Gérard Wormser
Philosophe, spécialiste de phénoménologie morale et politique, Gérard Wormser est l’auteur d’une thèse sur Jean-Paul Sartre et de très nombreux articles. Il développe une réflexion sur l’anthropologie du numérique centrée sur le concept d’éditorialisation. Il est organisateur de congrès interdisciplinaires, dont celui sur « La Représentation du Vivant » (2001, avec la Cité des Sciences) qui s’est tenu à Lyon et qui a ouvert une quinzaine d’années de rencontres et de dialogues avec de nombreux chercheurs. Contribuant à des échanges avec l’Europe centrale et orientale dès 1989, avec l’Association Jan Hus, puis avec le collectif Eurozine, ses réflexions sont marquées par le destin des populations juives européennes. Fondateur en 2003 de Sens Public, conçu comme un réseau de ressources centré sur une revue internationale en libre accès, il avait commencé sa carrière d’éditeur à l’Encyclopædia Universalis puis au CNDP. Le congrès « Multilinguisme et travail en réseau » qu’il a organisé à Paris en 2008 a lancé un cycle de rencontres qui se poursuivent en divers lieux. Sa pratique photographique rodée durant ses nombreux voyages accompagne aujourd’hui son écriture. Installé en 2015 au Brésil, il y a élargi ses vues sur la complexité culturelle, créé le blog Coletivo Brasil et entrepris la traduction d’un livre de Jessé Souza.
Les pensées d’artistes croisent nos déambulations. Vik Muniz a atteint une renommée internationale en créant des installations éphémères dont la réalisation mobilise des moyens parfois importants – et dans certains cas des personnes tout à fait étrangères au monde des galeries d’art. Il reste de ces installations des images qui fusionnent l’œuvre de l’artiste et l’archive de ses réalisations. Ce faisant, il partage une réflexion sur la culture et la circulation des images. Niobe Xandó a fait usage de moyens radicalement simples pour déployer une œuvre expérimentale et confidentielle. Mais son attention aux rythmes et aux formes ainsi qu’à nos imaginaires symboliques mérite amplement une célébration. Elle sut parfaitement mettre en avant certains aspects de la culture « pop » des années 1960, mais elle appartient à une génération qui pouvait encore créer sans se préoccuper des images à la mode. Visiter sa création nous fait sentir à quel point notre temps s’est livré sans précaution aux stéréotypes d’une culture muséale devenue insensible aux œuvres faiblement médiatiques.
The artists’ thoughts haunt our wandering. Vik Muniz has achieved international renown for his ephemeral installations. Their creation requiring considerable resources, Muniz sometimes incorporates workers from outside of the art world. The testimonies of installations are recorded by Xandó with photographs which dually function as real pieces of art as well as segments of the artist’s archive. Xandó thereby shares with us his thoughts about culture and the circulation of images. Niobe Xandó used simple means to develop an experimental and confidential creation. However, the importance of rhythm and form, as well as to symbolic imageries merits celebration of her oeuvre. She understood perfectly how to incorporate 1960s pop-culture iconography, while still belonging to a generation able to create without confining herself to purely fashionable images. Revisiting her work foregrounds the large extent to which our tastes are born from formulaic museum cultures and to which our originality is hindered by the general circulation of images.
en mémoire de l’ami Maurice Matieu (1934-2017)
peintre, dessinateur envoûté des arbres de la Rayrie,
géomètre inspiré combinant les zelliges
à la fluidité des ombres.
Les pensées d’artistes croisent nos déambulations. Penser en artiste est une affaire complexe. Affaire de cœur et de corps. Au plus intime des illuminations, mais aussi en apnée dans le monde. Niobe Xandó (1915-2010) a fait usage de moyens radicalement simples pour déployer une œuvre expérimentale et confidentielle. Mais son attention aux rythmes et aux formes ainsi qu’à nos imaginaires symboliques mérite amplement une célébration. Elle sut parfaitement mettre en avant certains aspects de la culture « pop » des années 1960, mais elle appartient à une génération qui pouvait encore créer sans se préoccuper des images à la mode, à la différence de Vik Muniz, ce que nous confirmerons par un contrepoint évoquant Maria Helena Vieira da Silva.
On ne peut pas imaginer des destins plus différents que ceux de ces trois artistes, et j’ignore à ce jour la connaissance que chacun a pu avoir des deux autres. Mais, en dépit de pratiques qui ne sont pas directement liées, chacun envisage la question de la fragilité et de l’éphémère, celle du mouvement de l’esprit face à celui du monde. D’ailleurs, l’art traite toujours d’un autre ou d’un ailleurs. Les allégories de Poussin le montrent. Un paysage romain accueille une action mythique qui y prend place sans modifier l’apparence du lieu : en ne changeant pas, la nature atteste la possibilité du miracle. Maurice Matieu notait l’indifférence des arbres aux violences humaines, ce qu’il nommait « la banalité du massacre » par référence à la banalité du mal selon Hannah Arendt. Dessinant les bouchots sur lesquels on fait pousser les moules en Normandie, Matieu leur donnait un destin plastique1Voir, sur le site de l’artiste, la page « La banalité du massacre », Maurice Matieu, <http://www.mauricematieu.com/
Ces artistes illustrent ce qu’on peut associer au nom de Dibutade : la figuration éphémère et les reliefs conservant un tracé sont autant de reports d’une forme vers une matière autre – trans-substantiation, ou pour le moins trans-formation. L’art transporte des formes, celles-ci fussent-elles oniriques ou imaginaires. Ce transport traduit le terme grec « métaphore » – il nous servira de fil conducteur. Ne pas laisser de trace, et pourtant témoigner – voici ce que porte pour nous la mention de Dibutade. Les artistes que nous suivrons ici ont accueilli cet augure. Matieu, pour sa part, avait saisi que la liberté de tourner notre regard à volonté nous enseigne notre précarité. Dans la caverne platonicienne, nous saisissons les structures rigides de l’espace matériel – ces mathématiques hors du temps dont nous incarnons une combinaison fortuite – et percevons simultanément que nous sommes des ombres dérivant sans fin de vision en vision. Travailler, habiter l’atelier, c’est la seule probité2Voir le site de l’artiste, Maurice Matieu, <http://www.mauricematieu.com/> (page consultée le 19 juin 2018)..
