Dora Milaje, amazones et écriture

Dora Milaje1Les Dora Milaje sont le corps de femmes guerrières dans le film et la fiction Black Panther (2018). Voir Wikipédia, « Dora Milaje », Wikipédia, <https://en.wikipedia.org/wiki/Dora_Milaje> (page consultée le 3 juillet 2019)., amazones et écriture

Stéphane Martelly

Stéphane Martelly est professeure en Création littéraire à l’Université de Sherbrooke. Elle est également écrivaine, peintre et chercheure. Par une approche transdisciplinaire qui fait se confronter théorie, réflexion critique et création, elle poursuit une démarche réflexive sur la littérature haïtienne contemporaine, sur la création, sur les marginalités littéraires ainsi que sur les limites de l’interprétation. Elle est l’autrice d’une monographie sur le poète haïtien Magloire-Saint-Aude, Le Sujet opaque (L’Harmattan, 2001) et d’un essai en recherche-création intitulé Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine (Nota Bene, 2016). Ses plus récentes publications : le recueil de poésie Inventaires (Triptyque, 2016) ainsi que deux fables, La Maman qui s’absentait (Vents d’Ailleurs, 2011) et L’enfant-gazelle (Remue-Ménage, 2018).


Chantal Boisson, Haïti, années 1980

La première image qui m’est venue en pensant aux amazones n’appartenait pas à un passé lointain ou à des mythes sans prise tangible sur le présent. Cette image est simplement celle de ma tante, Chantal Boisson, en tenue d’apparat, brandissant son katana à Port-au-Prince, comme la première femme Samouraï d’Haïti.

Chantal Boisson, Haïti, années 1980

Pour la première cohorte, ils n’étaient que six et elle était la seule femme. Déjà ceinture noire de karaté, elle avait entrepris cette nouvelle étape avec passion et ne me montrait que rarement son sabre, si aiguisé qu’il coupait d’un coup le col des bouteilles. La première et la seule fois qu’ils ont fait une démonstration, le public fut si terrifié qu’ils n’en firent plus jamais d’autres, apprenant à la place l’art délicat de ne pas dégainer leur sabre dont chaque coup était mortel, y compris celui très vif qui le sortait de sa gaine. Chantal Boisson était la plus menue dans un mur de colosses, mais tout aussi redoutable.

Que je rassure tout de suite, elle n’a jamais donné la mort qu’elle tenait en respect au bout de son sabre. Pour elle qui était aussi médecin, ce savoir tout particulier en faisait un être complet, c’est-à-dire capable de donner et de tenir la vie et la mort, au fil du rasoir, comme potentialités redoutables dans des temps déjà bien meurtriers.

Je commence donc par cette image de femme guerrière, en ce jour où plus que jamais nous avons besoin d’Amazones, de Dora Milaje des temps modernes, ces images de femmes qui se saisissent des armes, qui survivent et se défendent.

Ce faisant, je me rappelle que les femmes haïtiennes, femmes noires ou autochtones, de Sanite Belair2De son vrai nom Suzanne Bélair (1781-1802), officier de l’armée révolutionnaire de Toussaint Louverture., jusqu’à la paysanne Caco3Résistante sous l’occupation étatsunienne (1915-1934). Il faudrait aussi citer la reine taïno Anacaona, d’ailleurs aussi poète et Toya, la guerrière du Dahomey, figures légendaires de résistance dans l’histoire d’Haïti. dont l’histoire n’a pas conservé le nom, n’ont jamais craint la lutte, ni de se saisir des armes. Elles n’en ont jamais fait une mesure d’exception qui interrompait leur féminité, mais tout au contraire, voyaient dans ces luttes guerrières l’aboutissement de leur puissance de femmes, prêtes à défendre la liberté et la vie, prêtes à construire la nation, contre les forces obscurantistes et déshumanisantes qui, sans cesse, les mettent en péril.

De même, s’inscrit pour moi la parole d’une autre femme, Monique Dauphin4Stéphane Martelly, « “This thing we are doing here” : Listening and writing in the Life Stories Project », dans Franca Iacovetta, Katrina Srigley et Stacey Zembrzycki (dir.), Beyond Women’s Words : the Personal, Political and Ethical Challenges of Doing Feminist Oral History, London/New York, Routledge Press, 2018, p. 184-191., femme puissante et ainée, interviewée dans le cadre du projet Histoires de vie Montréal. Ces mots qu’un jour elle a prononcés pour moi, dans une phrase « ignorante de ses causes », comme une révélation subite sur mon parcours et sur celui de tant d’autres qui nous avaient précédées, avaient me semble-t-il une fonction bien précise. Elle m’a dit ces paroles pour elle et pour moi, pour m’inscrire à mon tour dans un projet et dans une lignée. Monique Dauphin a dit : « Nous qui avons connu le couteau, ce n’est pas la lame du rasoir qui nous fera peur. »

