Justice générationnelle : a-t-on des leçons à tirer de l’Antiquité ?
Entretien avec Nadine Bernard

Justice générationnelle : a-t-on des leçons à tirer de l’Antiquité ?

Entretien avec Nadine Bernard

Nadine Bernard et Pascale Millot

Nadine Bernard
Pascale Millot

Historienne et maîtresse de conférences à l’Université de Rouen, Nadine Bernard est spécialiste d’histoire sociale et du genre. Ses travaux en cours portent sur les personnes âgées dans le monde grec antique.

Pascale Millot mène un doctorat en recherche-création à l’Université de Montréal sous la direction de Catherine Mavrikakis et de Maïté Snauwaert. Sa thèse porte sur l’expérience de la vieillesse féminine chez Denise Boucher, Hélène Cixous, Annie Ernaux, Jacqueline Harpman et Fabienne Kanor. Le volet création est une docufiction sur le même sujet. Elle enseigne la littérature au Cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil, depuis 2012. Auparavant, elle a été journaliste culturelle et scientifique, et a publié dans les plus importants médias du Québec.


Pascale Millot : Comment les aînés étaient-ils traités dans le monde grec ?

Nadine Bernard : Il y a nécessairement plusieurs réponses puisque l’Antiquité n’est pas un monde dans lequel tous les êtres humains naissent libres et égaux. Les réponses varient donc selon que l’on est homme ou femme, maître ou serviteur, riche ou pauvre, seul ou accompagné, autonome ou dépendant des soins d’un autre. Il faut par ailleurs distinguer entre les parents et les anciens. Dans la cité grecque, il existe un devoir d’assistance et de soutien envers ses parents et ses grands-parents, mais pas envers tous les aînés.

Pascale Millot : Comment se traduit le devoir d’assistance envers les parents ?

Nadine Bernard : On parle de Gerotrophia. Trophê, en grec, signifie nourriture. De manière étendue, il s’agit du soin de tous les jours. C’est une obligation qui s’inscrit dans un cadre de réciprocité : les parents prodiguent des soins à leurs petits-enfants et, en échange, les enfants en prodiguent à leurs vieux parents. Cet échange qui procède de la gratitude est à la fois un devoir moral et un devoir civique dont l’application est régie par des lois dans la cité. Il peut donc y avoir des poursuites envers les enfants qui seraient pris en défaut dans l’entretien de parents dépendants ou nécessiteux. Cette réciprocité générationnelle est très marquée, mais elle ne s’applique qu’au sein de la famille proche.

Pascale Millot : Il n’existe donc pas de souci pour les personnes âgées en général ?

Nadine Bernard : Il existe un devoir moral, mais pas légal, envers les autres membres âgés de la famille. On a retrouvé des exemples, dans des textes athéniens du IVe siècle, de citoyens qui, pour avoir abandonné leur vieil oncle, furent condamnés moralement. Mais en règle générale, les personnes âgées n’ont pas beaucoup de valeur dans la cité grecque. Ce ne sont pas des personnes d’avenir comme le sont les enfants, qui sont très précieux. La cité n’élit pas de magistrats pour s’occuper des vieillards alors qu’elle le fait pour les enfants. Il faut savoir aussi que la vie n’y a pas une valeur absolue comme dans nos sociétés contemporaines. Pour toute la société antique, la vie des uns a plus de prix que celle des autres. Ainsi, pendant les guerres, il est vraisemblable que l’on déplaçait les femmes et les enfants, donc les personnes qui avaient du prix, et qu’on laissait les personnes âgées sur place. C’est ce que l’on a fait aussi à l’époque médiévale, puis à l’époque moderne, faute d’avoir les moyens de transporter tout le monde. Évidemment, aucun auteur ne raconte ça, mais les personnes de moindre valeur sont le plus volontiers abandonnées. Ces abandons sont considérés comme légitimes, car en ne s’encombrant pas de ces personnes incapables de se déplacer avec le groupe, on estime qu’on leur montre une forme de respect en leur permettant de mourir dignement.

Pascale Millot : Qu’advient-il des personnes âgées dont les enfants n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins ?

Nadine Bernard : On ne le sait pas vraiment. On peut penser que l’obligation tombe de fait. Les philosophes ont tendance à dire que le pire qui puisse arriver à quelqu’un, c’est d’être vieux et pauvre, mais cette indigence-là n’est pas documentée. On sait qu’elle existe, car on en a des représentations dans l’iconographie et au théâtre. On pense même qu’elle était très répandue : chez les aînés dont les enfants sont nécessiteux, chez ceux qui n’ont pas eu d’enfants et, évidemment, chez ceux dont le statut n’est pas pris en compte dans les règles juridiques de la cité, comme les esclaves. Mais on ignore ce que deviennent les vieux esclaves. Certains hommes bien nantis vont, dans leur testament, affranchir leurs esclaves et leur léguer un peu d’argent. Aristote, par exemple, a laissé un témoignage en ce sens. Mais les esclaves qui n’entretiennent pas de rapport de proximité avec un maître – ceux qui travaillent en troupes, dans des mines par exemple – vont vraisemblablement grossir les rangs des indigents.