Penser en artiste (1) : de Dibutade à Narcisse
Née en 1915 au Brésil, Niobe Xandó quitte la figuration de sa période d’apprentissage et se laisse guider par la prolificité et la magnificence des formes végétales. Elle assimile de secrets rapports entre la forme des lianes et le tracé des écritures humaines, au point de se libérer même du symbolisme végétal pour faire confiance à la signature et à l’écriture. Tracer à la main des entailles de la surface, c’est créer un territoire subjectif qui va à la rencontre de l’autre, se faisant monde en se risquant dans un univers de singularité offerte et à déchiffrer. Au terme de cette aventure, il y a les multiples essais pour estomper même le geste : la subjectivité se masque sous les aplats crayonnés sur des feuilles standard et traités en couleur à travers une machine xérographique. Les techniques de reproduction directe des résultats colorés disent un trait marquant de notre temps : les médiations sur lesquelles nous nous appuyons transportent et diffusent nos modes d’action subjectifs et les matérialisant. Par là, l’artiste s’insère dans la chaîne des innovations qui déploient des possibles objectifs.
Par le passé, le rêve pouvait consister à découvrir une nouvelle terre sur un mauvais navire. Aujourd’hui, le monde vit au gré des inventions, connectées ou non, qui sont diffusées et répercutées par des masses d’anonymes. Un laboratoire découvre un vaccin après des calculs et des recoupements d’expériences, un procédé de filtration permet la récupération des eaux polluées. Le monde se transforme par l’incidence de petites inventions et de leurs effets. De là ce qu’on nomme « effet papillon » : certains enchaînements non déterministes changent l’échelle des phénomènes. L’invention, la trouvaille, les activités créatives sont le cœur du monde. Pour y contribuer, il faut s’imprégner de ce qu’elles permettent en termes de contre-programmation face aux idéologies de la consommation, dont les modes en permanent renouvellement masquent des options sociales le plus souvent inégalitaires. En contrepoint, l’activité d’invention est cérébrale et non ostentatoire, elle porte Niobe Xandó.
La présence discrète à Lisbonne de la peintre Vieira da Silva nous aidera encore à approcher cet univers. Née en 1908, elle fit carrière à Paris hormis la période de la guerre où elle est au Brésil avec son mari, le peintre d’origine hongroise Arpad Szenes. Vieira da Silva a aussi quitté la figuration de ses débuts : tout comme Niobe Xandó, elle renonce à la double illusion de la représentation directe du monde et de l’expression de la subjectivité. Elle magnifie l’espace en une quête permanente de la « profondeur », ce mauvais terme qui vise ce qui, à la surface même de la toile, fissure imaginairement les deux dimensions du plan pour faire apparaître, à travers des linéarités, des jeux d’ombres et des centres de fixation du regard, toutes sortes d’abris, de recoins, de zones neutres moins parcourues de lumière, reposantes à l’aune d’irradiations voisines. Ces tensions donnent à ses œuvres la stabilité que ne leur offrirait pas un ensemble de géométries statiques : la vérité du regard tient aux circulations et aux mouvements.
Cela vaut d’ailleurs toute activité mentale. Lire, c’est entrevoir de nouvelles aptitudes personnelles et sociales transférables. Tel est l’effet de la création. Notre concept d’éditorialisation va bien au-delà de la mise en page des contenus éditoriaux. Il vise nos horizons narratifs et la mise en scène de nos existences et s’articule précisément aux contextes d’un comparatisme en matière esthétique. Sans renouer avec le « Musée imaginaire » d’André Malraux, qui voyait dans la diversité des expressions humaines autant de variations centrées sur l’expérience humaine du temps et des formes, ni adopter une quelconque version du relativisme contemporain, l’éditorialisation poursuit une démarche herméneutique qui neutralise en partie les postures subjectives et les normes culturelles (se situant ainsi dans la postérité de la phénoménologie) pour étudier les variations contextuelles qui permettent de rendre compte des différences irréductibles qui constituent l’originalité même d’une œuvre : la récente mise en scène en France de la pièce de théâtre À la trace d’Alexandra Badea a beau porter sur la quête d’identité d’une femme, la trame narrative ajoute une variation au texte de l’Odyssée ou à celui d’Œdipe à Colone, au point que les spectateurs doivent décider s’ils hallucinent en plaquant de telles références sur une action apparemment sans rapport avec ces textes vénérables, s’ils admirent la prouesse littéraire de l’auteure, ou si notre culture demeure entièrement liée au commentaire infini de ses propres archétypes. Interroger ces alternatives relève pour nous d’une démarche d’éditorialisation dans la mesure même où nous nous confrontons à diverses textualités pour formuler les possibles de nos expériences. Même s’il existe un changement d’échelle entre les pratiques artistiques traditionnelles et l’instrumentation électronique, qui croira que les formes neuves sont sans passé ? Nous remonterons ici le temps en nous fixant sur la création de Niobe Xandó en appuyant le contraste entre son œuvre et le travail de Vik Muniz, son compatriote brésilien devenu une icône de l’art international, notamment depuis que son projet Waste Land3Voir le site Internet du film Waste Land, <http://www.wastelandmovie.com/> (page consultée le 18 juin 2018). a donné lieu à un documentaire centré sur les dépôts d’ordures de Rio de Janeiro et la création sur place d’œuvres d’art éphémères participatives faites à même la décharge : Vik Muniz fait dessiner des formes par les ramasseurs d’ordures eux-mêmes avant de photographier le résultat de ce travail.
