Virginie Thomas
Lycée Champollion
Virginie Thomas est professeure agrégée d’anglais et docteure en littérature anglophone. Elle enseigne en khâgne au lycée Champollion (France). Ses recherches portent sur les transpositions des légendes arthuriennes au XIXe siècle et sur la peinture préraphaélite. Ses publications les plus récentes sont : « Le portrait de la femme fatale dans l’œuvre de Frederick Sandys : entre séduction et sidération » et « Balin à l’époque victorienne : De Malory aux réécritures de Tennyson et de Swinburne ».
Morgan Le Fay est un personnage phare des légendes arthuriennes médiévales qui oscille entre le rôle de la sorcière et celui de la fée. Cette ambivalence intrinsèque du personnage, qui peut adopter aussi bien le rôle de protectrice de son demi-frère Arthur que celui de destructrice de la Table Ronde, a créé une forme de malaise chez les peintres et les auteurs victoriens qui, lors du Renouveau Arthurien, l’ont condamnée à l’oubli au profit d’autres personnages féminins comme Vivien/Nimue. À travers l’étude de trois textes canoniques médiévaux (Vita Merlini, Sir Gawain and the Green Knight, Le Morte d’Arthur), d’un poème victorien « Ogier the Dane », de plusieurs toiles préraphaélites de Frederick Sandys et Edward Burne-Jones, et de deux illustrations du Morte d’Arthur d’Aubrey Beardsley, nous allons montrer comment Morgan Le Fay passe, à travers les siècles, du statut de fée à celui de sorcière avant de retracer le chemin inverse et redevenir une fée.
Morgan Le Fay is a key character in medieval Arthurian legends. She constantly varies from the witch to the fairy. This inherent ambivalence of the character, who can either play the role of the protector of her half-brother, Arthur, or the role of the destructor of the Round Table, aroused a form of uneasiness among Victorian artists and writers during the Arthurian Revival: most of them condemned her to oblivion to the benefit of other female characters such as Vivien/Nimue. Through the study of three seminal medieval texts (Vita Merlini, Sir Gawain and the Green Knight, Le Morte d’Arthur), of a Victorian poem « Ogier the Dane », of three pre-Raphaelite paintings by Frederick Sandys and Edward Burne-Jones, and finally of two illustrations of The Morte d’Arthur by Aubrey Beardsley, I will try to show how Morgan Le Fay shifts through centuries from the status of the fairy to that of the witch before being transformed once again into a fairy.
Morgan est l’un des personnages arthuriens ayant subi le plus de transformations dans l’art et la littérature britanniques à travers les âges, passant du statut d’héroïne incontournable dans la littérature arthurienne médiévale à un rôle plus que secondaire au XIXe siècle victorien. La multitude de visages que Morgan a été amenée à présenter est certainement liée à l’ambivalence même du personnage originel. La tentative de Leila K. Norako de retracer ses origines celtiques témoigne de l’impossibilité de cerner avec précision la naissance officielle de ce personnage :
Because the Morgan of medieval romance and legend is often presented as the wife of King Urien and the mother of Yvain, some have linked her to the Welsh goddess Modron, who is described in the Welsh Triads as the daughter of Avallack, wife of Urian of Reghed, and mother of Owain. Scholars such as Norris Lacy and Lucy Allen Paton assert that these connections all but prove that she is descended from the Welsh Modron, and that her name may also have come from the folklore of Brittany (where certain fairy-sprites are referred to as « mari-morgans »). Another popular theory on Morgan’s Celtic origins is that she is based upon the Irish battle-goddess Morrigan. There is, however, little textual evidence to support this theory, though the similarity of the names and Morgan’s unpredictable (and often inimical) behavior in the later medieval tradition are vaguely correlative to the depiction of the Morrigan. In sum, it is possible that Morgan le Fay originated out of some type of Celtic goddess figure, and that such a tradition can be found, at least in glimmers, even into the fourteenth century Gawain-poet’s work (who refers to her as a « goddess » in Sir Gawain and the Green Knight) ; however, the specific goddess (or goddesses) from which the character is descended will likely never be known with absolute certainty.1Leila K. Norako, « Morgan Le Fay », The Camelot Project, <http://d.lib.rochester.edu/camelot/theme/morgan> (page consultée le 25 février 2017).
