduit au rôle spectateur mutique dans lequel il retrouve une jouissance secrète. Ainsi, le texte d’Aragon contient l’ensemble des éléments du mythe de Don Juan. En subvertissant les codes sexuels, les femmes condamnent les hommes dont elles jouissent. Le Commandeur a été un père abuseur et la mise en scène de Don Juane est une figuration du parricide féminin, nécessaire symboliquement pour que la fille puisse s’affranchir du père.
Aragon’s short novel Irene’s Cunt (1928), remained prohibited during several decades. The narrator, demobilised after the First World War, feels a discomfort despite the pleasure of writing until the moment when he imagines “Irene”. This young woman, without wearying herself, appeal to all men who give themselves to her more than she gives herself to them. She rejects her lovers as soon as she has achieved to dry up their male powers for a long time. Victoire, Irene’s mother, is a despot who rules the rich family farm. As she is a bisexual woman, lot of male and female people became attached to her. The grandfather petrified by pox is reduced to the role of a silent spectator in which he finds a secret pleasure. Thus, Aragon’s text contains all the constituents of Don Juan myth. By subverting sexual codes, women condemn their male partners. As a father, the Commander was an abusor and the dramatisation of Doña Juana is a figuration of female parricide, symbolically required so that daughters can free themselves from theirs fathers.
Le Commandeur, dans Don Giovanni, ne serait-il qu’un père incestueux, furieux dans l’au-delà, de ce que l’autre, le diable, ait réalisé son rêve sur sa fille ?1
Philippe Sollers, Casanova l’admirable, Paris, Gallimard, 2007 [1998], p. 24.
La Première Guerre mondiale a eu des conséquences matérielles, politiques, sociales et psychologiques d’une ampleur rarement rencontrée. Parmi celles-ci, les bouleversements des rôles sexuels n’ont pas été les moindres. Pour compenser l’absence des combattants, il a été demandé aux femmes d’assumer des responsabilités professionnelles dans les domaines où elles étaient auparavant tenues à l’écart. Leur indépendance nouvelle a conduit certaines d’entre elles, avant même le tournant des Années folles, à s’affranchir de l’ordre établi, en tout état de cause privé de légitimité en raison des millions des morts dont il portait la responsabilité. Ainsi, Le diable au corps de Raymond Radiguet évoque les amours d’une jeune femme dont le fiancé est au front avec un adolescent de quinze ans, trop jeune pour être mobilisé2 Raymond Radiguet, Le diable au corps, Paris, Grasset, 1923.
Les lendemains du conflit ont été marqués par la défaillance des hommes. Non seulement beaucoup ne sont pas revenus, mais les survivants, qu’ils aient été mutilés, blessés dans leur chair, victimes de « commotions cérébrales » ou encore marqués à jamais de la licence reçue de tuer, avaient été rendus moins aimables. Des femmes ont adopté des conduites amoureuses classiquement regardées comme masculines. L’année 1922 voit la publication de La garçonne de Victor Margueritte3 Victor Margueritte, La garçonne, Paris, Flammarion, 1922. Marcel Prévost, Les Don Juanes, Paris, La Renaissance du livre, 1922.
Cette mutation est illustrée par l’histoire d’« Anna G. ». En 1921, à la veille de son mariage, cette jeune psychiatre, qui jusque-là avait mené une vie amoureuse plutôt libre, se demande avec inquiétude si elle peut s’accommoder d’un seul partenaire. Pour l’aider dans sa décision, elle décide alors d’entreprendre une psychanalyse avec Freud. Le journal qu’elle tenait pendant sa cure a été récemment édité5 Anna G. [Guggenbühl], Mon analyse avec le professeur Freud, éd. par Anna Koellreuter, trad. par Jean-Claude Capèle, Paris, Flammarion, 2012 [2010]. Ibid., p. 67. Ibid., p. 75.
Le con d’Irène : un livre en enfer
Publié en 1928 dans ce contexte, Le con d’Irène, par la place qu’il accorde au blasphème et aux motions parricides dans la genèse du libertinage féminin, propose l’analyse la plus approfondie de Don Juane8 Louis Aragon, Le con d’Irène, accompagné de cinq eaux fortes d’André Masson, Paris, Bonnel, 1928, p. 46. Lawrence Saphire et Patrick Cramer, André Masson. Catalogue raisonné des livres illustrés, Genève, Patrick Cramer éditions, 1994, p. 30. Pierre Daix, Aragon, une vie à changer, Paris, Flammarion, 1994 [1975], p. 239.