Malgré le mythe trompeur d’une société capable de s’autoréguler après avoir atteint son optimum économique et démocratique, nous ne sortons pas de l’histoire. Nous pouvons communiquer avec le monde entier, mais ce monde n’est pas plat et nous ne sommes pas formés pour en approcher les complexités. Et si notre époque efface presque toutes les traces des temps anciens, adhérer à cette superficialité temporelle est la pire des illusions. Et il ne suffit pas de rappeler que les techniques et les comportements élaborés au cours du temps restent au fondement de ce que nous sommes. Cet argument est impuissant, l’essentiel est ailleurs : quoi que nous fassions, nous nous confrontons à des éléments primordiaux, à des sensations, à des relations qui ne se résument pas à être des dispositifs ou des composites. Notre installation dans le monde passe par des rythmes vitaux sans lesquels nous ne communiquerions avec rien ni personne. C’est ce que nous apprennent les artistes. Une éthique pour la création est un hommage à l’humanité entière, elle montre comment l’humanité se produit et déploie des cadres, hors de toute référence naturaliste, en inventant son monde depuis l’intérieur du donné.
Vik Muniz procède tout autrement que Niobe Xandó. Ses prélèvements, ses installations et ses arrangements éphémères font appel à la circulation d’images d’œuvres artistiques diffusées à satiété par les médias et les manuels scolaires, en sorte que le travail de création s’absorbe dans la sorte de reconnaissance dont bénéficie le résultat. La trivialité est ici au départ, et la surprise artistique vient après : nous feuilletons un album, il nous présente des formes légitimes puisées aux meilleures académies. Pourtant, quelque chose cloche et nous étonne. Une communauté de regardeurs croit voir un tableau de la Renaissance italienne dans la réorganisation d’un tas de déchets hétéroclites. La surprise vient de ce qu’il nous faut quitter la fascination de l’image pour apercevoir les conditions de sa réalisation. La dimension personnelle et subjective vient au terme de la performance, alors qu’elle était initiale et déterminante chez Niobe Xandó, qui signe avec des matériaux fragiles, allant même jusqu’à faire du papier de photocopie le support de reproductions mécaniques de ses dessins. Vik Muniz utilise aussi des fragments de papiers colorés pour créer des mosaïques éphémères fixées par la photographie. Ces mosaïques de papier vont disparaître tout comme ses créations en sable ou en déchets. Leur trace photographique, sur écran ou dans un cadre, en fera autant d’éphémères-permanents. Vik Muniz rejoint par là Niobe Xandó pour exprimer la fugacité périssable de nos créations et la nécessité artistique de reprendre quotidiennement cette quête.
Chez Vieira da Silva également, la juxtaposition de facettes de couleur colorées compose une mosaïque, comme en réponse, à une échelle différente, au procédé de la décomposition de la lumière dont Seurat fut le maître en pleine époque impressionniste et du début de la photographie en couleurs (les autochromes). Vik Muniz bouleverse le phénomène en le changeant d’échelle. Il invente des installations de grande taille où la figure humaine se trouve stylisée à travers des empilements de meubles de bureau, ou encore de détritus. Une grande exposition anthropologique a traité de ce sujet à Marseille en 20174« Vie d’ordures », Mucem, <http://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/vies-dordures> (page consultée le 15 juin 2018).. En montrant comment intégrer à des compositions artistiques les matériaux de rebut et les intouchables qui s’y confrontent, Vik Muniz affirme que la création ne peut pas être pensée à partir d’un mythe de génialité.
Il met cet effort artistique au service d’une relecture du panthéon de l’art et des musées. Son art de second degré assume la thèse benjaminienne concernant la reproductibilité technique des créations. Le paradoxe n’est qu’apparent, car toute lisibilité suppose un code, une référence, une grammaire, et l’histoire de l’art fournit le code pour approcher sa décomposition contemporaine : les images circulent, tout sert à les re-créer tant le devenir-stéréotype de ce qui circule appelle la subversion ironique des icônes. Ce processus inflationniste touche toute l’économie des images et nul ne sait plus si elles valent par leur singularité ou par la série de leurs doubles. Cela concerne la relation de notre monde à la transcendance, tant le motif central des artistes est la stylisation de l’existence. Le monde contemporain est un monde technique – symbolisé par l’automobile avant de l’être par les ordinateurs et par les écrans… La fonction de toute stylisation est de produire une mise à distance. Les mythes et les religions ont cette fonction, leur forme moderne et démocratique fut très tôt associée à la dramaturgie théâtrale – tout le contraire de la fascination qu’exercent aujourd’hui les écrans sans distanciation aucune. Vik Muniz est un maître pour saisir cette contradiction de notre époque, qui prétend surpasser toutes les autres, mais qui a perdu beaucoup de cette capacité à styliser qui a fait les grandes civilisations.
Vik Muniz travaille autour de séries. Il fait preuve d’une inventivité magistrale pour créer des formes très accessibles au regard de chacun, qui renvoient à l’histoire des arts comme aux images de presse qui circulent partout. Par exemple, sa série de photos montrant des symboles tracés dans les gravats issus de mines à ciel ouvert présente un double recul ironique, soit relativement aux photographies aériennes qui ont rendu célèbre, par exemple, Yann Arthus-Bertrand (la Terre vue du ciel), soit relativement aux photos du désert péruvien d’Atacama qui circulent depuis que la photographie aérienne y a révélé de grandes formes animales et symboliques, dessinées voici des siècles et restées intactes depuis lors – dont certains se sont demandé si elles ne s’adressaient pas à des extra-terrestres. Ce faisant, Vik Muniz établit le caractère affirmatif de la photographie : elle établit la norme du réel en réalisant une double opération. D’un côté, elle pose que ce qu’elle représente existe ou a existé indépendamment d’elle ; d’un autre côté, elle s’institue en preuve incontestable qui survivra aux installations matérielles dont les formes ont informé ses pixels. De là que les trucages et montages aient cette force persuasive qu’il est toujours délicat de démentir. Et pour cette raison même, une forme peinte ou imprimée sous le nom de Dibutade passera pour une attestation autoréférentielle : l’image est « index sui », est sa propre attestation référentielle, ce qui pose d’infinis problèmes interprétatifs en abyme.