Elles avaient toutes deux raison de me montrer ces choses, comme tant de femmes avant elles. Ces choses anciennes, immémoriales d’un temps que l’on croit parfois révolu en Occident, mais qui reste bien présent dans celles qui regardent, incessantes, depuis l’envers du grand désordre du monde. Ces choses sont pour moi très actuelles car c’est ainsi que j’écris, je crois, dans des filiations obliques et larvées qui nous relient comme un fil d’acier, une lignée sans pater noster, ininterrompue de l’une à l’autre. C’est ainsi que j’écris, entre mort et guérison, entre silence et parole, en un mot : sur le fil du rasoir, moi à qui la lame ne fait toujours pas peur.

J’écris sur le tranchant, en dégainant à peine, liquidant de peu, sauvant de justesse, adossée à des silences historiques et des paroles retenues, des mots en défaut et des phrases inabouties. C’est de ce creux improbable que j’ai tiré mes narrations trouées, mes fables incomplètes et surtout mon livre Inventaires, écrit depuis les blancs que la narration n’arrive pas à surmonter ou à combler. C’est en effet depuis les manques des récits autobiographiques que je tente depuis peu de faire émerger une pensée, une écriture, depuis le creux de ce silence où nous avons été plongées, mais qu’inexpugnables nous occupons et rendons éloquent.

Danai Gurira et al. dans le rôle des Dora Milaje, Film Black Panther de Ryan Coogler, Walt Disney Studios Motion Pictures, 2018.

C’est sur ce tranchant que, guerrière de l’impossible, j’écris et je fais continuer une parole qui n’a jamais été que très rarement en/attendue. C’est de cette parole sans accueil que se tisse, je crois, l’écriture des femmes. Ces mots sans destination que nous inscrivons à rebours sur des surfaces inhospitalières, qui n’en finissent pas de s’étonner de notre présence.

Une écriture aux frontières de l’illisible, qui persiste alors même que, dissemblable, elle ne peut être reconnue ; une écriture procédant de mots qui n’en finissent plus d’imaginer l’horizon qui les rendrait soudain lisibles ; une écriture prête à en découdre, qui n’existe toujours qu’en dépit de, qui imagine quand l’imagination même est une vaillance alors que jamais nous n’avons été prévues.

Alors s’appuyer sur cette absence, ce défaut, ce silence

et couper à vif

Comme pour une samouraï, que toutes les stratégies pour écrire soient des gestes efficaces, vitaux et meurtriers.

Et qu’enfin, l’écriture raccommode, sauve, apporte danger, délivrance et victoire, alors que rôdent la défaite et la fin. Que le courage de cette interruption du monde me soit accordé, au nom d’elles toutes et du mien seul. Et que jamais je ne sois tue.


Ablutions

Consentir
forcenée
au bris de mon corps
sur ce moelleux
sur cette sécurité
poisseuse

pour vous porter
mon sang
plus haut
de sensibilité
poisseuse

Mine de rien
Des livres sous le bras
le mériter
sortir la langue
appeler les couteaux

(Inventaires, Nota Bene, 2016)
 
 
 

 
 
 

Je m’appelais Monique alors que j’aurais dû m’appeler Erzulie, si les liens n’étaient pas si souvent cassés alors que les femmes les raccommodent. Bien sûr, ce n’est pas tout à fait vrai, elles les raccommodent autant que les cassent, les cassent alors qu’elles auraient dû continuer le fil, inlassablement, perpétuellement, incassablement. Mais voilà tu sais, elles n’étaient pas seules à casser, pas seules à craser-briser, parce qu’il y avait tout ce qui dans notre histoire cassait et nous empêchait de faire le lien d’amarrer les foulards de bout en bout jusqu’à la mer, à la mer si dieu veut où le vent les aurait arrachés pour les emporter vers l’est, pour les tresser en voiles emmêlées entre elles jusqu’au fond de l’eau.

Quand j’ai besoin d’elles, je suis elles, je suis Erzulie et je m’appuie sur elles. Elles savent bien me briser et me recomposer, une Amérindienne et une Africaine, et moi je sais qu’elles sont bien là pour me porter pour me retisser jusque dans les liens que je retisse par petits bouts pour les autres, alors qu’ici, comme tu vois, l’espace est si fermé, l’espace est cloisonné, l’espace est si petit. Je sais bien qu’elles sont là et ma voix n’est jamais mince, ma voix n’est pas petite, non. Ma voix n’est jamais seule. Et je parle les pieds plantés dans le silence, le silence qui depuis toujours veut effacer ces femmes alors que nous, qui avons connu le rasoir, la gilette ne nous fait pas peur.

(Monique, inédit, 2017)


Pour citer cette page

Stéphane Martelly, « Dora Milaje, amazones et écriture », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le ).