Avant d’être publié dans la « Bibliothèque de la Pléiade »11 Louis Aragon, « Le con d’Irène » (1928), Œuvres romanesques complètes I, éd. par Daniel Bougnoux et Philippe Forest, Paris, Gallimard, 1997, p. 437-475. Désormais les références à cette œuvre seront désignées par le signe LCI. Philippe Sollers, « Préface » à Louis Aragon, Le con d’Irène, Paris, Mercure de France, 2000. LCI, p. 440. LCI, p. 446. L’outrage public aux bonnes moeurs, par voie de presse ou diffusion d’imprimés relevait en France du Code pénal (articles 283 et suivants) jusqu’en 1994. Son champ d’application débordait la pornographie. Il a justifié les pousuites contre Le con d’Irène.
Don Juan : un mythe littéraire
Pour mieux percevoir Don Juane, il est nécessaire au préalable de faire retour sur Don Juan qui, avec le docteur Faust, Don Quichotte et d’autres personnages de moindre importance, partage le privilège d’avoir été hissé au rang de mythe littéraire contemporain. Notre héros naît avec la première représentation publique d’El burlador de Sevilla, création originale de Tirso de Molina, vraisemblablement en 156816 Tirso de Molina, L’abuseur de Séville et l’invité de pierre, éd. et trad. par Pierre Guenoun, Paris, Aubier, 1991 [1962], p. 7. Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire de Don Juan, Paris, Robert Laffont, 1999.
Dans la Grèce antique, la représentation tragique, fête de la Cité, prolongeait le rôle des transes rituelles collectives des cultures sans écritures, qui développaient le lien social par le renforcement des identifications croisées des membres du groupe. La découverte de l’imprimerie, assurant une nouvelle audience aux représentations dramatiques, est à l’origine de l’apparition des « mythes littéraires », dont Philippe Sellier, dans une démarche qui reconnaît sa dette à la psychanalyse, a défini les caractères en 198418 Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, n° 55, 1984, p. 112-126. Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, 2012 [1978]. Otto Rank, Don Juan et le double, trad. par Samy Lautman, Paris, Payot & Rivages, 2001 [1932], p. 133-136.
Traversant les siècles et les modes, le succès du mythe de Don Juan souligne sa dimension anthropologique : au-delà d’un moment historiquement daté des relations entre les hommes et les femmes, à travers son rapprochement avec certains rituels funéraires anciens, le mythe renvoie à un invariant de la culture humaine. Si la situation du Dom Juan de Molière, « grand seigneur méchant homme21 Molière, Dom Juan, Sganarelle, acte I, scène 1, Œuvres complètes I, édition Maurice Rat, Paris, Gallimard, 1956 [1682], p. 777. La première de Dom Juan eut lieu en 1665.
La mise à mort du père originaire par ses fils : un Don Juan freudien
En ce qu’il associe une quête sexuelle jamais assouvie à la provocation permanente et à la puissance paternelle, le mythe littéraire de Don Juan n’a pas manqué d’intéresser les psychanalystes. Il faut s’interroger sur le sens du défi au Commandeur : mieux vaut périr dans les flammes de l’enfer que de vivre soumis à un père. C’est, en d’autres termes, faire retour sur la question du parricide. Dans Totem et tabou, publié en 1913, Freud, prolongeant certaines conclusions de Darwin, postule qu’à l’aube de l’humanité, les hommes sont regroupés en clans au sein desquels un père originaire (Urvater) monopolise l’ensemble des pouvoirs sur sa horde pour se réserver toutes les femmes22 Sigmund Freud, « Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages et des névrosés » (1912-1913a), Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XI (1911-1913), trad. par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris, PUF, 1998, p. 189-385. Ibid., p. 360.
Un jour, les frères expulsés se groupèrent, abattirent et consommèrent le père et mirent ainsi un terme à la horde paternelle. Réunis, ils osèrent et accomplirent ce qui serait resté impossible à l’individu […]. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement, les organisations sociales, les restrictions morales et la religion.24
Ibid., p. 360-361.