Muniz se plaît à jouer avec les clichés contemporains. À la suite d’Andy Warhol, il représente les icônes de Hollywood avec des moyens de fortune – des boutons ou d’autres matériaux pauvres. Avec une originalité plus affirmée, il fait voir l’art décoratif dans son contexte sociologique, celui de l’embourgeoisement de la société industrielle du métal forgé (cast-iron). De la tour Eiffel au métro de New York, l’art déco déploie des formes rappelant nostalgiquement la végétation et la nature. Simuler de telles formes à l’aide de mobilier de bureau et de matériaux hétéroclites de la vie professionnelle, puis immortaliser ces installations par de grandes photographies, c’est avouer la nature réactionnaire de cet art en le déconstruisant : cet art accompagne une industrialisation et une bureaucratisation synonymes d’une dévastation sans précédent de la nature. C’est un art de mauvaise foi et de déni. S’en prendre au succès mondial de l’art décoratif, consensuellement admiré de nos jours, c’est indiquer que les emblèmes ornementaux des gratte-ciels new-yorkais sont le symbole même du capitalisme. Le redoublement de cette critique par une performance d’artiste qui rapporte l’art déco aux environnements des sièges sociaux bureaucratiques témoigne de l’excellente connaissance de la grammaire esthético-sociale dont dispose Muniz. En effet, ce faisant, il commente à sa façon les critiques « modernistes » de cet art. Le Corbusier en architecture, l’école de Vienne en musique, les cubistes en France ou les futuristes russes et Kandinsky, entre autres, ne se sont pas gênés pour critiquer ce placage de formes esthétiques sur la brutalité du matériau dans l’intention d’euphémiser les rapports sociaux de domination. Vik Muniz tente ainsi d’obtenir un succès consensuel tout en conservant une distance critique. Cette oscillation est centrale pour l’art actuel.
En contrepoint d’une certaine complaisance, l’essentiel demeure : sensibiliser à l’égale dignité des personnes et à la nécessité d’un regard personnel. Si la photographie de Sebastão Salgado a beaucoup fait pour le grand public, Vik Muniz reprend cette thématique avec élégance : faire le portrait d’un chiffonnier en utilisant les fragments de cartons et de papiers d’emballages et de détritus, tout autant que reproduire avec du sable coloré de grandes icônes des musées, cela situe à égalité les diverses expressions de l’existence humaine. On peut gloser l’aspect publicitaire et consensuel de la récupération « multiculturelle » de ces images qui deviennent des objets de piété et des signes de moralité, mais on ne contestera pas la capacité de l’artiste à nourrir l’inspiration d’un « mindscape », ce paysage mental où un ensemble de visions stylise le contemporain en une marque identitaire.
Cette dimension de mindscape existe bien, elle dote l’œuvre d’art d’une aura un peu artificielle. L’artiste accepte la société des médias dans laquelle il vit, en utilise les codes et les détourne sans les transformer. Vik Muniz est bien le contemporain de Bill et Melinda Gates et de leur fondation pour la santé en Afrique ! D’ailleurs, il a réellement participé à des campagnes de sensibilisation pour la fondation, qui lui a passé commande. L’artiste participe ainsi à un projet de sensibilisation générale, il se fait éducateur et assure son propre devenir-icône.
En fin de compte, comment séparer le narcissisme d’un artiste de sa contemplation inquiète du monde et de l’histoire des formes ? La question « qui suis-je ? » reste à l’horizon d’une activité créative, quelle qu’elle soit, même dans le monde des données qui est le nôtre. Le monde des galeries d’art au sein duquel Vik Muniz évolue, peine à recevoir ce questionnement. Son enjeu n’est-il pas de rompre avec l’attente pour le décoratif et pour l’étonnant qui y dominent ? Ses mises en scène plaident pour une telle intention.
Penser en artiste (2) : de l’organique au sémantique et retour
Ce monde médiatisé nous renvoie au vertige pascalien de la disproportion des forces et des moyens. Si Blaise Pascal proposait d’annuler les puissances du monde en considération de la grandeur divine, ces puissances dominent aujourd’hui comme jamais, et le doute à leur propos requiert le plus souvent de se cantonner à l’obscurité. Si, comme l’écrivait Pascal au XVIIe siècle, nous sommes des « roseaux pensants », bien incapables de dominer le monde, mais pourtant seuls à le penser (à nous penser en lui), alors il y a du jansénisme dans l’œuvre de Niobe Xandó. Cette artiste a eu une vie accomplie, a beaucoup voyagé et vécu dans une communauté intellectuelle. Son œuvre ne ressemble à aucune autre, et ne se moule dans aucun discours connu. Ni la figuration ni la pure abstraction ne sont pour elles des cadres appropriés. En revanche, la question de l’organicité des formes est une constante de son travail. Elle rejoint ainsi l’inspiration d’artistes proches de la nature, tels ces tisserands ou potiers de l’ancien Pérou, et des civilisations pré-européennes des Amériques, pour lesquels les formes symbolisent notre statut intermédiaire entre plusieurs mondes. C’est ce qui frappe à entrer en contact avec ses œuvres.
Les tableaux réalistes de sa jeunesse étaient tournés sur le mystère de la coprésence. Les personnages et les objets sont traités de la même manière, et la lumière est elle aussi vue comme une matière. Il s’agit d’une forme inavouée de symbolisme, qui ne pouvait certes aboutir à rien d’aussi fort que ce qu’avaient fait auparavant Paul Gauguin, Otto Dix ou Max Beckmann. Cette voie n’était plus libre pour elle, mais indiquait sa recherche d’une imprégnation matérielle, par opposition à toute la complaisance impressionniste alors en vogue au Brésil. Déjà très engagée artistiquement, elle prend un tournant essentiel au milieu des années cinquante : sa création se développe pleinement, elle se sépare de son premier mari et se met à vivre avec Alexander Bloch, libraire dont la famille, pragoise, avait fui la menace hitlérienne. Elle a réellement connu les mouvements artistiques les plus importants de son temps lors de ses séjours européens d’après-guerre – passant notamment l’année 1957-58 à voyager dans l’Ancien Monde, y retournant souvent par la suite. Elle était aussi à Paris en mai 1968. Exposée à Londres et à Paris, elle ne dévierait pas de l’itinéraire singulier d’une insistante recherche de présence au monde.
