Valérie Rauzier vit à Oslo où elle enseigne l’anglais et le cinéma. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat d’anglais intitulée Diamanda Galás et Kathy Acker : contre-pouvoir à corps et à cris, rédigée sous la direction de Claude Chastagner de l’université Paul Valéry, Montpellier 3 en France. Membre collaborateur au laboratoire d’Études Méditerranéennes du Monde anglophone (EMMA), elle travaille actuellement sur un numéro de la collection Profils américains consacré à Kathy Acker, intitulé « Eat your Heart Out: The Lifework of Kathy Acker » et dont la parution est prévue pour 2021.
FADE IN
EXT. JARDIN. JOUR.
Plan large panoramique sur le palais de Circé, planté au beau milieu d’une clairière. Des loups, des lions haletants sont couchés à l’ombre des bougainvilliers et des lauriers roses. L’air grésille du chant des cigales. A côté de l’entrée principale, sous une tonnelle de glycines, un trou de verdure violette où coule une fontaine. Deux personnes s’abritent du soleil méditerranéen.
Voix Off: Once upon a time, not long ago, O…. Cette histoire commence ainsi. Un début parmi d’autres infinis possibles. Comme tout autre, elle se fait l’écho de milliers de fables.
Ulysse va quitter Ææa. Circé ne le retient plus.
ZOOM IN sur les personnages.
TITRE : Chant O
ULYSSE
Tu te décides donc enfin à me laisser partir, très chère Circé à la belle chevelure, ou s’agit-il d’un autre de tes stratagèmes ?
CIRCE
Tu ne rends ni hommage à mon hospitalité ni à notre complicité, Odysseus. Ne t’inquiète pas, j’ai assez d’animaux domestiques et j’ai bien profité de ta compagnie. Si tu avais réellement voulu partir, tu ne serais pas resté aussi longtemps.
ULYSSE
Je sais que tu ne manques pas de poisons, sorcière, et je suis à court de contre-philtre.
CIRCE
Tu veux vraiment toujours avoir le dernier mot ! Tu assènes des vérités auxquelles tu t’efforces de croire, c’est d’un banal… Et puis “poisons,” comme tu y vas ! Je préfère parler de “révélateurs” ou de “libérateurs” … Je peux aussi te procurer plus de moly, si cela te rassure, à moins qu’à tes yeux, l’antidote d’Hermès ne devienne poison entre mes mains ? Mais au-delà de ces questions de terminologie sur lesquelles nous tournons en rond, permets-moi de te dire que tu es injuste. N’ai-je pas rendu à ton équipage porcin leur forme humaine ? Je suis lasse de ces justifications. Je ne suis pas ta rivale et n’aspire pas à la domination. Dis-moi plutôt quel est ton prochain cap.
ULYSSE
Nous partons vers le sud. Je veux entendre la voix des sirènes.
CIRCE
Tu prétends craindre le pouvoir de la magie et tu es prêt à te jeter dans la gueule de ces monstres ? Tes élans hédonistes sont inquiétants et je doute que ta ruse seule puisse te permettre de survivre à cette épreuve. Les sirènes charment tous les mortels : quiconque arrive près d’elles, s’approche par ignorance et entend leur timbre de voix est condamné. Tu risques fort de grossir les tas blancs d’ossements et de débris humains depuis lesquels elles guettent les navires. Personne n’est jamais revenu, toutes les histoires se terminent donc là-bas. Tu réalises que ce ne sont pas des femmes, n’est-ce pas ?
ULYSSE
Ne me réduis pas à des clichés de masculinité décérébrée. Tu sais aussi bien que moi que les limites n’existent que pour être franchies. Je veux traverser, le plaisir seul ne peut me suffire, je désire ardemment savoir, simultanément.
CIRCE
Très bien. Prends cette cire. Pour que tu écoutes avec une grande volupté la voix des sirènes, tu la chaufferas au soleil et boucheras les oreilles de ton équipage avec, afin qu’ils ne puissent se laisser charmer par le chant de ces créatures, alors qu’attaché au mât, tu pourras pleinement profiter du concert…et du spectacle. Attention cependant, lorsque tu prieras tes matelots, que tu leur commanderas (ce que tu feras immanquablement) de desserrer les nœuds, ils devront aussitôt donner un tour de plus !
Le vent s’est levé, roi d’Ithaque, profites-en.
ULYSSE
L’exil est mon royaume. Je suis partout l’étranger, même dans les lieux les plus familiers. Pour me retrouver, je dois me transformer. Circé, divine entre les déesses, αντίο !
CIRCE
ÉCRIS-MOI !
FADE OUT.
Chant XX
INT. HÔTEL ORMOND, DUBLIN, époque moderne. NUIT.
PLAN FIXE sur Léopoldine Bloom. Enfermée dans un plan moyen, elle est assise à une table au fond de la salle à manger. Penchée sur une grande feuille blanche, elle écrit. Elle écoute aussi, surtout.
BRUITS HORS CHAMPS. Les sons se télescopent, brisent le sens. Comment ne pas se perdre dans ce naufrage cacophonique ? Dédale et son équipage accompagnent leurs chants au piano dans la pièce à côté. Derrière leur bar, Miss Douce et Miss Kennedy charment la clientèle et s’assurent que tous consomment assez pour suivre le roulis de ce bateau ivre. Le mobilier devient vite rochers errants pour ces marins. Rivée à sa chaise, droite contre le dossier en bois, Léopoldine se cramponne à sa plume, et tente de faire sens de ses sens.
MISS KENNEDY – chantant avec les musiciens
They nailed their banners to the mast: the Orange, White and Green.
C’est elle ?