Les fils haïssaient le père qui faisait obstacle à leurs revendications sexuelles, tout en l’aimant et l’admirant par ailleurs. Une fois satisfaits par sa mort, les motions tendres revinrent au premier plan et ils s’empêchèrent eux-mêmes de faire ce que le père leur avait interdit de son vivant. Après son décès, la puissance de ce dernier s’accrut et il prit progressivement rang d’immortel ou de dieu25 Ibid., p. 362.
La description de Freud, qualifiée par lui « mythe scientifique26 Sigmund Freud, « Psychologie des masses et Analyse du moi » (1921c), Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), trad. par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris, PUF, 1991, p. 74.
Femmes et filles, ici confondues, sont parties prenantes de cette histoire. Le pouvoir sexuel sans limites du père originaire, en l’absence de l’interdit de l’inceste, impliquait qu’elles représentaient pour lui des objets sexuels en permanence à sa disposition. Cette situation n’a pu manquer de faire naitre chez les filles abusées des mouvements affectifs semblables, dans leur ambivalence, à ceux éprouvés par les fils rejetés. S’il n’est pas possible d’être assuré de la participation active des filles dans le parricide originaire, elles n’ont pas manqué d’encourager un acte dont elles constituaient l’enjeu. Si les fils ont voulu tuer le père pour s’approprier ses femmes, les filles ont souhaité sa mort pour se libérer de son emprise afin d’accéder aux hommes de leur choix. Cependant, après le meurtre du père, chez elles aussi, le remords a conduit à la réincarnation d’un père, despotique, jaloux et abuseur, pour garantir l’honneur de ses filles.
Amoureuses et Don Juanes
Si l’homme à bonnes fortunes, davantage ici Casanova que Don Juan, jouit d’un grand prestige, au moins auprès de ses congénères masculins, la grande amoureuse est, du moins en apparence, rejetée par les deux sexes. Sur ce point, le langage est très révélateur. Si « baiseuse » et « queutard » sont des termes argotiques qui impliquent des jugements de valeur de même nature, les signifiants dégradants, sans équivalents masculins, ne manquent pas pour rabaisser la femme désirante. Dans différents dictionnaires, nous relevons affranchie, allumeuse, amorale, baiseuse, cagole, chaudasse, chienne, cocotte, corrompue, courtisane, croqueuse d’hommes, débauchée, délurée, dévergondée, dépravée, déréglée, déshonnête, dissipée, dissolue, effrontée, égrillarde, éhontée, ensorceleuse, excitée, facile, fatale, flétrie, friponne, garage à bites, gourgandine, grisette, grivoise, immorale, impudente, impure, inconséquente, indécente, lascive, légère, leste, libertine, licencieuse, lorette, lubrique, luxurieuse, malsaine, Marie-couche-toi-là, midinette, noceuse, nymphomane, obscène, ordurière, paillarde, pétasse, perverse, poule, pute, sale, radasse, rouée, roulure, scabreuse, scandaleuse, sorcière, souillée, tombeuse, trainée, une-qui-a-le-feu-aux-fesses, vicieuse, vulgaire ou plus encore, dans un contresens caractérisé au regard de l’entité clinique désignée sous ce nom, hystérique.
Pour l’homme, l’excitation au contact d’une femme usant de séduction peut provoquer de l’angoisse, source fréquente d’une misogynie non toujours dénuée de violence. Il n’est pas rare alors que le sacré soit convoqué dans un but protecteur. Ainsi, l’Ecclésiaste affirme : « Et je trouve plus amère que la mort la femme, / parce qu’elle est un traquenard, / que son cœur est un piège / et que ses bras sont des liens. / Celui qui est bon devant Dieu lui échappera, / mais le pécheur sera agrippé par elle.27 Qo, 7, 26 (trad. par Antoine Guillaumont). Voir notamment à ce sujet Jules Michelet (La sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1862]) et Robert Muchembled (La sorcière au village [XVe-XVIIIe siècle], Paris, Julliard/Gallimard, 1991).
Cependant, quand bien même une femme serait jugée « folle de son corps », à lui seul ce trait ne permettrait pas de reconnaître en elle Don Juane. Ainsi, non seulement Béatrice Didier ne fait-elle pas mention de l’ouvrage de Prévost dans l’entrée « Don Juanes » du Dictionnaire de Brunel, mais de plus, elle doute qu’il puisse exister des Don Juanes en raison de l’asymétrie des rôles masculins et féminins29 Béatrice Didier, « Don Juanes », dans Pierre Brunel, op.cit., p. 331-335. Ibid., p. 332. Ibid., p. 335.