Ses œuvres évoquant le cirque portent la trace de cette transformation : un Arlequin exprime en 1950 le « cirque de la vie » sans perspectives. En 1956, ce même thème indique l’énergie colorée qui magnifie la présence humaine.
Entre temps, elle s’est saisie des visions de Marc Chagall ou de Georges Rouault, dont elle concentre les travaux en développant un symbolisme floral d’une extrême puissance : une frontalité coupant avec la perspective, un tracé affirmé et graphique qui s’efforce de contenir des énergies extrêmes se concentrent dans des volutes colorées très saturées où s’absorbent les regards : pétales, tiges, feuillages et torsades ou débordements exhalent une matérialité surprenante. Ce travail sur l’exubérance des formes végétales – feuilles, lianes, tiges, fleurs, entre élancements et retombées – toute une gestuelle plastique dont l’artiste interroge la tridimensionnalité et l’empan visuel coloré, même inspiré par la forêt brésilienne, n’a rien de naïf.
À l’instar de Dubuffet, occupé à la même époque de ses minéralogies – ses toiles semblant redoubler la saturation de couleurs de sols détrempés des fins d’hivers européens – elle semble happée par les feuillages dont la présence emporte tout et condamne toute mise en scène. Retour aux choses mêmes ! Et quête infinie d’une variété qui défie tout inventaire. Illustrant sans le savoir les célèbres indiscernables de Leibniz, Niobe Xandó plonge dans cet inépuisable réservoir de formes, la forêt. Elle en rapporte tout à la fois le moyen de fusionner en une même expression les stylisations les plus éloignées de tout anthropomorphisme et la conscience de ce que nos gestes sont imprégnés de ces courbes et de ces découpes qui dessinent à même le végétal d’inimaginables et subtiles variations aux significations impénétrables.
Leurs harmonies et leurs stridences ne sont là pour personne, et pas davantage leurs couleurs ni leurs énergies, si éloignées des nôtres en ce qu’elles déploient à l’aveugle une puissance qui se nourrit de la pourriture même à laquelle ces luxuriantes excroissances sont condamnées. Leçon de modestie autant qu’exercice d’admiration.
Parallèlement, elle s’engage sur la piste ambiguë de l’invention de « masques », formes abstraites saturées d’encre de Chine où apparaissent, comme involontairement, des évocations anthropomorphes. Niobe Xandó témoigne ainsi de l’attraction irrésistible qu’exerce le dialogue des formes végétales et animales, d’où prolifère une multiplicité d’abords du visage humain. La question des formes est centrale : nous passons en permanence par l’épreuve de reconnaître des symétries, des modulations, des répétitions parmi les formes naturelles – de la palme au visage. Il y a là un profond mystère qui arrache la matière à l’informe pour lui associer des rythmes.
Avec le masque, nous pénétrons un espace de suggestions non représentatives. Nous pouvons assigner à des formes abstraites la capacité de renvoyer à des silhouettes d’êtres vivants, et ceci parce qu’ils comportent des symétries et des axes pour le regard. En effet, c’est de cela que la prolifération végétale n’est pas dotée, même si, tout comme on le voit chez certains coquillages et oursins, la courbe de Fibonacci donne une clé pour schématiser ce qui ramifie certaines structures selon des proportions harmoniques : les fougères et certains résineux s’y conforment, et parfois chaque feuille individuellement. Cependant, même le nombre d’or n’a rien en commun avec ce qu’on nommera physionomie, cette singularité qui confère à un être vivant une posture, un visage, une attitude qui le caractérise en propre. Le masque a ceci de particulier d’incarner à la fois un type et une identité : il vaut pour lui-même et aussi par sa capacité référentielle. Il se rapproche de la signature ou de l’idéogramme. La tension entre ces pôles de la singularité et du type fixe toute l’attention de Niobe Xandó. Le masque symbolisant l’animal et les courbes inspirées du végétal affirment de deux manières bien différentes une même capacité à signifier – ce qui les donne comme deux origines de l’écriture qui postulent soit le geste, soit le tampon.
S’éloignant de l’arbitraire total que signale le végétal dont elle a rejeté les douceurs françaises de Monet ou de Matisse, elle en conserve la signature, le tracé, les soudaines ruptures et les ponctuations – une écriture à même le vivant. C’est en repartant de la texture même de la forêt que s’accomplit chez Niobe Xandó une mutation fondamentale : des totems de bois, troncs dressés, deviennent le support de signes, d’inscriptions. Les trois dimensions seront présentes dans ses sculptures d’une grande variété, et qui sont peintes par l’artiste. Ce sont des objets totémiques, des éléments où s’incarnent des échanges entre mondes et regards, des points de présence et des gestes. Et ici, peu importe la taille : Niobe Xandó aurait pu créer de vastes installations, comme il s’en est fait beaucoup depuis. Mais elle est plus proche d’un Giacometti, dont la concentration était telle que la taille même de ses sculptures se réduisait souvent à mesure qu’il densifiait ses pensées et supprimait l’inutile.
Bien sûr, ce processus est une alchimie : concentrant ses efforts sur un objet unique et limité, c’est rompre avec la floraison sans limite, c’est signer et affirmer une singularité après avoir quitté les circulations sans fin de la forêt. Retour à soi, que marquent les gestes de l’entaille dans le bois et des traces de la peinture, de l’encre et du crayon. Mais aussi, réduction possible de l’œuvre à une ligne, à des symboles, à l’écriture – que celle-ci soit ou non d’une langue connue. Le vouloir-dire est au cœur de la création, mais les phrases de l’art de Niobe Xandó, nourries de cette proximité d’avec une Grande Nature, se tiennent loin de l’instance verbale irréductiblement sentimentale.