Malgré l’impossibilité de définir avec certitude l’origine archétypale de Morgan, il est relativement aisé de retrouver sa trace au Moyen Âge et de suivre son évolution jusqu’au XIXe siècle même si le portrait de cette femme habile en sorcellerie fait d’elle un personnage des plus ambivalents. En effet, Morgan ne cesse d’alterner entre fée bienveillante, jouant un rôle quasi maternel auprès d’Arthur et de sa cour, et sorcière machiavélique cherchant par tous les moyens, même les stratagèmes les plus diaboliques, à mener la Table Ronde et son fondateur à leur perte. Elle passe ainsi entre le Moyen Âge et l’époque victorienne de façon symétrique du rôle de la fée à celui de la sorcière avant de revenir à une identité plus bienveillante, comme nous allons tâcher de le montrer en nous penchant sur les textes et les tableaux de ces deux époques la mettant en scène.
Notre analyse se fondera sur les textes canoniques du Moyen Âge, en l’occurrence The Life of Merlin de Geoffrey de Monmouth, un texte anonyme, Sir Gawain and the Green Knight, et l’incontournable Le Morte d’Arthur de Thomas Malory, qui accorde un rôle prépondérant à Morgan avant qu’elle ne disparaisse à la Renaissance en attendant sa timide réapparition au XIXe siècle. L’époque victorienne fut pourtant riche en recréations de la Matière de Bretagne sous l’influence du Renouveau Arthurien, héritier du mouvement littéraire et culturel nommé « Antiquarianism » qui, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, permit de faire redécouvrir au public et aux artistes des textes anciens comme Le Morte d’Arthur. Toutefois, peu d’œuvres littéraires ou picturales s’intéressèrent au personnage de Morgan, lui préférant celui de Vivien, la séductrice de Merlin. Notre corpus se compose donc de tableaux réalisés par Edward Burne-Jones et Frederick Sandys, peintres de la Confrérie Préraphaélite qui voua un véritable culte aux légendes arthuriennes, mais aussi de deux dessins d’Aubrey Beardsley, graveur et illustrateur de la fin du XIXe. Le seul auteur renommé de l’époque victorienne ayant choisi de préserver l’existence de Morgan est William Morris, dans un poème intitulé « Ogier the Dane » inspiré d’une chanson de geste du XIVe siècle.
La naissance de Morgan Le Fay au Moyen Âge : de la fée à la sorcière
Morgan apparaît au Moyen Âge anglais dans une série de textes canoniques dont le premier est Vita Merlini (The Life of Merlin), composé au XIIe siècle par l’écrivain gallois Geoffrey de Monmouth. Il s’agit d’un poème en latin, datant approximativement de 1150, qui retrace la vie de l’enchanteur Merlin. L’intérêt de ce texte est qu’il mentionne le nom de la Fée Morgan et l’identifie, pour la première fois, comme la demi-sœur du roi Arthur. Elle est associée à la terre d’Avalon dont l’étymologie signifie « l’île aux pommes », et se trouve dans la droite lignée mythologique des insulae fortunatae, les Îles Bienheureuses de l’Antiquité. La terre décrite dans The Life of Merlin et qui précède la toute première apparition de Morgan est une terre nourricière et fertile, comme en témoigne la citation suivante :
The island of apples which men call « The Fortunate Isle » gets its name from the fact that it produces all things of itself ; the fields there have no need of the ploughs of the farmers and all cultivation is lacking except what nature provides. Of its own accord it produces grain and grapes, and apple trees grow in its woods from the close-gripped grass. The ground of its own accord produces everything instead of merely grass, and people live there a hundred years or more.2Geoffrey of Monmouth, Vita Merlini, trad. John Jay Parry, University of Illinois, RedaClassic.com, 2011, p. 30.
La description qui suit immédiatement celle d’Avalon présente le personnage de Morgan et met en relief ses qualités maternelles : elle est la demi-sœur d’Arthur, celle qui l’accueille blessé et qui veillera à son rétablissement grâce à ses connaissances thaumaturgiques :
With him steering the ship we arrived there with the prince, and Morgen received is with fitting honor, and in her chamber she placed the king on a golden bed and with her own hand she uncovered his honorable wound and gazed at it for a long time. At length she said that health could be restored to him if he stayed with her for a long time and made use of her healing art. Rejoicing, therefore, we entrusted the king to her and returning spread our sails to the favouring winds.3Idem.
Morgan, ou Morgen en l’occurrence dans The Life of Merlin, est un personnage bienveillant, plus proche de la fée que de la sorcière, dont le pouvoir thaumaturgique est expliqué par ses connaissances en herboristerie (« she has learned what useful properties all the herbs contain, so that she can cure sick bodies4Idem. »), mais aussi en mathématiques : « And men say that she has taught mathematics to her sisters5Idem. ».
