Dans une logique de débordement et de réseau qui lui est chère, Valérie Rauzier vit entre Oslo et Copenhague. En 2016, elle terminait un long travail de recherche sur deux artistes américaines intitulé Diamanda Galás et Kathy Acker : Contre-pouvoir à corps et à cris. Ce travail est une thèse de doctorat de littérature comparée et d’anglais rédigée sous la direction du professeur Claude Chastagner à l’université Paul Valéry (Montpellier, France). Dans le cadre de ses recherches, Valérie Rauzier s’intéresse particulièrement au pouvoir libérateur de l’expérimentation. Elle travaille actuellement sur un numéro de la revue Profils américains consacré à Kathy Acker.
New York City en 2018
Kathy,
Décidément, les parents puent ! Le lycée ? Sang et stupre, bleus et cris — plus ou moins tus. Les salles de classe, les couloirs, les toilettes, cette cellule ou ailleurs, peu importe : partout la violence est ordonnée, organisée. Elle est à peine camouflée sous les chiffres de la soi-disant reprise et les cadavres qu’on cache eux aussi, tout comme les sans-abris réduits au silence et à l’invisibilité, chassés à grands coups de pieds de gentrification. Effacés du Bowery, virés des squats de l’Alphabet City ; des fantômes qu’on traque, dont on veut effacer les traces. La pourriture ? Les ordures ? Recouvertes avec application comme du parfum sur les croûtes qui ne cicatriseront pas. Du vernis qui polit et police, mais personne n’est dupe. Pas vraiment.
Johnny pue, lui aussi. Il est rongé par sa violence réprimée de père qui refuse de l’être. Il ne comprend pas. Il ne comprend rien. Prétend tout savoir pourtant. Prétend ne rien voir lui non plus, atteint lui aussi de cette crise d’hypocrisie généralisée. À Merida comme à New York, il se borne à faire l’enfant, assure qu’il a des sentiments, mais son attitude montre qu’il n’est qu’un zombie. Ce qu’il appelle la société est en fait un monde créé par les hommes pour les hommes. Territoires quadrillés contre les possibilités de l’espace. Il veille. Monte la garde. Cannibale parmi les cannibales. « La révolution n’existe pas » alors qu’il force son langage dans ma gorge, les mains sur ma nuque. « Ma loi est l’ordre, chienne ! ». Le carnaval n’a plus sa place ici.
Il ne paiera pas ma caution. Je vais croupir entre ces murs.
Johnny. Un pseudo-intellectuel à la barbe bien taillée et au regard vide. Un parmi des milliers. Reproduit à l’identique. Il s’obstine à ne parler de rien. Ne voit rien. Il rêve de violer sa mère et n’a pas le cran de tuer son père. Il prétend se réaliser dans des relations aussi insignifiantes qu’illusoires, car il voudrait ne plus me baiser. Il hait en moi son désir. Nie le mien. Il hait en moi ses envies de viol, sa propre violence. Il est terrorisé et fait de moi sa terroriste. Il est préférable de me maintenir enfermée, « pour mon bien ». Là est aussi le devoir de citoyen qu’il s’invente : éviter à la société de faire face à ces terribles vérités. Il choisit tous les rôles pour éviter celui de père, confond paternité et paternalisme.
Ces murs ou les autres, quelle différence, vas-tu me dire. Même dehors je suis enfermée. Ces mots même mentent et m’emmurent, me limitent au murmure. Je cherche mes cris dans tes écrits, Kathy. Les trouve.
Je dois devenir folle. Je suis folle. La folie : seule possibilité de résistance. De survie. Je ne me reconnais pas, ne me suis jamais connue, suis méconnaissable. JE, ça n’est pas MOI, limité soit par la psychanalyse, soit par le ELLE de l’Autre. J’ai écrit mes noms sur les parois de cet enfer à la merde et au sang. Mots-graffiti qui mettent la langue au pied du mur ; mots-brèche qui libèrent le son de la lettre et dans ces souffles une certitude : je ne me tairai pas. Désordre contre les ordres. Je suis Janey. Je suis Genet, Pussy, Don Quixote. Gertrude. Virginia. Je suis Kathy.
Me reconnais-tu, toi ? 20 ans après ? déjà 20 ans plus tard. 20 ans et quoi ? Combien de Bush et un Trump après ? Le Chelsea Hotel est emmuré. Il va ouvrir en hôtel de luxe. Le CBGB’s est sous verre, le punk transformé en punk rock, en plat congelé, insipide, insignifiant, resservi. J’ai trainé dans le LES. 1st Avenue, 5th Street. J’ai vu Rouge. Elle menait l’enquête. Voulait trouver qui pourrait pirater Fifty Shades of Grey. Je pense qu’elle te cherchait aussi, errait littéralement, a balbutié quelque chose sur la complainte du vieux marin, explorer l’impensable, l’impossible… Elle aussi tente l’insensé.
Je n’arrive plus à m’échapper. Je rêve d’explosion et frôle l’implosion. La machine entière est à détruire, un réseau à démanteler : son autorité s’assoit sur le mensonge. Je ne me laisserai pas intimider. Les drogues qu’on veut m’administrer pour calmer la douleur sont une autre tentative de sédation. Un sommeil éveillé, sans rêve ni vision. Je ne plierai ni mon corps ni ma langue à ce pouvoir avilissant qu’on veut me faire avaler. Je ne veux. Je ne peux. Je ne… L’étau se resserre sous un progrès de propagande. Nœud coulant. On attend…
Que je m’étouffe.
M’épuise.
Que l’infection se généralise.
Que la douleur m’abrutisse.
Que le désir se tarisse.
Le silence de Johnny. À se taper la tête contre les murs.
Je n’ai plus accès aux livres. Plus rien à mutiler, à multiplier. Seule la chair à présent est matière à cut-up, j’y écris ma saison en enfer. De ces tendres boutons, la conclusion est venue lorsqu’il n’y avait pas d’accord. Tant qu’il y avait question il y avait décision. Remplacer. Remplacer une relation. Remplacer une relation du hasard. Remplacer une relation de hasard par une fille. Une fille ordinaire. Une fille ordinaire qui ne l’est jamais. Une fille ordinaire ne fait pas le fils dont Johnny rêve. Rêve de pouvoir se reconnaître dans le miroir. La question n’est-elle que génitale, Johnny ?
C’est ta main qui guide la mienne, Kathy.
La tarentule noire qui vient me rendre visite. Anansi qui change de forme, retourne l’histoire dans tous les sens possibles et impossibles. Elle vient me chercher. Kathy ou Karen peu importe. Déjà d’autres Janeys se dessinent sur le mur, se dégagent des briques, sortent de toutes les brèches, de chaque fissure.
Des Janeys qui veulent le monde entier — et tout de suite.
Janey
Pour citer cette page
Valérie Rauzier, « Lettre à Kathy Acker », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Avec Bernard Banoun, Josef Winkler et Yoko Tawada