Pour Niobe Xandó, c’est, d’une autre manière, renoncer aux dimensions par l’inspiration linéaire des écritures. Sa signature devient un thème majeur de sa création. La trace et la trame : deux manières de penser le tissage du sens et des matières. Chaque œuvre signée donne lieu à un idéogramme, et l’idéogramme porte symbole pour des créatures en forme de masque ou de profils divers, mimétiques d’écritures secrètes. Cette grande artiste n’a jamais renoncé au symbolisme, mais ce dernier n’est jamais généralisant, il passe, d’une manière douce et affirmative, à travers l’exposé lumineux des doutes et des énergies personnelles. Cela s’opère d’une autre manière certes, mais d’une certaine façon apparentée aux travaux de Bram van Velde, ce grand penseur de la couleur ouverte sur un monde toujours prêt à se clore et dont la veille secrète de l’artiste maintient le feu vivant.
Ainsi, les écritures, les formes animales inspirées de motifs indigènes, très loin de toute instrumentalisation fonctionnelle, sont au cœur d’une création dont les formes toujours singulières renvoient à des étonnements variés.
Ironiquement, elle trouve des allusions avec les formes géométriques présentées par les télévisions de l’époque, des rayures mobiles noires et blanches, comme un signal abstrait laissé par les irradiations électriques. Mais après tout, il y va là aussi de formes visuelles associées à des forces objectives canalisées par nos technologies. Ce n’est pas pour rien que Niobe Xandó fut amie de Vilém Flusser, compatriote de son mari devenu professeur à Rio et qui publia des textes élogieux sur son œuvre. Laissons-nous aller un moment à circuler dans le texte même de Flusser, qui traite en pionnier des effets de la révolution numérique avant de revenir à l’appréciation du penseur concernant l’œuvre de son amie :
Les sciences et autres manifestations d’une pensée linéaire, ainsi de la poésie, de la littérature et de la musique, s’approprient toujours davantage les ressources imagées de la pensée-en-surface, et le font de la sorte sous l’effet du progrès technique des média de surface. Et ces média, en incluant la peinture et les panneaux publicitaires, recourent toujours plus aux ressources de la pensée linéaire. […] La pensée en image devient capable de penser des concepts. Elle est capable de transformer le concept en son « objet » et peut, dès lors, devenir une métapensée associée à un mode de pensée conceptuel. […] Aujourd’hui, la pensée en image peut commencer à penser des concepts sous la forme de modèles en surface. Peut-être est-ce la raison du fait que la philosophie soit mourante. […] Aujourd’hui la pensée en image peut prendre sa place5 Vilém Flusser, « Linha e superfície – (1973) », O mundo codificado, São Paulo, Cosac & Naify, 2007, p. 118. (Je traduis.).
Voyons à présent ce que Flusser écrivit à propos de Niobe Xandó. En 1971, commentant Black Power une série de 1970 qui stylise de manière fantaisiste une figure au look afro de l’époque – et qui anticipe fortement sur les créations à partir de boutons de mercerie réalisées par Vik Muniz – sorte d’effigie symbolique composée de micro cercles clairs sur fond noir, et après une description « sémantique [qui] révèle possiblement qu’il s’agit d’engrenages inefficients, d’appareils supercomplexes qui ne fonctionnent pas, et qui, mêmes s’ils fonctionnaient, seraient sans utilité », ce qui pourrait s’appliquer aussi bien aux machines de Tinguely réalisées à la même époque. Il ajoute que son œuvre est :
une proposition modélisant une attitude humaine future face aux appareils. Soit : les vivre comme autant de pouvoirs magiques à conjurer pour les muer de menaçants en bénins. […] Vue ainsi, elle révèle un aspect de l’appareil généralement recouvert : sa beauté anthropologiquement dangereuse. Les appareils se révèlent être des monstres non qu’ils soient inhumains, mais au contraire en étant excessivement humains, comme le sont les dieux africains. Ils sont voraces, impitoyables, indifférents et vaniteux (l’un d’eux porte même un monocle), en somme : ils sont pernicieux pour être trop humains (pour dialoguer obliquement avec Nietzsche). Des projections magiques de l’homme qui viennent à le triturer justement parce qu’ils sont des miroirs grossissants de l’humain lui-même. De là que l’aiestheton de l’appareil exposé par Niobe Xandó, soit brésilien. Voir l’appareil en tant qu’orisha (ou Exu), mais le voir ainsi non pas du dehors, comme en Afrique, mais du dedans (à savoir, depuis São Paulo), voilà une forte contribution brésilienne6 Flusser, « O preto e belo », dans Antônio Carlos Suster Abdalla (dir.), Niobe Xandó, São Paulo, Cult, 2015, p. 240. (Je traduis.).
Mais l’essentiel de sa contribution à la réception de cette œuvre réside dans un texte de 1970 resté inédit et récemment paru dans le catalogue d’une exposition récente :
la raison pour laquelle l’œuvre de Niobe Xandó devrait être un point focal de la production artistique brésilienne est évidente pour ceux qui la considèrent dans sa totalité. Il s’agit de dépasser dialectiquement le code du dessin, de la peinture, du collage, de l’écriture alphanumérique, de l’écriture hiéroglyphique et idéographique pour atteindre un système symbolique hautement connotatif, et cependant indéchiffrable. L’œuvre de Niobe Xandó va au-delà du message immédiat pour être une proposition de dialogue avec les artistes brésiliens. Selon moi, les tableaux de Niobe Xandó doivent être consultés comme des dictionnaires en vue de l’exécution d’œuvres futures. Une telle qualité didactique met en relief certains symboles, de véritables manuels enseignant à en créer d’autres neufs, à les combiner en des contextes significatifs. […] Le processus simple en apparence est en réalité fort complexe : chaque symbole individuel est une image. L’ensemble des symboles est discursif et la surface est une scène composée de discours. Affirmer que l’œuvre de Niobe Xandó est didactique n’implique en rien l’absence en elle d’un message implicite. Il résulte même de cela l’articulation d’un message typiquement brésilien. L’œuvre nous parle du Brésil actuel avec la même force que la Bossa Nova ou le Cinéma Novo à leur manière. C’est la raison pour laquelle je crois qu’une fois déchiffré le code, l’œuvre doit avoir un impact informationnel bien plus fort à l’extérieur (surtout aux USA et en Europe de l’Ouest). Les critiques eussent-ils su déchiffrer son art, nous aurions découvert en Niobe Xandó l’ambassadrice des réalités brésiliennes dans le monde dit développé7 Texte de Flusser datant de 1970 et resté inédit, dans Antônio Carlos Suster Abdalla (dir.), op. cit., p. 242. (Je traduis.).
