Massimiliano Aravecchia
Université de Western
Massimiliano Aravecchia est doctorant en littérature française du XIXe siècle à l’Université de Western (London, Canada). Ses recherches portent sur les rapports entre l’œuvre de Baudelaire et le genre de l’élégie ; il s’intéresse aussi à la question des genres et de la redécouverte de l’histoire littéraire au romantisme. Son article « “Tu m’a donné ta prose et j’en ai fait un vers” : Baudelaire et la poétique de l’échec » est actuellement sous presse pour la revue Dalhousie French Studies.
Poème parmi les plus anciens des Fleurs du mal, le « Don Juan aux enfers » revêt une importance majeure au sein de la poétique baudelairienne. À travers la mise en scène d’un mythe constitutif de l’imaginaire romantique, Baudelaire fait état de l’héritage poétique de cette saison révolue ; il thématise aussi l’impasse dans laquelle se trouve sa génération, coincée entre l’imitation stérile d’un âge d’or de la poésie et les nouvelles conditions du marché littéraire. Étape liminaire d’une esthétique de la modernité en ce qu’il représente un topos à dépasser, le « Don Juan aux enfers » se construit alors dans un dialogue avec son époque, tout particulièrement avec les œuvre de Théophile Gautier : cet étrange type de poète libertin et romantique que Gautier avait représenté sous les traits de Théophile de Viau dans Les grotesques (publiées dans la presse en 1834-1835 mais recueillies en volume dix ans après) joue certes d’une quelque importance au sein de l’intertexte du poème baudelairien.
“Don Juan aux enfers,” one of the earliest poems of Les fleurs du mal, has an important role in Baudelairian poetics. By representing one of the most significant romantic myths, Baudelaire openly engages with the poetic and thematic legacy of Romanticism, and depicts the particular literary impasse of his generation, which was caught between the mere imitation of a poetic golden age and the conditions imposed by a new literary market. Representing a preliminary step towards Baudelaire’s aesthetics of Modernity, “Don Juan aux enfers” embraces a topos, while overtaking it at the same time. This poem builds itself within a dialogue with existing contemporary literary works, drawing on some of them, particularly on Gautier’s Grotesques. In his Grotesques (published between 1834 and 1835, and collected in a volume ten years later), Gautier depicts Théophile de Viau, a hybrid kind of poet who is both a libertine and a romantic, and who is a possible model for Baudelaire’s “Don Juan aux enfers”.
Au milieu de ce XIXe siècle qui achève la transfiguration mythique du personnage de Don Juan, la réécriture baudelairienne joue en plaque tournante entre romantisme et modernité. Son « Don Juan aux enfers » constitue moins une célébration mythique qu’il ne sonne le glas d’une saison poétique. Au sein de cette évolution que Les fleurs du mal tracent d’un sujet lyrique condamné au « nouveau », le « Don Juan aux enfers » témoigne d’une étape liminaire, où le jeune poète fait état de l’héritage thématique et rhétorique du romantisme. Le « soleil romantique » projette alors ses ultimes éclats sur cet avatar donjuanesque d’un poète en retard, fils de l’échec artistique et existentiel du Joseph Delorme – « Les fleurs du mal de la veille »1 Selon une définition dont Baudelaire lui-même se flattera dans une lettre à Sainte-Beuve en mars 1865 (Charles Baudelaire, Correspondance, éd. par Claude Pichois et Jean Ziegler, vol. II, Paris, Gallimard, 1973, p. 474 ; désormais C). Publiées en 1844, elles réunissaient dix essais parus dans La France littéraire entre janvier 1834 et septembre 1835 (sauf l’essai sur Scarron, publié dans la Revue des deux mondes du 14 juillet 1844). Voir Théophile Gautier, Les grotesques, éd. par Cecilia Rizza, Paris/Fasano, Nizet/Schena, 1985 [1844]. Désormais G. Ibid., p. 112. À une même perspective ironique sur Don Juan appartiennent le Don Juan barbon de Gustave Le Vavasseur (Farces et moralités, Paris, Frères Lévy, 1848) et « L’école de Don Juan » de Louis Ménard (paru dans Le Corsaire-Satan du 13 février 1846 ; voir P. S. Hambly et R. H. Lloyd, « Quelques poèmes oubliés de Louis Ménard », Bulletin des études parnassiennes, vol. IV, décembre 1982, p. 5-16). Il faudra toutefois nuancer la formule de Hugo Friedrich (Structures de la poésie moderne, trad. par Michel-François Demet, Paris, Denoël-Gonthier, 1976, p. 45) : si le Moi lyrique des Fleurs ne s’identifie pas in toto à l’auteur empirique, il n’est pas non plus une pure fiction. Les ébauches de préface, mais surtout la réaction au procès de 1857, témoignent de la gêne baudelairienne à l’égard de cette position mitoyenne.