Malgré son intérêt, il n’apparaît pas possible de suivre entièrement cette analyse. Le succès du mythe littéraire suppose que, au-delà des conjonctures historiques, il soit en mesure d’entrer en résonance avec les couches les plus profondes de l’inconscient qui sont hors-temps (Zeitlos), pour reprendre une expression de Freud. Pour atteindre son plein développement, la construction du psychisme résulte, pour une part non négligeable, des capacités d’identification aux deux images parentales, réunies au sein de ce qui est classiquement désigné en psychanalyse du nom de fantasme de la scène originaire, dans lequel le sujet imagine avoir été le témoin de relations sexuelles. Chacun de nous étant composé d’une part masculine et d’une part féminine, le psychisme est nécessairement bisexuel. Le refus du féminin, dans les deux sexes, est le plus grand obstacle à l’aboutissement de la cure psychanalytique32 Sigmund Freud, « L’analyse finie et l’analyse infinie », Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XX (1937-1939), trad. par Janine Altounian, Pierre Cotet, Jean Laplanche et François Robert, 2010 [1937 c], p. 13-55. Julia Kristeva, « Don Juan ou aimer pouvoir », Histoires d’amour, Paris, Denoël, 1983, p. 187. Ibid., p. 196-198. Voir Richard Rusbridger (« The Internal World of Don Giovanni », The International Journal of Psycho-Analysis, vol. 89, n° 1, 2008, p. 181-194) et Monique Schneider (Don Juan et le procès de la séduction, Paris, Aubier, 1994). Edouard Pichon, « Le rôle du sexe dans la civilisation occidentale », Revue française de psychanalyse, vol. 10, n° 1, 1938, p. 27. Samuel Lepastier, « Le parricide entre la structure et l’histoire », Revue française de psychanalyse, vol. 77, n° 5, 2013, p. 1590-1596. Lori Saint Martin, Au-delà du nom. La question du père dans la littérature québécoise, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 119.
Don Juane, amenée à se confronter à l’imago paternelle deux fois plutôt qu’une, est ainsi une séductrice, identifiée en cela à un père, haï par ailleurs, qui a présenté antérieurement les mêmes dispositions. En d’autres termes, la femme adulte qui utilise sa sexualité pour triompher des hommes prend sa revanche sur un père dont l’inconduite sexuelle a été source de souffrance aux temps de son enfance.
Des fragments d’Infini
Le con d’Irène est précisément construit autour d’une trame narrative de ce type. L’aïeul, en révolte contre son milieu d’origine, achète un domaine pour l’amour d’une femme. Atteint de vérole en raison de son inconduite sexuelle, paralysé puis mutique, il ressemble de plus en plus, au fil des ans, à une statue de pierre. Néanmoins, sa sexualité n’est pas atteinte avec sa « queue prête à crever les murs, et bandant aux étoiles39 LCI, p. 454.
Traversé, tout au long de sa rédaction, d’une ivresse blasphématoire qui transcende les descriptions autrement ternes pour nous conduire dans le monde de Don Juan, Le con d’Irène est un texte court composé de douze extraits de La défense de l’infini, qui éclairent différents aspects des problématiques soulevées sans nécessairement les lier. Néanmoins, si les propos du narrateur excluent l’éventualité d’une intrigue romanesque, une progression dramatique est perceptible d’un bout à l’autre de cet écrit articulé autour de trois thèmes principaux : les vacances familiales déprimantes du narrateur dans la petite ville de C***, l’image exaltante d’Irène surgie au cours de rêveries masturbatoires et, s’intercalant entre ces deux séries de tableaux, une réflexion sur les limites et les pouvoirs de l’écriture comme mode de pensée et comme réponse à l’éloignement de la femme aimée. Relevant davantage de la catégorie du scénario que de celle du roman, Le con d’Irène doit être lu comme l’analyse de mouvements affectifs autour de tableaux bien différenciés, entre lesquels s’intercalent des réflexions du narrateur et de l’auteur. Les illustrations orientent la lecture car, à l’exception de la première, chacune interprète une phrase du texte.