MISS DOUCE
Oui, regarde-la assise sur le bord de son siège, les jambes écartées sous la table, à aguicher son ex grisonnant. Il ne voit que du feu à son jeu.
MISS KENNEDY
Et c’est reparti pour un tour. Il ne peut lui résister. Il est bouché ou quoi ?
MISS DOUCE
Pas assez, apparemment… (puis d’une voix suave) Ulysse tant vanté, grande gloire des Achéens, arrête ici ton navire et viens à nous. Nul encore n’a passé devant cette île sans avoir écouté nos voix.
[Who was it led this noble band, and what has been their fate?
Was chivalry shown to them at last? No]
MISS KENNEDY
N’est pas héros qui veut. On le retrouvera échoué sur nos berges les jours prochains. Aussi prévisible que pathétique, il n’a ni la force ni le courage de s’inventer en dehors de la reproduction.
[Then after the surrender, there began a tyrant’s reign, When young and old — the brave and true — all ruthlessly were slain]
MISS DOUCE – pointant la rue
Regarde ce gars tout de soie vêtu. Là, dans la deuxième voiture. Il regarde par ici, ça y est, c’est comme s’il m’avait entendue. Pan pan, t’es mort !
MISS KENNEDY
Ils sont vraiment débiles, ces gars !
[May your country still have hero’s that are not afraid to die]
MISS DOUCE
Bon, au boulot, arrête ton cinéma !
CUT
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Léopoldine s’arrête d’écrire. Elle fixe sa page couverte de signes : « Mon reflet dans ce miroir fêlé, ma fêlure dans le reflet. Délier les mots pour libérer le langage. Explorer toutes les possibilités du langage pour en dépasser les limites. KESKISKASH derrière ? »
ECRIS !
Chant XY
Que vocifèrent les vagues violentes ? Elles portent les voix qui cherchent une voie : « On va mourir ? » flarf, schluf, pok. « Assurément, mais la question du moment précis est toujours en suspens, pour l’instant, continue de ramer ! » flok pop flarf. Bloom. Un flot de chaud lolo lichelope-le secret s’épanchait pour s’épandre en musique, endésir, sombre à déguster, insinuant. La tâter, la tapoter, la tripoter, la tenir sous. Tiens ! Pores dila-teurs qui se dilatent. Tiens ! Le jouir, le sentir, la tiédeur, le. Tiens ! Faire par-dessus les éclusesgicler les jets. Flot, jet, flux, jet de joie, coup de bélier.
Ça y est !
Langue de l’amour. Jingle jingle jaunted jingling. Coin rang. Clock clacked. Sonnez. La cloche!
Sweetheart, goodbye!
Ça chante, ça parle, ça écrit, ça jouit […] “there’s music everywhere !”
Φθόγγος
CRIS !
Chant XXXY
… et bientôt, on n’entend plus les cris ni les chants des Sirènes.
INT. LE CHATSUBO BAR, dans une ruelle sombre de la Conurb, des pirates du cyberespace, Abhor et Ulysse, Ange et O, boivent au comptoir. Parmi une multitude d’écrans géants répétant les mythes des dernières nouvelles, et diverses scènes sadomasochistes, un péplum muet : Das Schweigen der Sirenen. Les yeux se rivent sur cet écran-là :
Les oreilles bouchées, un humain première génération se tortille, attaché à un mât. Ses oreilles sont bouchées de manière aussi grossière qu’évidente. Des créatures hybrides flottent autour de lui, curieuses. La caméra se concentre sur la courbe de leur cou, rend visible leur souffle profond, montre leurs yeux pleins de larmes, leur bouche entrouverte. Elle glisse ensuite sur l’humain, perdu dans son extase : elle suit les veines de son cou gonflées à se rompre, s’engouffre dans la bouche grande ouverte, antre noire. FIN
ULYSSE
Vous l’avez ressenti vous aussi, ce rugissement silencieux ? C’est magique, non ?
O
C’est tout de même une grande gueule, hein ? Allez, le prends pas personnellement.
RIS !
Chant OO, moving into wonder
ITHAQUE. JOUR ET NUIT.
Il était une fois et encore une fois …
Heureux qui comme Ulyssea vole la langue pour la faire s’envoler. Loin d’une répétition rituelle des choses dites, en quête des mouvements avant-coureurs des choses à dire, inouïes : arriver à l’inconnu :
éCRIs encore, ECRIS en corps !
Annexe
Les textes qu’Ulyssea lie, relit, délie, relie dans tous les sens de cette brève odyssée littéraire :
ACKER, Kathy. Pussy, King of the Pirates. New York: Grove Press, 1996.
ACKER, Kathy. Bodies of Works: Essays. London: Serpent’s Tail, 1997.
ACKER, Kathy. Empire of the Senseless. New York: Grove Press, 1988.
JOYCE, James. Ulysses. Ware, Herts., Wordsworth, [1922] 2010.
CIXOUS, Hélène. Le Rire de la Méduse et autres ironies. Paris : Galilée [1975] 2010.
GIBSON, William. Neuromancer. New York : Ace, 1984.
HOMÈRE, L’Odyssé. Paris : librairie L. Borel, 1897.
Irish Rebel Song, “THE MEN OF DUBLIN.” [En ligne]. Disponible sur <https://www.irish-
KAFKA, Frantz. “Le Silence des sirènes,” Récits et fragments narratifs, trad. Marthe Robert. Paris : La Pléiade [1917] 1980.
WITTIG, Monique. Le Corps lesbien. Paris : Les Editions de minuit, 1973.
Pour citer cette page
Valérie Rauzier, « Les Odyssées », MuseMedusa, no 9, 2021, <https://archives.musemedusa.com/dossier_9/rauzier/> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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