Pascale Millot : Qu’en est-il de la manière dont les peuples dits « barbares » s’occupaient de leurs vieux ?

Nadine Bernard : Difficile de le savoir avec précision, mais ce qui est intéressant, c’est de lire ce qu’en disent les Grecs. Le motif de l’élimination des vieillards revient périodiquement dans les textes. On retrouve chez Timée cette histoire qui attribue l’origine de l’expression « rire sardonique » à une coutume géronticide chez les Sardes. Les vieux parents se rendaient avec leurs fils dans un lieu prescrit. Là, chaque rejeton frappait son père à coups de bâton et le précipitait dans une fosse qui venait d’être creusée. On raconte qu’une fois libérés du poids de la vie et faisant face à leur fin, ces derniers laissaient échapper un rire ambivalent devenu fameux. Strabon raconte quant à lui que les Bactriens jetaient en pâture à des chiens, élevés à cette fin, les gens accablés par les ans ou par la maladie. On trouve des histoires similaires chez les Caspiens dont on relate qu’ils avaient coutume de tenir leurs parents de plus de 70 ans enfermés et de les laisser mourir de faim. Les corps étaient ensuite exposés dans le désert et dévorés par les animaux.

Pascale Millot : Ces récits sont-ils vraisemblables ?

Nadine Bernard : Certaines histoires d’anthropophagie relèvent de la pure mise en scène et n’ont aucun fondement. Mais il n’est pas du tout impossible qu’il y ait eu des cas de géronticides. Ce n’est d’ailleurs pas le propre de l’Antiquité. On retrouve des exemples similaires dans bien des sociétés traditionnelles jusqu’à l’époque contemporaine. Claude Lévi-Strauss raconte, par exemple, que certaines personnes âgées, se sentant proches de la mort, partent mourir seules dans la nature comme les éléphants. Elles contribuent donc à la survie du groupe en s’en excluant elles-mêmes. C’est un acte de générosité, de discipline envers le groupe pour lui permettre de continuer sa vie. C’est dans la nature des choses pour des sociétés – généralement des populations nomades – qui ont de la difficulté à survivre au jour le jour dans des zones géographiques où la vie n’est pas facile. Les géronticides s’inscrivent alors dans un cadre de régulation sociale.

Dans la société antique, la plupart de ces histoires sont, disons, des pratiques réalistes qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Il est prudent de les envisager comme des représentations, des motifs littéraires qui servent surtout à marquer la différence entre les Grecs et les autres, car les auteurs qui les racontent, notamment Hérodote ou Agatharchide de Cnide, au IIe siècle avant notre ère, ne sont pas parfaitement bien informés. En réalité, on ne sait pas ce que les Scythes, par exemple, faisaient de leurs vieillards.

Ces récits renseignent surtout sur la manière dont les Grecs veulent se montrer généreux et respectueux vis-à-vis de leurs parents. Pour eux, la manière dont on s’occupe des aînés est un marqueur de civilisation. À l’inverse, un des marqueurs de la barbarité ou de l’incivilisation, c’est de ne pas respecter ses parents et de les tuer. Ce marqueur participe du mythe de l’altérité des barbares, au même titre que l’attitude vis-à-vis du sexe ou des animaux. On identifiait l’autre, l’étranger, le barbare, à des pratiques sexuelles différentes, à son rapport avec l’animal ou avec la personne âgée. Cela contribue à construire le mythe de peuples qui auraient été non civilisés, et qui auraient été peu à peu intégrés à la grande civilisation romaine.

Pascale Millot : A-t-on des leçons à tirer de l’Antiquité en matière de soins aux personnes âgées ?

Nadine Bernard : Il est difficile de comparer des sociétés qui ne sont pas comparables, et j’avancerai qu’une société esclavagiste comme la Grèce antique ne peut guère fournir de leçons. Globalement, nos sociétés contemporaines sont beaucoup plus soucieuses de leurs vieux que les sociétés antiques précisément parce que le soin aux aînés est en bonne partie assuré par la communauté et ne repose pas que sur la famille. Si on s’en tient à l’élite, il est clair que certains, entre autres quelques philosophes comme Platon, ont certainement eu une très belle vieillesse, entourés des leurs. Comme le soin des vieillards relève essentiellement de la famille, on peut supposer que dans les familles nanties, les vieux s’en sortaient bien. Mais il faut se souvenir qu’à Athènes, au Ve siècle, sur les 40 000 à 60 000 habitants masculins de la cité, seulement 20 % environ sont des citoyens à part entière ; les autres sont des étrangers ou des esclaves. Ceux-ci ont assurément eu une vieillesse bien peu enviable.


Pour citer cette page

Nadine Bernard et Pascale Millot, « Justice générationnelle : a-t-on des leçons à tirer de l’Antiquité ? Entretien avec Nadine Bernard », MuseMedusa, no 8, 2020, <> (Page consultée le ).


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