Cassandre Henry est candidate à la maîtrise en recherche-création au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.
Le bois à peler comme une pomme de terre, elle forçait avec son pouce près de la lame, en ne travaillant jamais contre la lame, mais avec elle le doigt et le couteau complices de son initiative ; elle n’avait parlé à personne de son projet. On l’aurait découragée de n’utiliser qu’une branche, une lame et du papier sablé, on lui aurait pointé l’intérieur de la tige de bois en gesticulant (comment l’air pourra-t-il passer comme ça à travers, sans creux, sans trou ?) alors elle persistait avec sa flûte pleine, lissant, sablant tout l’extérieur de l’instrument, avec des trous (plutôt des creux) d’à peine trois millimètres de profondeur.
Avec une perceuse en quelques secondes ça aurait été fini, à comparer au jeu demandant du bois et de la lame ; mais ce n’était pas ainsi qu’elle voulait travailler, elle ne tenait pas à perpétuer une tradition pastorale de berger, de moutons et de musique. L’envie de cet instrument lui était venue après avoir vu en exposition La peinture exubérante. Ce tableau d’abstraction quelconque devenait intrigant une fois repérées les petites bulles sur la toile, mousses colorées qui émanaient de la peinture. L’huile dégoulinante aboutissait dans un drain grillagé installé au sol, récoltant le liquide dans une succion inlassable. Elle était restée devant assez longtemps pour comprendre que le drain réinjectait peu à peu la peinture dans la toile, dans une logique dite d’économie de matériau ou de mouvement perpétuel cyclique, comme on pouvait le lire sur le descriptif. Ça sentait le matériel jusqu’à écœurement, comme si ça faisait partie de la salle. Dans le travail de sa flûte bouchée elle pressentait une correspondance parfaite entre les deux, comme tout cela revenait.
Le plus difficile pour la flûte avait été de creuser délicatement les trous sans faire éclater les fibres adjacentes du bois, mais la branche n’avait pas été trop capricieuse. Le creux d’air en dessous de la flûte − lorsqu’elle était tenue conventionnellement − avait été particulièrement travaillé, l’embouchure aussi. Ce n’était pas un objet ornemental, elle l’avait travaillé comme un instrument et s’amusait maintenant à faire différentes attaques avec la langue, à varier l’intensité de son souffle. Les bruits parasites devenaient la seule chose à entendre, les vibrations revenaient tout de suite dans son crâne et au plus près d’elle. Couchée, tournée vers la cime des arbres, elle aimait le son stérile du souffle contre le bois : ça ne l’intéressait pas de l’entendre chanter, elle savait en jouer quand même, elle y pensait comme à une sorte de musique en sourdine, ça lui donnait à penser.
Pour citer cette page
Cassandre Henry, « Flûte pleine », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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