« Après la bataille »
Les années de rédaction du « Don Juan aux enfers » (1843-1846) se caractérisent par une relecture de l’expérience romantique, tantôt engendrant une nouvelle sensibilité (les parnassiens), tantôt aboutissant à la palinodie critique ou au silence poétique (Sainte-Beuve, Hugo). C’est à l’école du désenchantement, comme l’a appelée Paul Bénichou6 Paul Bénichou, « L’école du désenchantement », dans Romantismes français, vol. II, Paris, Quarto Gallimard, 2004 [1992], p. 1475 et suiv. Charles-Augustin Sainte-Beuve, préface aux Poésies complètes. Joseph Delorme. Les consolations. Pensées d’août, Paris, Charpentier, 1840, p. 1-2. Charles Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Victor Hugo », dans Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, 2 vol., Paris, Gallimard, 1976 p. 131. Désormais OC. Graham Robb, La poésie de Baudelaire et la poésie française. 1838-1852, Paris, Aubier, 1993, p. 46. Quatre à peine entre 1845 et 1850 : « À une Créole » (« À une dame créole », L’artiste, 25 mai 1845) ; « L’impénitent » (« Don Juan aux enfers », L’artiste, 6 septembre 1846) ; « À une Indienne » (« À une Malabraise », L’artiste, 13 décembre 1846) et « Les chats » (Le corsaire, 14 novembre 1847 ; Le voleur, 10 décembre 1847 ; Revue de Belgique, novembre 1848). Attitude d’autant plus singulière si l’on considère que, selon des amis du poète (Prarond, Asselineau, Champfleury), bien des Fleurs de 1857 ont déjà été composées dans la première partie de la décennie.
Silence de Don Juan, silence de Baudelaire
La scène que le poème raconte est connue : dans un décor représentant l’enfer et campé d’après Dante et Delacroix11 Henri David, à qui revient le mérite d’avoir démêlé la question des sources du poème (« Sur le “Don Juan aux enfers” de Charles Baudelaire », Revue d’histoire littéraire de la France, janvier-mars 1937, p. 65-76), signale l’importance du tableau de Delacroix La barque de Dante (de même que du Naufrage de Don Juan et d’une lithographie perdue de Simon Guérin représentant Don Juan aux enfers). « Don Juan aux enfers », OC, vol. I, p. 20. Dante Alighieri, La divine comédie. Le purgatoire trad. par Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1988, p. 19. « Baudelaire Charles (1821-1867) », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire de Don Juan, Paris, Laffont, 1999, p. 76. Ibid. Pour la « fantasque escrime », voir « Le soleil », OC, vol. I, p. 83.
Premier intertexte gautierien : Don Juan entre héroïsme et ironie
Afin de saisir la portée du silence du Don Juan baudelairien, il suffira de le rapprocher de la faconde remarquable que Gautier avait prêtée à sa réécriture de Don Juan dans La comédie de la mort16 « Don Juan », La comédie de la mort, éd. par Michel Brix, Paris, Bartillat, 2004 [1838], p. 168. Paru dans Le Corsaire-Satan du 3 mars 1846 : « Bien qu’il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l’illustre don Juan qui ne fut d’abord, selon Molière, qu’un rude coquin, bien stylé et affilié à l’amour, au crime et aux arguties ; – puis est devenu, grâce à MM. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n’est plus qu’un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d’une honnête femme bien éprise de son mari » (OC, vol. I, p. 546). Le rapport de Baudelaire aux bourgeois s’avère toutefois plus nuancé à cette époque. Voir Anne Becq, « Baudelaire et “ l’Amour de l’Art ” : La dédicace “ aux bourgeois ” du Salon de 1846 », Romantisme, vol. 7, 1977, p. 71-78.