Néanmoins, cette figure au pouvoir apparemment inoffensif et bienveillant partage avec la sorcière le don de changer de forme à volonté ainsi que le don de se déplacer où bon lui semble, incarnant ainsi une féminité puissante et insaisissable : « She also knows an art by which to change her shape, and to cleave the air on new wings like Daedalus ; when she wishes she is at Brest, Chartres, or Pavia, and when she will she slips down from the air onto your shores6Idem. ». C’est la raison pour laquelle Carolyne Larrington n’hésite pas à tisser des liens archétypaux avec des héroïnes mythologiques telles que Circé et Médée, entre fée protectrice et sorcière dévastatrice, afin d’expliquer la caractérisation qui est faite de Morgan dans The Life of Merlin :
Though many scholars have wished to see her as the literary descendant of a Celtic goddess, or at least as a wholly supernatural figure, Geoffrey’s portrayal actually owes almost nothing to the mythic traditions of Britain and Ireland. His Morgan is derived from classical sources – from the two most influential enchantresses of mythology, Medea and Circe – and other details are evidently borrowed from learned tradition.7Carolyne Larrington, King Arthur’s Enchantresses. Morgan and her Sisters in Arthurian Tradition, Londres, I.B. Tauris, 2006, p. 8.
Deux siècles plus tard fut rédigé un texte anonyme en vers allitératifs inspiré de la mythologie celtique et plus précisément d’une aventure survenant à Cuchulain : Sir Gawain and the Green Knight. Dans cette œuvre, Gawain, le neveu d’Arthur, est confronté à une épreuve de décapitation. Or, l’élément primordial de cette aventure n’est pas le chevalier vert mais sa femme qui tente Gawain à trois reprises en déployant ses charmes afin de le conduire à la trahison de son hôte, et donc à la décapitation, mais qui tente aussi de le condamner à une forme d’émasculation symbolique, comme le souligne Carolyne Larrington : « The knight finds himself rerouted into a feminized space where he himself risks becoming effeminate (the Valley ; Bertilak’s castle, Hautdesert). Here he is offered female conversation, courtly pastimes, delicious food and erotic pleasure, but prevented from taking part in the privileged masculine activities of fighting or hunting8Ibid., p. 62. ».
Toutefois, la véritable instigatrice de cette épreuve est Morgan, qui apparaît sous les traits d’une vieille femme dont la laideur physique n’a d’égal que sa laideur morale :
The other wore a gorget over her neck,
Her swarthy chin wrapped in chalkwhite veins,
Her forehead enfolded in silk, muffled up everywhere,
With embroidered hems and lattice-work of tiny stitching,
So that nothing was exposed of her but her black brows,
Her two eyes and her nose, her naked lips,
Which were repulsive to see and shockingly bleared.
A noble lady indeed you might call her, by God !
With body squat and thin,
And buttocks bulging broad,
More delectable in looks
Was the lady whom she led.9Anonyme, Sir Gawain and the Green Knight, éd. et trad. James Winny, Ontario, Broadview Literary Texts, 2011, p. 53-54.
Dans cet extrait, Morgan est décrite de façon grotesque, réduite au portrait archétypal de la laide sorcière. Le but de cette première apparition de Morgan dans Sir Gawain and the Green Knight est de mettre en garde le lecteur contre la véritable nature de l’héroïne qui devient un personnage sombre, machiavélique, ennemie jurée de son demi-frère Arthur et des chevaliers de la Table Ronde. C’est ce que révèle Bertilak of Hautdesert, le chevalier vert, à Gawain à la fin de l’aventure, lui expliquant l’origine des épreuves infamantes qu’il a dû traverser :
Through the power of Morgan le Fay, who lives under my roof,
And her skill in learning, well taught in magic arts,
She has acquired many of Merlin’s occult powers –
For she had love-dealings at an earlier time
With that accomplished scholar, as well as your knights know at home.
Morgan the goddess
Therefore is her name ;
No one, however haughty
Or proud she cannot tame.
She sent me in this shape to your splendid hall
To make trial of your pride, and to judge the truth
Of the great reputation attached to the Round Table.
She sent me to drive you demented with this marvel,
To have terrified Guenevere and caused her to die
With horror at that figure who spoke like a spectre
With his head in his hand before the high table.10Ibid., p. 137.