Flusser a consacré d’autres écrits à son amie. Ainsi le catalogue réédite-t-il un texte paru en 1978 dans le journal O Estado de São Paulo sous le titre « Le déclin et le hasard de l’alphabet », celui d’un chef-d’œuvre de Niobe. Après une critique cinglante de l’abrutissement culturel résultant du règne de la télévision et de la soumission des élites à ses diktats, l’auteur se demande si les lettres seront jetées aux lions, reléguées dans d’obscurs monastères ou simplement lessivées par les serpillières de l’histoire et des mass medias. Puis il esquisse une réponse :
L’avenir des lettres est dans la beauté. Certes pas celle des belles-lettres, d’autant que la linéarité alphabétique aura disparu dans ce futur indéchiffrable, mais qui, à suivre la vision apocalyptique de Niobe Xandó, ne sera guère plus tendre que le présent qui nous encercle sous l’aspect d’impératifs alphabétiques décadents. Et ce futur, même fondé sur les lettres de l’alphabet, cet ensemble de signaux routiers plans qui commandera notre carrière et nos courses – le terme de « vie » sera un archaïsme dans ce contexte futur – il sera, et la toile que nous venons de lire le montre, un ensemble de lettres belles. Lettres qui redeviendront ce qu’elles étaient avant leur codification linéaire historisante : des figures8Flusser, « O declinio e o acaso do alfabetismo », dans Antônio Carlos Suster Abdalla (dir.), op. cit., p. 235-236. (Je traduis.).
Dans les années suivant ces commentaires, et comme pour leur donner raison, Niobe Xandó a déployé son art sur des matériaux tout à la fois fragiles et délaissés, allant jusqu’à mener des « expériences » sur du papier xérographique – des photocopies – à une époque où la qualité était faible et en partie aléatoire. Pénétrer ce monde de la multiplicité, de la reproduction à l’infini des formes, détourner les matériaux de la bureaucratie avec une inquiétude d’artiste, cela indique comment, de manière discrète, cette artiste peu connue pensait pleinement notre monde technique sur le point d’être envahi par les écrans de toute espèce : son parcours anticipe en mode mineur celui de Vik Muniz, qui sait peut-être s’en inspirer. Il indique comment le lien charnel aux formes est indispensable à notre humanité. Muniz déconstruit avec un certain orgueil les formes culturelles et industrielles, tandis que Niobe Xandó se rapproche de ce qui associe nos gestes de peintres et d’écrivains aux formes organiques végétales et animales, et aussi bien aux rythmes essentiels de l’abstraction – en quoi elle est parente de Kandinsky ou de Miró. Flusser voit juste en pointant dans son œuvre une dimension conjuratoire de forces extérieures et de projections anthropomorphiques qui hantent notre environnement technicisé et qu’il s’agirait de désarmer en les représentant à vide pour minorer leur emprise.
Niobe Xandó a bien perçu le message des surréalistes : l’art ne peut plus prétendre à copier le monde, et les artistes sont des plaques sensibles qui font voir ce qu’on ne voit habituellement pas, ou bien – et parfois en même temps – des provocateurs qui viennent détruire nos certitudes. Cela vaut aussi en littérature. À la même époque, Raymond Queneau indique, avec Cent mille milliards de poèmes, que la combinatoire poétique peut engendrer des formes à la fois infinies et rythmiques : 14 poèmes de 14 vers (sonnets) dont chaque vers est interchangeable sémantiquement et grammaticalement avec celui placé dans la même position dans chacun des autres poèmes. Un nombre limité de caractères donne lieu ainsi à une quasi-infinité de formulations… ce qui est au fond le propre de toute écriture.
Comment retrouver une symbolicité porteuse ? C’est là un enjeu d’éditorialisation du monde ! Et c’est peut-être ce qui hante secrètement le travail des artistes. Entre la rigueur mathématique génératrice de nos réseaux communicants et l’organicité dont nous relevons sans l’assumer pleinement, qui mieux que les artistes savent introduire une tension capable de faire se rejoindre ces deux axes de l’existence ? Tel est le pari de Matieu qui traite la lumière intense irradiant un pavage de zelliges en y introduisant les contrastes créés par la projection sur le plan qu’ils forment d’une ombre humaine, signature mobile d’un corps qui s’interpose dans la lumière.
Vers le « presque-là » : le mystère de ce qui va venir
Concluons sur une évocation lisboète. Contemporaine de Niobe Xandó, Vieira da Silva interroge les multiplicités irréductibles parcourues par nos regards. Regarder, c’est témoigner de fragmentations, de juxtapositions aléatoires, de dérives qui compactent et agglutinent ici des éléments disparates et les disjoignent ailleurs, laissant exprimer à leur surface une texture singulière qui les fait contraster avec éléments analogues dont chacun est environné. Voir, c’est être entouré de multiples éléments étrangers les uns aux autres : leur empan visuel signe notre emplacement, si bien que le code de la perspective s’inverse et, loin d’ordonner le monde, il dit son impossible sommation, l’infini du paysage et le foisonnement des impressions que tout scintillement lumineux fait naître en nous. Regarder c’est s’égarer.
L’étagement des plans, le mystère des surfaces et des angles, les surprises des interstices qui captent notre regard et le captivent, esquissant de secrètes attirances pour pénétrer des lieux reculés, explorer des recoins, ou, tout simplement circuler, parcourir, marcher. Circuler, c’est le maître-mot : tout circule, de la lumière aux corps, et les falaises les plus abruptes sont plastiques, sujettes à d’incessantes vibrations : des saisons qui les font cuire ou frissonner jusqu’aux ombres que projettent sur elles les nuages, elles sont autant de surfaces granuleuses où s’accrochent les couleurs. A fortiori, une ville, une demeure, ne sont faites que de passages d’encre. La page baignée de coulures qui servit longtemps aux imprimeurs à décorer leurs cartonnages serait une métaphore appropriée : chaque forme de la nature donne à voir l’illusion d’un monde, telle la paysagine dont raffolait Caillois.
