Nicolas Chalifour, né à Québec en 1970, a été plongeur, garçon de table et serveur. Maintenant il enseigne la littérature et il écrit. Son premier roman, Vu d’ici tout est petit (Héliotrope, 2009), finaliste aux Prix des libraires du Québec, a remporté le Prix spécial du jury des Prix du livre de la Montérégie. Son deuxième roman, Variétés Delphi (Héliotrope, 2012), a remporté le 1er prix roman des Prix du livre de la Montérégie.
C’est le fond d’une nuit d’été. Sous les faibles lueurs que relaient un quartier de lune et le scintillement de lampadaires, un fils roule dans le vide, au milieu de nulle part, remonte le boulevard des Sources. Ce fils s’éloigne définitivement d’un asile de vieux où, depuis près de dix ans, il est venu, trop peu souvent, voir gémir sa mère. Immobilisé devant un feu rouge, ondoyant dans un curieux état de conscience, dans une espèce d’engourdissement, le fils fait un effort, cherche à se donner l’occasion de ressentir quelque chose en déclarant lentement, mordant, solennel et empesé, dans chaque syllabe : aujourd’hui ma mère est morte. Puis, presque aussitôt, avant même que le feu tourne au vert, que la courte sentence puisse faire naître chez lui une quelconque forme d’émotion, le doute jaillit et le fils, confus, se demande si c’est aujourd’hui ou hier qu’elle est morte sa mère.
Il n’arrivera pas à répondre à cette grave question. C’est qu’il n’en sait rien, le fils, puisque plus tôt cette nuit, tout à sa distance, en marge de tous, de tout, comme toujours, entièrement absorbé dans l’observation méticuleuse de la scène qui se jouait devant lui à l’issue de la longue agonie et distrait par le spectacle complexe des émotions des uns et des autres, il n’a pas songé à noter l’heure qu’il était, s’il était passé minuit ou pas, lorsque sa mère a finalement expiré.
À peine cet embêtant problème d’éphéméride se pose-t-il, comme une entrave supplémentaire à l’effusion sentimentale que le fils souhaite provoquer, qu’une terrible analogie, en s’imposant à son tour, vient l’éloigner encore davantage de la possibilité même d’un affect. Cette corrélation spontanée lui donne à reconnaître, tout à coup, un autre orphelin, un autre fils froid et distancié dans les contours incertains de ce visage que lui présentent ses rétroviseurs et il voit se profiler, démultiplié par ses miroirs, l’ombre d’un autre monstre, d’une autre bête de froide infamie familiale : le Meursault de Camus, son double, son semblable, son frère.
En accélérant pour gagner les voies rapides de la 40, et fuir le West Island, le fils en est réduit à se rassurer un peu : se félicitant de ne pas avoir dormi ou fumé au chevet de sa mère mourante et de n’avoir eu aucune envie de boire un café au lait. Il allume la radio, roule dans la nuit, rentre chez lui.
Les semaines passent, les mois les agglutinent et le fils, bien qu’il ne fréquente pas les plages et n’ait encore tué personne, n’arrive toutefois pas à sentir sa peine, cette plaie qu’il faudrait lécher, cette douleur profonde, fondamentale, qui devrait le troubler, donner un sens à sa perte, à la mort d’une mère. Il a beau se fouiller, touiller son âme, s’introspecter à fond ce fils inquiet, il ne trouve en lui qu’une espèce de lacune, ne repère que le manque de la plus élémentaire sympathie filiale et ne ressent que les tenailles acérées de la culpabilité. Malgré tous les efforts qu’il déploie, il ne parvient donc pas à incarner sincèrement ce deuil dont on fait grand cas dans les livres, au cinéma et dans les médias sociaux. Il cherche pourtant si fort, ce fils. Il tente par tous ses modestes moyens de provoquer une petite épiphanie dans les coulisses de sa tête, de s’éblouir en excavant des souvenirs touchants, convoquant de significatifs pans de passés, mais c’est en vain et sans le moindre succès. Il est condamné à flâner dans les espaces flous d’un demi-sommeil et rien d’une enfance, enfance pourtant sans grand drame, sans abus et sans autre violence que banale et ordinaire, rien ne remonte, n’arrive à percer la surface lisse et étale de son indifférence.
Puis, un soir d’hiver, alors qu’il n’attend plus rien, qu’il n’espère plus même sentir quoi que ce soit à l’égard de cette mère morte et qu’il en est venu à accepter que la vie continuerait de couler, tranquillement, sans effusion, se convainquant que des mères mouraient tous les jours et qu’on n’avait peut-être pas nécessairement à en faire un plat chaque fois, qu’on ne lui intenterait pas un procès pour si peu ; un soir d’hiver, donc, accablé par une morne journée et la perspective d’un triste lendemain, le fils résigné remet le nez dans les premières pages de La recherche de Proust, en reprend, après plusieurs années, une énième lecture. C’est alors que l’incident se produit. Presque instantanément, le fils sent les mots et le texte qu’ils forment lui pétrir l’ethos, le remuer, de fond en comble, du jardin à la chambre en passant par la salle à diner et l’escalier détesté.