Par l’utilisation du terme « goddess », l’extrait crée un lien étroit entre Morgan et les déesses celtiques qui ont pu inspirer sa création. Mais le passage transforme surtout Morgan en être maléfique, bien loin du portrait bienveillant livré par The Life of Merlin : elle restera dès lors ce personnage jaloux, calculateur, mais également un être concupiscent à qui seront attribuées nombre d’aventures dans les transpositions à venir. Il est à noter, toutefois, que, contrairement à la caractérisation du personnage dans l’œuvre précédente, l’origine de son savoir est liée à une figure masculine, en l’occurrence Merlin, ce qui replace de la sorte Morgan sous la coupe d’une figure patriarcale, tout en créant aussi un lieu étroit avec le personnage de Vivien, autre sorcière clé des légendes arthuriennes qui n’hésite pas à vendre ses charmes afin de soutirer son savoir à Merlin.
Le dernier texte arthurien anglais canonique de l’époque médiévale est l’incontournable œuvre de Thomas Malory, Le Morte d’Arthur (1469-1470), synthèse des principaux écrits arthuriens anglais et français antérieurs au XVe siècle. Bien que l’auteur ait écrit ce qui pourrait, au premier abord, sembler une compilation, il s’agit bien d’une véritable réécriture des œuvres précédentes avec toute la part de réinterprétation et de création qu’elle implique. En effet, l’œuvre de Malory se caractérise par sa volonté de trouver un juste équilibre entre l’approche courtoise et l’approche cistercienne afin de faire des légendes arthuriennes une véritable ode à la chevalerie et à ses vertus intrinsèques, notamment le courage et l’abnégation. La complexité des personnages du Morte d’Arthur, qui doivent parvenir à concilier deux morales parfois antithétiques, se retrouve bien évidemment dans le cas de Morgan. Elle conserve le même rôle maternel qui lui avait été attribué dans The Life of Merlin, où elle accueille son demi-frère Arthur après la bataille finale contre Mordred, son fils :
And when they were at the water side, even fast by the bank hoved a little barge with many fair ladies in it, and among them all was a queen, and all they had black hoods, and all they wept and shrieked when they saw Arthur.
« Now put me into the barge », said the king.
And so he did softly ; and there received him three queens with great mourning ; and so they set them down, and in one of their laps King Arthur laid his head.
And then that queen said, « Ah, dear brother, why have ye tarried so long from me ? Alas, this wound on your head hath caught over-much cold ».11Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, éd. Janet Cowen, vol. 2, Londres, Penguin Books, 1969, p. 517.
Morgan est associée ici à l’eau, élément maternel par excellence, comme le souligne Gaston Bachelard : « L’image synthétique de l’eau, de la femme et de la mort ne peut pas se disperser12Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 117. ». Elle devient de la sorte le pendant mortuaire d’une autre figure tutélaire d’Arthur, la Dame du Lac, celle qui initie ses aventures en lui offrant Excalibur. Il est intéressant de noter que leurs rôles maternels semblent fusionner à la fin du Morte d’Arthur alors que tout au long des deux volumes, le pouvoir des deux femmes s’affronte régulièrement. Ainsi, malgré le rôle protecteur dévolu à Morgan à la toute fin, son action est associée à celle de la sorcière qui vise une fois de plus à mettre à mal la Table Ronde, alors que la Dame du Lac s’apparente à la bonne fée cherchant à contrecarrer les menaces de Morgan.
Dès sa toute première mention dans Le Morte d’Arthur, Morgan est associée à la sorcellerie – qu’elle acquiert paradoxalement dans un couvent : « And the third sister Morgan le Fay was put to school in a nunnery, and there she learned so much that she was a great clerk of necromancy13Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, vol. 1, Londres, Penguin Books, p. 12. » –, dont elle fera usage à multiples reprises contre son propre frère notamment lors de ses nombreuses tentatives d’assassinat de ce dernier, destinées à détruire l’ordre moral qu’il incarne. Il n’est qu’à citer l’épisode du manteau empoisonné (livre IV, chapitres 15-16), qui doit permettre à Morgan de venger la mort de son amant Accolon. Morgan n’hésite pas dans un premier temps à envisager le meurtre à la fois de son demi-frère et de son époux Uriens afin de placer son amant Accollon sur le trône. Morgan est donc une femme machiavélique, recourant à la sorcellerie pour tenter de parvenir à ses fins, dans la droite lignée du personnage de Sir Gawain and The Green Knight. Mais Thomas Malory développe aussi la nature volage de Morgan en lui attribuant un désir inassouvi pour Lancelot et nombre d’amants tout au long des aventures qui jalonnent Le Morte d’Arthur. Son utilisation malveillante de la sorcellerie et son désir débridé s’inscrivent en continuité avec les œuvres précédentes ; en revanche, Thomas Malory choisit d’étoffer encore plus la malveillance de Morgan en faisant d’elle la responsable de la tragédie finale du royaume de Camelot. Ainsi, c’est elle qui, toujours pour venger la mort de son amant Accolon, vole le fourreau de l’épée Excalibur qui protège Arthur contre les blessures de ses ennemis, avant de le jeter dans un lac et d’échapper au courroux d’Arthur en se changeant, ainsi que son entourage, en pierre : « And then she let throw the scabbard in the deepest of the water so it sank, for it was heavy of gold and precious stones. Then she rode into a valley where many great stones were, and when she saw she must be overtake, she shaped herself, horse and man, by enchantment unto a great marble stone14Ibid., p. 140.. » Morgan devient donc dans cet épisode une Méduse pétrifiante mais surtout pétrifiée dans un royaume patriarcal qui la conduit à reprendre après le dénouement final le rôle de modèle maternel bien loin de l’amante passionnée prête à tout pour séduire ou combler son amant.