Mais s’il y a de l’héroïsme dans le « Don Juan aux enfers », il est de la même nature que celui de « L’albatros » ou du « Cygne » : la grandeur des exilés qui traînent gauchement avec eux les vestiges d’une autre dimension. Les « grandes ailes blanches » semblables à des avirons19 « L’albatros », OC, vol. I, p. 9. « Le cygne », OC, vol. I, p. 86. Ainsi Charles Nodier : « RAPIÈRE, s.f. vieille et longue épée – Il se dit en plaisantant d’une épée, pour jeter du ridicule sur celui qui la porte » (Dictionnaire universel de la langue française, rédigé d’après le Dictionnaire de l’Académie, et ceux de Laveux, Gattel, Boiste, Mayeux, Wailly, Cormon, etc., vol. II, Paris, Belin-Mandar, 1835, p. 370). Le Dictionnaire de l’Académie française (sixième édition, 1835), corrobore cette tournure à l’aide d’un exemple : « C’est un traîneur de rapière » (p. 355). « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », paru en juillet 1855 dans Le portefeuille et ensuite, remanié, en septembre 1857 dans Le présent. Cette étude représente l’aboutissement d’une longue réflexion ; Claude Pichois date justement de 1842-1847 une première version (« La date de l’essai de Baudelaire sur le rire et les caricaturistes », dans Baudelaire. Études et témoignages, Neuchâtel, À la Baconnière, 1967, p. 80-94). « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », OC, vol. II, p. 532. Baudelaire poète comique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 145. OC, vol. I, p. 627-628.
Marque d’héroïsme et maladresse, le silence du « Don Juan aux enfers » représente alors une condamnation, mais aussi un legs : le silence d’un aristocrate de la poésie au milieu d’une décennie marquée par une démocratisation de la littérature. Par rapport à Gautier, dépositaire d’un même legs romantique mais ayant accepté avec désinvolture les règles de la littérature industrielle, la position de Baudelaire demeure équivoque, même s’il est « condamné » au travail tout comme l’auteur de La comédie de la mort, ni l’un ni l’autre n’étant nobles (ce qui marque une différence cruciale entre eux et les poètes du premier romantisme). Face au Don Juan de Gautier, grimé afin de masquer une décadence physique préalable au reniement du libertinage26 Il faut rappeler que les contemporains déjà voyaient dans La comédie de la mort le triomphe du « style de décadence », libre enfin de s’épancher en dehors des bornes du romantisme. Voir Aurélia Cervoni, « Le style de décadence ». Polémiques autour de Baudelaire et Gautier », L’année Baudelaire, vol. 15, 2012, p. 25-42.
Deuxième intertexte gautierien : Grotesque Don Juan
En 1844, Gautier réunit sous le titre de Grotesques neuf articles sur la littérature du XVIIe siècle parus dix ans auparavant. Au sein d’une polémique qui oppose romantiques et Académie, Gautier joue son ultra du Petit-Cénacle en choisissant un lot de poètes « mineurs » du XVIIe siècle (hormis Villon), dont il fait autant de signes avant-coureurs du romantisme. Parmi ces poètes, Théophile de Viau se taille la part du lion : contemporain du Don Juan représenté en « raffiné du temps de Louis treize27 Théophile Gautier, La comédie de la mort, p. 166. Dans la préface à l’édition Charpentier de 1843 du Tableau historique, Sainte-Beuve avoue : « Jeune et confiant toutefois, j’y [dans l’édition de 1828] multipliais les rapprochements avec le temps présent, avec des noms aimés, avec tout cet âge d’abord si fervent de nos espérances. […] La poésie française du XIXe siècle et celle du XVIe ont peut-être en cela un rapport de plus pour la destinée : l’espérance y domine ; il y eut plus de fleur que de moisson » (dédicace « À M. Dubois », Tableau historique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, Charpentier, 1843, p. 2). « Théophile Gautier (Les grotesques) », article paru dans La revue de Paris du 31 octobre 1844 ; recueilli dans Portraits contemporains, éd. par Michel Brix, Paris, Presses universitaires Paris Sorbonne, 2008, p. 1543. Désormais PC.
L’exhumation de Théophile de Viau participe au cours des années 1830 d’une polémique anticlassique. Plus que l’inspiration parfois maladroite mais toujours puissante (la « sauvagerie » poétique), ce sont les difficultés existentielles du poète qui priment : « L’âge romantique fait du motif de la victime un élément dominant de la lecture de l’œuvre », a écrit à ce propos Melaine Folliard30 Le bruit du monde. Théophile de Viau au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 41. Par exemple chez Paul Lacroix (Le maréchal d’Ancre, pièce donnée en 1828, publiée ensuite entre 1834 et 1839 dans Le magasin théâtral) ou Anaïs de Bazin (La cour de Marie de Médicis, Mesnier, 1830). « Théophile de Viau », G, p. 133. « Cyrano de Bergerac », op. cit., p. 242. « Théophile de Viau », op. cit., p. 133. « Saint-Amant », op. cit., p. 202-203. « Cyrano de Bergerac », op. cit., p. 236. « Théophile de Viau », op. cit., p. 119 Ibid., p. 161. Ibid., p. 112.
