Cinéaste née à Montréal, Phyllis Katrapani a fait ses études à l’Université du Québec à Montréal (BAC en communication, option cinéma), à la Faculté de cinéma de Prague (FAMU) où elle réalise son premier film, Zatisi (Still Life, 1992), ainsi qu’à l’école de cinéma Mel Hoppenheim de l’Université Concordia (MFA Film Production). Ses films sont montrés au Québec et à l’étranger depuis 1995, année où elle a fondé les Productions île blanche. En 1997, elle a réalisé Ithaque, un moyen-métrage poétique inspiré du mythe d’Ulysse. Within Reach (2006) s’interroge sur les notions d’intimité dans l’art et la position bien particulière du documentariste et Home (2002) mêle habilement le documentaire et la fiction en posant la question de l’appartenance. Phyllis Katrapani est aussi connue pour son travail écrit et photographique ayant collaboré à l’occasion à différentes publications reliées au cinéma, aux arts médiatiques et à la photographie. En 2011, elle a été artiste en résidence au Centre d’art contemporain de Glasgow, CCA et en 2012, elle a réalisé un projet de médiation culturelle dans une école secondaire du Québec. Phyllis Katrapani est également professeure de cinéma.
Comment parler d’un film réalisé il y a vingt-quatre ans sans plonger dans les raisons m’ayant amenée à le faire ? Comment l’aborder sans mesurer sa résonance aujourd’hui, d’abord pour moi ? Sans doute parce qu’il est un de mes premiers films ; Ithaque m’appelle constamment, j’y retourne comme à un lieu signifiant qui, à travers le temps, conserve son esprit, son genius loci, avec ses nouvelles interprétations. À la fois une construction mentale, à la fois un paysage, j’ai envie de le redécouvrir, de déambuler à travers lui. Ce voyage vers et depuis Ithaque ne s’est jamais terminé et qui dit que je le retrouverai tel que je l’ai laissé la dernière fois ?
J’ai fait la rencontre du poème « Ithaque » de Constantin P. Cavafy, duquel s’inspire le film, dans une carte d’anniversaire ; mon père avait soigneusement retranscrit chacun de ses vers. Le poème remplissait toute la carte et sa lecture fut suivie d’une discussion sur son sens et ce que je pourrais en tirer comme leçon de vie.
Le poème s’adresse à Ulysse, l’auteur lui dit de ne pas hâter le retour vers son île, de prendre tout le temps qu’il faut pour goûter aux plaisirs de la vie, de ne pas craindre les monstres et les obstacles qu’il ne rencontrera que s’il les porte en lui, de ne pas faire d’Ithaque le but du voyage. Ithaque est la raison et non la finalité ; le voyage est aussi important que la destination… Cavafy parle à Ulysse comme à un frère ou à un ami, Ulysse n’est jamais nommé. C’est vous, c’est moi, c’est tout le monde sauf le plus célèbre des héros de la mythologie grecque. En ramenant ainsi Ulysse au statut d’un être ordinaire avec des désirs et des possibles déceptions, le poète nous élève en même temps, lecteurs et lectrices, au niveau d’Ulysse, dans toute sa force et sa vulnérabilité. Ulysse et nous ne faisons qu’un et notre périple est aussi une aventure au bout de laquelle il y aura une transformation.
Si les poètes savent écouter le monde, il faut toujours leur tendre l’oreille.
J’ai réalisé Ithaque quelques années après avoir reçu cette carte. Il me semblait alors naturel que mon Ulysse moderne soit incarné par mon père, Atanas Katrapani. Son voyage, mon personnage le ferait principalement en train et, au-delà de la fenêtre de son compartiment, différentes images de sa vie referaient surface de manière non chronologique. Passé et présent s’entremêleraient, réalité et mythe aussi. Il y aurait ce mouvement inexorable vers l’avant. Que nous soyons sur le point de quitter ou de revenir, dans le rêve ou dans l’expérience, cela n’aurait aucune importance, tout serait contenu dans cet élan qui nous propulse d’un moment à un autre.
Mais Ithaque m’intéressait aussi parce que dans l’idée de mouvement, il y avait celle de l’exil. Fille d’immigrants, pour qui l’identité a toujours été un concept aux contours flous, il y avait toujours en moi une fascination pour les pays de mes origines, la Grèce et la Turquie. Je les avais visitées plusieurs fois et je ne pouvais pas dire que je me sentais venir de là, même si je reconnaissais chez des gens des traits de caractère et dans la lumière, des paysages en moi. Il m’arrivait d’être nostalgique pour des choses que je n’avais jamais vécues et d’avoir le sentiment de ne pas tout à fait connaître mes parents. Quand eux, ils y retournaient, ils étaient différents. Tout était différent.
Au-delà de l’histoire du roi d’Ithaque, aux mille ruses, dont le retour chez lui après la guerre de Troie est semé d’embûches, c’est la charge émotive de la terre natale qui m’interpelle ; mes films explorent tous, de manière différente, cette charge-là, la tension entre ici et le pays de nos origines, qui supporte notre existence et qui dessine notre trajectoire. Pourquoi nous trouvons-nous à ce moment-là à cet endroit précis ? Que quittons-nous ? Que cherchons-nous sinon un lieu pour nous déposer, si ce n’est pas celui pour nous projeter dans l’avenir ? Quelle est cette Ithaque que nous voulons retrouver ? Miroir ou mirage, elle nous raconte de quoi nous sommes faits.
Je vois dans les images du film la jeune femme qui l’a réalisé, je la regarde regarder. Comment traduirait-elle les mots de Cavafy aujourd’hui, vingt-quatre ans plus tard ? Comment feraient-ils écho à sa vie ? À quoi ressemblerait le voyage ?
Une femme voyagerait en train. Au-delà de la fenêtre de son compartiment, différentes images de sa vie referaient surface de manière non chronologique. Passé et présent s’entremêleraient, réalité et mythe aussi. Le train s’arrêterait parfois, le temps de faire le plein de nouvelles odeurs, de nouvelles musiques. Elle le manquerait, le rattraperait, elle avancerait, curieuse et pas trop pressée. De toute façon, dès qu’elle s’approcherait de ce qu’elle croirait être son île, l’île serait plus loin encore, une forme, une esquisse, un film à venir.
Pour citer cette page
Phyllis Katrapani, « Retour à Ithaque », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).