Certes la voix émanant de cette prose surannée, chaque fois qu’il l’a fait résonner dans sa tête par le passé, a su l’envoûter en douce, le bercer dans le mol ennui de ses dédales, des ourlets infinis de l’examen d’un moi délicat et d’un monde bouclé, tapissé de subordonnées relatives, de parenthèses, d’incises et de demi-cadratins, mais jamais elle n’avait eu chez lui de résonnance aussi claire, explicite, procuratoire, jamais encore n’avait-elle provoqué ce genre d’élan d’identification primaire, identification qu’il méprise habituellement, mais ressent soudainement comme une nécessité et à laquelle il se laisse succomber comme le plus complaisant des amateurs, comme un lecteur du dimanche.
Ce soir-là, il est emporté dans le sillage de cet enfant anxieux longtemps couché de bonne heure pour si peu dormir, ce garçon qui, en proie, une fois de plus, à des crises d’asthme, appuie tendrement ses joues contre celles pleines et fraîches de l’oreiller et lui rappelle de nouveau comment on peut en venir à croire qu’une raie de lumière qui perce sous une porte annonce le jour naissant alors que, s’éteignant, elle ne se révèle que le début d’une longue et éprouvante nuit de petites souffrances, de souffles courts et de rêves d’ensevelissements. Ce soir-là, ce petit être geignard, ce fils fragile, presque cristallin, encore pendu aux jupes de sa mère, s’infuse en lui, pénètre sa conscience de lecteur étonné, s’y confond. C’est alors que le fils voit toute une part de son enfance prendre forme dans les circonvolutions des phrases, émerger de la profondeur des pages, sourdre entre toutes ces lignes imbibées du temps proustien. Ce qui pointe alors est un âge révolu, un âge qu’il croyait à jamais dissous, un âge où sa mère était encore, pour lui, l’objet d’un émoi. En lui revenant, ce passé qui surgit du livre gonfle, lui monte à la tête, affleure à sa conscience, perce les surfaces et le fils, enfin, se souvient.
Dès lors, il ramollit, le fils, il fond, s’émeut, s’humanise. En creux, dans les interlignes du texte lu, dans ce curieux espace où, telles les images d’une lanterne magique projetées sur les boiseries et les plâtres craquelés d’un mur, les propos du livre, les souvenirs du petit Marcel et les siens se chevauchent, se conjuguent et, comme chez l’être qui s’éveille au milieu de la nuit, le fil des heures, l’ordre des années et le rang des mondes se mêlent et se rompent dans son esprit vacillant de lecteur. Gravitant dans les ténèbres de ses propres profondeurs, le fils peut alors commencer à recomposer peu à peu les traits originaux d’un moi ancien, et retrouver quelque chose comme une sensibilité primitive, une simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal.
Au fil de la lecture qu’il poursuit, qu’il prolonge avec ferveur, la découverte de sentiers battus dans un passé qu’il croyait perdu, et qu’il suit maintenant de page en page, le mène vers cette autre mère, celle de son enfance, et avec elle, c’est une voix lui faisant la lecture qu’il retrouve et la simplicité de l’interprétation, la beauté et la douceur du son, puis, la tendresse naturelle qu’elle savait conférer à des phrases qui semblaient écrites pour elle et qui tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. À ces réminiscences, s’enchaînent tout naturellement, par le truchement d’un compositeur, le personnage de Vinteuil, celles de barcaroles que, de sa chambre, il entendait sa mère reprendre inlassablement sur le piano du salon.
Puis, le dérapage métonymique se poursuit, en lui révélant tout le reste : le Mont-Saint-Hilaire des années ’70 et ses pommiers lestés de fruits piqués, les reflets chatoyants du soleil à la surface des eaux polluées du Richelieu, l’odeur de carcasses de rats musqués et, à l’intérieur, celle de mouches de moutarde et de Vicks VapoRub™, dans le ronronnement de l’humidificateur et les soins d’une mère au cours d’interminables nuits de râles suffocants. Ces images scratch and sniff, ces innombrables GIFs animés par la mémoire retrouvée, se mêlent et se greffent, en s’y superposant, à Combray, à ses parfums d’iris, de vernis ou d’aubépines, aux méandres ombragés de la Vivonne, au lit de fer et à la lecture de François le Champi.
Mais de cette conquête mnésique naît un constat : il y aura toujours entre lui et le monde, entre le réel et sa conscience indolente, parmi le fouillis de ses états affectifs, des avenues sinueuses de sa mémoire et des élans de son imaginaire, d’infranchissables fossés, brèches et crevasses que seules des histoires, les siennes et surtout celles des autres, lui permettront d’investir, à défaut de les combler. Sa madeleine à lui n’est que papier, ne sera jamais autre chose qu’un mille-feuille in folio, un vaste suichuka, et ce petit Marcel qui l’a entraîné à sa suite, l’éloignant momentanément de l’austère Meursault, n’aura fait, finalement, que révéler une couche supplémentaire de son aliénation, sonder une fois de plus la profondeur du trou dans lequel il demeure tapi, à la merci des livres qui y tombent et du fond duquel il perçoit, de très loin, la rumeur du monde.
Or, cette éblouissante révélation, ce terrible éveil, a pour lui l’effet d’une condamnation… et… pour moi, la brutalité d’un coup de feu sur une plage.
Pour citer cette page
Nicolas Chalifour, « Meursault, Marcel, Monique et moi », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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