Ces travaux nous aident à voir nos propres traces et leur évanescence. En 1977, à propos de ses peintures sur papier, Pierre Schneider écrit dans L’Express (21-02-1977) qu’« exécutées loin de l’atelier dans des chambres de passage, sur les genoux ou un coin de table, […] elles disent l’essentiel sur le ton de la nécessité, du bonheur. […] Contrairement au courant majeur de l’art contemporain, extraverti et claironnant, l’art de Vieira da Silva tend vers le silence, le repli, le secret. Jamais vers la mièvrerie. Alors, ce n’est plus le charme des dentellières d’antan qu’évoque la main qui manie le fil, mais la précision implacable, férocement actuelle, de la Parque. » Le critique est sensible à la fusion, chez l’artiste, d’une pensée engagée avec d’un art intime, en un écho involontaire aux réflexions de Flusser sur Niobe.
Et Jacques Michel, commentant la même exposition, écrivait dans Le Monde des remarques associant la peinture à l’imminence du devenir, selon une autre ligne pointée par Flusser relativement à Niobe :
Son monde est celui du foisonnement, du complexe à la limite du décelable et de l’inexplicité. […] Le peintre ne nous livre pas l’image, mais la complexité de la peinture même. […] comme si, au-delà des formes qui sont l’alibi structurel des couleurs, la quête de Vieira da Silva n’était au fond, après la phase géométrique, que celle d’une peinture pure9Jacques Michel, « Peinture pure sur papier », Le Monde, 17 février 1977..
Ces expériences menées dans « Au fur et à mesure » (1964) ou dans « Les degrés » (1964) sont visibles à la Fondation Vieira da Silva/Szenes de Lisbonne, charmante demeure ouverte sur la place où convergent depuis le XVIIIe siècle les aqueducs qui alimentent la ville. Ces grandes œuvres des années soixante sont effectivement une ode à une peinture consciente de ce que les circulations urbaines, et même l’horreur du monde, sont incorporées dans une œuvre dont la sérénité doit être conquise chaque jour.
Il y a là de quoi nous aider à ouvrir les yeux durant nos promenades. Est-ce hasard si, sortant de ce temple, j’ai pu saisir au vol ce cadrage d’une rue située à quelque distance, proche d’une maison qui nous est signalée pour avoir abrité Fernando Pessoa durant quelques saisons ?
Et n’est-ce pas cette poésie urbaine qui nous rend attentifs aux rythmes aléatoires des créations déployées pour notre plaisir qui parsèment la capitale portugaise sur ses abords maritimes ?
Et le parcours de ses boutiques les plus délicieuses – telle cette pâtisserie Alcoa qui a conservé ses céramiques contemporaines de nos artistes – nous livre quelques secrets de ces pensées d’époque, où les arts convergent pour nommer le présent.
Cela vaut bien sûr pour les contrastes associés à la coprésence d’expressions hétérogènes, ainsi à Lisbonne de la surprise de rencontrer au Musée d’anthropologie des collections secrètes venues récemment du Mato Grosso et qui rapprochent en quelque sorte concrètement les inspirations de Niobe de celles de Viera da Silva, comme si leur postérité venait à s’inscrire dans les lieux mêmes qu’elles ont arpentés.
L’invention, le hasard, la trouvaille sont au cœur de l’expérience artistique, on ne revient guère sur ses pas, on avance, quelques souvenirs et quelques associations nous stimulent, et le tout revient à faire l’éloge du présent. Quoi de plus remarquable en cette ouverture que l’engagement de Monet à capter l’incroyable débâcle de la Seine à laquelle il put assister par un hiver glacial. Au temps même où des photos des séracs alpins et des icebergs polaires font entrer le mouvement des glaces dans l’imaginaire des citadins, c’est dans le Vexin que Monet saisit ce flot emportant le pack insolite qui s’est formé sur le fleuve en aval de Paris. Plus de géométrie classique ici, une forme d’abstraction saisie à même la nature, une couleur de sédiments envahit la toile qui en chasse les apprêts. Vue à la Fondation Gulbenkian qui porte l’art français à la croisée des cultures lusophones, ce tableau sera le point d’orgue de parcours d’une réflexion plastique sur l’informe dans le défi qu’il lance à la pensée.
Les artistes évoqués dans cet essai nous aident à saisir comment nos existences sont aux prises avec l’imminence, avec ce qui vient au-devant de nos pas chaque fois que nous nous déplaçons. Il faut faire rupture pour créer. Et ceci surtout parce que les créations dont nous traitons n’ont que faire d’inventorier le monde : elles le mobilisent pour le tourner vers ce qu’il porte en lui d’avenir. De là que, de Niobe Xandó à Maurice Matieu, rendus visibles ou estompés, les algorithmes de la création soient à l’ouvrage. Moins d’ailleurs par un effet de proportion, si souvent employé qu’il leur sert de repoussoir, que par des surprises dans la mesure, ainsi chez Matieu de la couleur ou des formes inharmoniques des ombres projetées sur la régularité des zelliges, ou chez Xandó par l’énergie qu’elle met à combiner des formes non dominées avec des significations qu’elle nous laisse déchiffrer. Seuls de très grands esprits peuvent mettre les conventions en vacances pour aller au-devant de leur capacité à appréhender ce « presque-là ».
Achevons cette balade sans nous retourner : Dibutade restera sans visage, simple esquisse, Abschattung inspirant d’une tentative de mise à distance de ce qui nous regarde. Cette contemplation distante fait partie intégrante de toute recherche, elle est cette marge sans laquelle nous serions à jamais engloutis dans le trivial des normes. En contrepoint des assignations d’identité, c’est de ces multiples désappropriations que se nourrissent les rêves.
Pour citer cette page
Gérard Wormser, « Presque-là. Niobe Xandó », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).