Archères

Fanie Demeule

Fanie Demeule termine un doctorat en études littéraires de l’UQAM, où elle est chargée de cours. En août 2016, elle publie Déterrer les os (Hamac), en lice pour le Prix du meilleur premier roman de Chambéry 2017 et le Prix des Libraires 2017, ainsi que lauréat du Prix du meilleur premier roman de la Biennale littéraire des Cèdres 2018. Ce roman a fait l’objet d’une adaptation théâtrale au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (2018). Elle co-scénarise trois projets cinématographiques, dont une adaptation en long métrage de Déterrer les os. En février 2019, elle fait paraître ROUX CLAIR NATUREL (Hamac, 2019), son deuxième roman.


Pour Marie-Lyne

Le samedi après-midi ma meilleure amie et moi allons au cours de peinture. Il n’y a que des filles. Mon père dit que c’est parce que les filles aiment peindre, plus que les garçons. Je ne le crois pas. Au musée, les noms masculins sous les tableaux m’indiquent le contraire.
Les cours ont lieu à domicile, près de chez nous, à Longueuil. C’est un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble gris. Dans son entrée, la professeure a une sorte de table basse sur laquelle elle dispose des galets, des lames faites de pierres taillées et des coquillages. Elle y fait brûler des encens côniques. L’air est saturé de fumerolles denses. Un jour, une statuette de femme se dresse au centre de la nappe. La statuette a trois têtes, et chacune des bouches sourit.
La professeure de peinture est grande, vêtue de noir et de motifs. Ses lèvres foncées, terre de Sienne, contrastent avec sa peau blanche. Ses ongles aussi sont colorés, et longs, et leur nuance n’est jamais la même d’une semaine à l’autre. Elle porte les cheveux courts, si courts qu’ils semblent toujours flotter au vent, vivants. Son visage s’ouvre bien rond sur des yeux pénétrants et sombres. Sa lèvre supérieure affiche un arc de cupidon prononcé, comme modelé par une main inspirée.
L’atelier embaume le gesso et le fixatif, l’acrylique et le plâtre sec, et souvent la cigarette, le foin d’odeur brûlé, les scones frais et la canneberge. Tandis qu’on peint, la professeure nous verse des coupes de jus de canneberge qu’elle fait chauffer au micro-ondes. Le liquide grenat décape la gorge en descendant. Il faut le boire à petites lampées. Ma meilleure amie le déteste. Je l’adore. À son contact, je m’imagine boire du sang. Je sens mes canines s’allonger.
La professeure ouvre souvent des livres, qu’elle possède en quantité. Sans préavis, elle nous les glisse sur les genoux entre deux coups de pinceau. Son ongle décoré pointe alors différents noms de femmes, ainsi qu’une galerie de tableaux. Élisabeth Vigée Le Brun, Judith Leyster, Artemisia Gentileschi, Mickalene Thomas, Rosa Bonheur, Eunice Golden, Berthe Morisot, Paula Modersohn-Becker, Mary Cassatt, Jenny Saville, Leonora Carrington, Angelica Kauffmann, Frida Kahlo, Leonor Fini. Leonor Fini, ses rêves et ses félins, sa favorite. La mienne aussi.
La professeure nous enseigne à regarder les choses avant de les dessiner. Selon elle, les artistes doivent observer le monde avant de vouloir le commenter. Elle nous montre l’attente et l’écoute. Tranquillement, nos yeux se mettent à s’ouvrir différemment. À l’oblique, et parfois même à l’envers.
La professeure peint des tableaux qui ne ressemblent à aucun autre. Poétiques, elle les appelle. Sur des canevas aux formats et dimensions variés, des caribous cohabitent avec des ballerines, des éclats de vert phtalocyanine parsèment un ciel d’hiver contre lequel pousse une roseraie. Une femme glisse contre les nuages, une femme argentée, comme armurée.
La professeure nous dit de ne pas avoir peur de notre folie. De tenter l’étrange dans l’ordinaire, le beau dans le laid. De laisser parler nos peurs. De tout risquer, de tout sacrifier, comme Jeanne D’Arc. Je ne sais pas qui est Jeanne D’Arc, alors j’imagine simplement une femme avec un arc. J’aime dessiner le tracé de cet arc au fusain, un trait courbe qui libère mon souffle.
Quand on dessine trop longtemps sans lever les yeux, la professeure fait claquer sa langue. Elle nous répète d’interrompre notre travail et de retourner notre feuille afin de mieux voir notre œuvre en cours. Selon elle, c’est une technique qui fonctionne aussi ailleurs dans la vie.
Elle dit que dans un dessin, il ne faut pas joindre tous les traits. Il faut laisser l’image respirer, lui concéder une certaine liberté. Il faut éviter de l’étouffer. Je remarque que ses étreintes, contrairement à celles de la plupart des adultes, ne sont jamais complètement closes. Comme si d’un même mouvement elle nous poussait vers l’extérieur.
Sans préavis, la professeure déménage à Montréal. Elle trouve la banlieue lourde. Elle est fatiguée de se faire dévisager lorsqu’elle chante près du fleuve ou qu’elle porte ses leggings léopard pour faire les courses. Nos parents trouvent que d’aller nous reconduire à Montréal le samedi après-midi pour un cours de deux heures, c’est trop. Les cours de peinture sont terminés. Nous ne nous inscrivons pas ailleurs. Elle sacrifie tout, nous aussi. Ma meilleure amie et moi continuerons de dessiner dans nos chambres, entre nous.
Un jour, une enveloppe en provenance de Montréal. La professeure nous convie à sa nouvelle exposition : Sur la terre comme au ciel. À la fin de la soirée, elle vient nous enlacer, ma meilleure amie et moi. Son étreinte est plus longue que d’ordinaire, et ses bras beaucoup plus maigres. Les filles, vous serez mes successeures. Ce sont les derniers mots qu’elle nous confie, comme un secret, avant d’aller se resservir une autre vodka canneberge.
Deux ans passent. Je reviens de l’école. Contrairement à son habitude, ma mère ne me salue pas. J’entends seulement un bruit étouffé. Ma mère est au salon, seule. Ma mère pleure, assise près du téléphone.
La professeure de peinture vient de décéder. Dans son sommeil. Comme ça.
Je n’en crois rien.
Aujourd’hui encore je n’en crois rien.
Je contemple sa mort en sens inverse.
Sur ma table un encens se consume et sa fumée vient m’envelopper.
Je sais qu’entre le ciel et la terre un tracé courbe nous unit. Je sais que les bois de nos flèches s’appuient contre nos cœurs, nos points de fuite invisibles.
Et que nos traits finissent par s’entrecroiser.
J’achève d’écrire ces quelques tableaux et lève la tête. Elles sont là. Au mur devant mes yeux, deux figures qui veillent sur moi et sur lesquelles je veille en retour. Jeanne D’Arc à droite. Marie-Lyne Lortie à gauche. D’un éclat partagé, nous nous sourions.

Pour citer cette page

Fanie Demeule, « Archères », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le ).