Témoignage de son aspect composite, le lecteur du Con d’Irène est souvent en mesure de différencier l’auteur, qui s’interroge sur l’écriture, du narrateur de l’histoire. Par ailleurs, nous retrouvons deux incipits, traversés tous deux d’un souffle épique de grande ampleur, le premier quand le narrateur refuse de s’éveiller, le deuxième lorsque commence l’histoire proprement dite d’Irène, fantasme masturbatoire mis en abîme, dans une œuvre pointant les limites de l’écriture.
Les deux incipits
Dans l’exorde au style flamboyant, le narrateur annonce son refus de s’éveiller (« Ne me réveillez pas, nom de Dieu, salauds, ne me réveillez pas, attention, je mords, je vois rouge40 Ibid., p. 437. Ibid., p. 437-438. Ibid., p. 437. Ibid., p. 451-453. Ibid., p. 452. Ibid. Ibid. Ibid., p. 453.
Des fragments d’Infini
Dans les premières pages, le narrateur fait état de vacances au sein de sa famille dans la petite ville de C***48 Ibid., p. 438-445. Ibid., p. 443. Ibid., p. 445.
L’histoire d’Irène
Le narrateur retrouve le souvenir, loin de C***, d’un épisode antérieur. « [E]mporté » par ses phrases, il fait la connaissance d’Irène : « Elle apparut dans la conque d’une période, soudain. À partir du vent une sorte de scène s’était construite qui aurait pu se poursuivre. Elle échoua devant cette femme. Je pensai longuement à cette femme.51 Ibid., p. 450. Ibid., p. 468. Ibid., p. 468.
Le long monologue intérieur de l’aïeul fait à lui seul l’objet d’un fragment (le cinquième)54 Ibid., p. 453-459. Ibid., p. 454. Ibid., p. 456-457. Ibid., p. 457. Ibid., p. 459.
Enfin, le neuvième fragment apporte de nouveaux éléments sur une histoire jusque-là connue par le seul monologue de l’aïeul. La structure de la famille est marquée par la défaillance des hommes59 Ibid., p. 467-473. Ibid., p. 459, 469. Ibid., p. 469. Ibid., p. 444. Ibid., p. 470. Ibid., p. 468.
De la cathédrale de chair à la messe rose
Présente tout au long du texte, la dimension blasphématoire est poussée au point de faire du corps érotique l’objet d’un culte. Ainsi, dans l’édition originale, la page de couverture représente l’image stylisée d’un sexe féminin évoquant aussi bien un culte de la vulve, tel qu’il a pu être observé dans certaines civilisations, que l’entrée d’un édifice religieux.
Dans les premières pages, le narrateur rêve : « Une vieille qui se trouvait là, et qui portait un chapelet orné de nombreuses médailles religieuses, me saisit le membre dans sa bouche.65 Ibid., p. 441. Ibid., p. 444. Ibid.
Si les poissons sont qualifiés de « souples masturbateurs68 Ibid., p. 460. Ibid., p. 459-460. Ibid., p. 464.
Sans doute, l’aspect le plus scandaleux du livre renvoie à la vision d’Irène faisant l’amour dans sa chambre71 Ibid., p. 460-462. Ibid., p. 461. Ibid., p. 462-464. Ibid., p. 463.
Telle qu’elle est racontée, et ce d’autant plus que, de dos, l’amant d’Irène évoque un moment Jésus-Christ aux yeux du narrateur75 Ibid., p. 461. Ibid., p. 464.
Les limites de l’écriture
Tout à la fois contrepoint et prolongement de l’expérience érotique, les limites de l’écriture sont bien vite atteintes, comme le note l’auteur77 Ibid., p. 446-450. Ibid., p. 446. Ibid. Ibid., p. 449. Ibid., p. 464-466. Ibid., p. 465. Ibid., p. 466. Ibid., p. 466-467. Ibid., p. 467. Ibid.
Refus du roman bourgeois ou refus de la vie ?
Le con d’Irène contient le mythe littéraire de Don Juan. Nous y retrouvons l’aïeul pétrifié immobilisé à la cuisine, le blasphème, la recherche infinie du plaisir et les motions parricides. Par rapport aux formes canoniques, les femmes (ici Victoire et Irène) sont les auteures et non plus les victimes de la séduction. Dans leur complicité, elles forment un couple qui n’est pas très loin de rappeler celui de Don Juan avec son valet. Il faut prendre en compte, en outre, le groupe des servantes tribades sur lesquelles Victoire règne et celui des hommes rejetés après qu’Irène, par l’excès du plaisir, les ait dépouillés de leurs forces viriles. Le père d’Irène a été assassiné sur l’ordre de Victoire si ce n’est de sa main même : elle a compris que « les hommes font de bon domestiques, mais des maîtres piteux87 Ibid., p. 471.