Dans Les grotesques, et plus précisément dans le cas de Théophile de Viau, Gautier exploite avec finesse tous les ressorts d’une identification historique et personnelle à travers l’équivoque de l’homonymie. Il faut croire que le jeune Baudelaire, qui à la même époque réfléchit sur la question d’un dépassement de cette posture poétique et regarde avec ironie (c’est-à-dire à distance) l’épigone du romantisme qu’il aurait été, penche plutôt du côté de Sainte-Beuve, et joue son « vieux constituant de 89 » face au « jeune girondin »40 « Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1533. « Spleen », OC, vol. I, p. 73.
L’intérêt baudelairien pour Théophile sera l’affaire des années 1860, lorsqu’il songera à ajouter à Mon cœur mis à nu un sonnet tiré du Parnasse satyrique que Poulet-Malassis venait de rééditer42 « Je songeais cette nuit que Philis revenue » (« Mon cœur mis à nu », XLVIII, OC, vol. I, p. 707-708). Mais s’il se souvient presque par cœur du poème, Baudelaire a oublié l’auteur : il le demande alors à Sainte-Beuve, qui l’ignore également (voir C, vol. II, p. 563-564). Charles-Augustin Sainte-Beuve, Correspondance générale. Vol. XIV – 1865, éd. par Jean Bonnerot, Paris, Privat-Didier, 1964, p. 377. Le Parnasse des poètes satyriques ou dernier recueil des vers piquants & gaillards de notre temps, éd. par Georges Bourgueil, Paris, Passage du Nord/Ouest, 2002 [1622], p. 15. OC, vol. I, p. 207. Jérôme Thélot (Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993, p. 289-332) a bien élucidé l’importance de cette épître, où le poète sous-entendrait « son doute, son impossibilité de se justifier son ambition, de coïncider avec lui-même, son soupçon sur la littérature, sa nostalgie déjà d’un autre destin, sa mélancolie qui l’enchante et l’accable » (p. 332). « Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1541. Ibid., p. 1544.
C’est alors pour exorciser ce silence que le jeune Baudelaire choisit de le représenter, en le thématisant par le biais d’un mythe où le poète romantique et le romantique ad honorem Théophile de Viau se superposent. Car sous le « Don Juan aux enfers » semble percer le Théophile qu’esquisse Gautier en confectionnant savamment, dans Les grotesques, l’ode XIV48 « Sur une tempeste qui s’esleva comme il estoit prest de s’embarquer pour aller en Angleterre » (Théophile de Viau, Œuvres Complètes, vol. I, éd. par Guido Saba, Paris/Rome, Nizet/Edizioni dell’Ateneo, 1984, p. 267-272). Les citations théophiliennes qui suivent sont tirées de l’article de Gautier (G, p. 123-125). OC, vol. I, p. 20. Henri David, loc. cit., p. 73 ; repris par Claude Pichois et Jacques Dupont (L’atelier de Baudelaire : « Les fleurs du mal ». Édition diplomatique, vol. I, Paris, Champion, 2005, p. 188) qui y ajoutent un passage de Albertus de Gautier. « Il n’ont [Lamartine et Musset] pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d’eux-mêmes » (« Études sur Poe », OC, vol. II, p. 274). « Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1542.
En multipliant ses sources, la réécriture baudelairienne semble alors duper le lecteur, ou alors agir tel un leurre afin de mieux dénicher l’« hypocrite lecteur53 « Au lecteur », OC, vol. I, p. 6. La conclusion du Salon de 1845 témoigne déjà de cette idée fixe : « Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » (OC, vol. II, p. 407). Le mot est d’Adolphe Beschot (cité par Jean Ziegler, « Émile Deroy (1820-1846) et l’esthétique de Baudelaire », Gazette des beaux-arts, 6e période – vol. LXXXVII, mai-juin 1976, p. 158).
Pour citer cette page
Massimiliano Aravecchia, « Le « Don Juan aux enfers » de Baudelaire entre Théophile et Théophile » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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