Le texte contient une généalogie établie sur plusieurs générations qui permet de remonter aux origines des désordres constatés. La recherche du plaisir par Don Juane n’est pas une fin en soi, mais se donne à lire comme volonté de panser les blessures du passé. Avec la complicité de sa mère, Victoire a été abusée par son père, et ses conduites à l’égard des hommes et des femmes se déterminent en souvenir de cette séduction. Le comportement d’Irène s’inscrit dans une lignée problématique : non seulement elle n’a pas connu son père, mais sa mère, son grand-père et sa grand-mère sont passibles de la cour d’assises. Elle multiplie les aventures pour terrasser les hommes sans pouvoir pour autant accéder à la maternité. Toutefois, dans un ultime retournement, le narrateur rappelle au lecteur qu’elle est issue avant tout d’un fantasme masturbatoire. Dans le portrait sensuel qu’il en dresse, deux signes détonnent : « les seins un peu trop longs pour mon goût88 Ibid., p. 461. Ibid., p. 475. Ibid.
Irène : Don Juane du temps d’après-guerre
Si, en 1928, l’expression du blasphème peut heurter les convictions intimes de nombreuses personnes, sa force traumatique, après les carnages de la Première Guerre mondiale, semble émoussée. Aussi bien par son titre provocateur que par son contenu, Le con d’Irène retire la feuille de vigne que la bienséance oblige à placer sur les pudenda des académies. Bien au contraire, Aragon exhibe magnifiquement le sexe d’Irène, en un remarquable poème en prose, au moment même où son héroïne fait l’amour91 Ibid., p. 460-464. Sigmund Freud, « Fétichisme », Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVIII (1926-1930), trad. par René Lainé, Paris, PUF, 1994 [1927e], p. 125-131. Ibid., p. 128. Ibid., p. 126.
Si Aragon a pu regarder en face la fente féminine, son inquiétude s’est manifestée dans un deuxième temps. Constatant la différence des sexes et la supportant mal, loin de tenter de s’en défendre en rabaissant les femmes, comme le font de nombreux hommes, il a choisi à l’opposé de représenter Irène et sa mère Victoire dans des postures proches de la toute-puissance, au plaisir infini. Comme l’écrit Julia Kristeva, « [i]l s’agit d’un culte du féminin comme prototype de l’impossible […] absorption du féminin et non pas défense contre le féminin95 Julia Kristeva, La révolte intime. Pouvoirs et limites de la psychanalyse, II, Paris, Fayard, 2000 [1997] p. 285. LCI, p. 474. Ibid., p. 473-475. Sigmund Freud, « La tête de Méduse », Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), trad. par Jean Laplanche, op. cit., p. 163-164.
Dans le dernier fragment du texte, dont le point de départ est l’effort de la pensée lors de la défécation, le narrateur revient sur la question de l’écriture99 LCI, p. 473-475. Ibid., p. 474. Ibid., p. 475. Aragon, Œuvres romanesques complètes I, op. cit., p. 1205, note 5.
Le con d’Irène est écrit dans un temps d’après-guerre : Irène, dont le nom évoque la Paix, est fille de la Victoire. Au-delà du mouvement surréaliste, l’affichage du thème lesbien est aussi une conséquence du conflit. Au-delà de cette conjoncture historique particulière, la prééminence des femmes dans Le con d’Irène est-elle seulement l’expression de l’angoisse du narrateur, et à travers lui de l’auteur, qui constate ses limites sexuelles et amoureuses, ou plus fondamentalement, qui accède en l’explorant à sa part féminine ? Au moyen d’une maîtrise du langage peu commune, n’a-t-il pas réussi à dévoiler pour nous un mystère autrement destiné à rester dans l’ombre ?
Pour un homme, reconnaître Don Juane, n’est pas nécessairement une expérience négative.
Pour citer cette page
Samuel Lepastier, « L’aïeul pétrifié : présence du mythe littéraire de Don Juan dans Le con d’Irène d’Aragon » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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