Les recréations de Morgan Le Fay à l’époque victorienne : de la sorcière à la fée
Après trois siècles de désintérêt pour la matière de Bretagne, le monde de Camelot connaît une renaissance dans la littérature et l’art britannique au XIXe siècle ; néanmoins, le personnage de Morgan ne bénéficie pas d’un sort aussi favorable dans la mesure où, à cette époque, elle disparaît presque complètement, supplantée par d’autres personnages féminins comme la Dame du Lac et Vivien / Nimue. Ainsi, l’époque victorienne a cherché à appliquer aux personnages féminins des légendes arthuriennes la même vision duelle que celle qui était appliquée aux femmes dans la société, opposant de la sorte, pour reprendre le titre d’une série de poèmes publiée en 1857 par Alfred, Lord Tennyson, Enid and Nimue. The True and the False (qui allait par la suite devenir Idylls of the King). « The True » est incarnée par la bienveillante Dame du Lac et « the False » par Vivien / Nimue, dont l’action séductrice et dévastatrice sur Merlin la transforme en avatar de la prostituée. Morgan ne pouvait que poser problème, dans le cadre de cette conception manichéenne, en raison de sa constante alternance entre fée et sorcière.
Néanmoins, quelques artistes et un seul auteur de renom choisirent de faire revivre ce personnage ambigu. Le premier fut Frederick Sandys, peintre préraphaélite, qui peignit une toile intitulée Morgan le Fay (1863). Celle-ci met en scène l’héroïne éponyme en train de préparer le manteau empoisonné pour son demi-frère – la toile s’inspire en ce sens du Morte d’Arthur, que Sandys avait découvert par l’entremise de Dante Gabriel Rossetti, chef de file de la Confrérie Préraphaélite – telle une survivance archétypale de Déjanire conduisant son époux Hercule à la mort grâce à la tunique empoisonnée de Nessus. Elle est présentée en pied, dépeinte de profil, tournée vers la gauche en affichant un air funeste. L’épisode en question montre l’action dévastatrice de l’héroïne alors qu’elle couvre le manteau de flammes par le biais d’un instrument de style oriental. De petites flammes s’échappent du tissu alors que, la main levée, elle semble accompagner son geste d’une incantation. L’arrière-plan renforce l’atmosphère de sorcellerie : en effet, une frise de dieux antiques égyptiens se mêle à des motifs celtiques et japonais. Le métier à tisser présent sur la droite du tableau rappelle l’origine du manteau et fait de Morgan une Parque moderne tissant le destin de son demi-frère. Les deux chouettes perchées sur le métier à tisser associent la nature funeste de Morgan au monde nocturne et au savoir qu’elles symbolisent en raison de leur lien mythologique avec Minerve. Le pouvoir de Morgan, né de sa maîtrise des sciences occultes, est suggéré par les symboles pictes qui ornent sa robe ainsi que la robe d’Arthur, de même que par la statuette du dieu Ganesh, qui se trouve sur la gauche de la toile posée sur une commode ouvragée. Ce dieu du panthéon hindou est invoqué pour la réussite de projets, ce qui prend ici une résonance ironique car l’entreprise de Morgan se soldera par un échec : le manteau empoisonné sera en effet porté non par Arthur, mais plutôt par l’une de ses servantes qui prendra aussitôt feu et révélera le complot de Morgan contre son demi-frère. Dans la version finale de cette toile, Sandys choisit d’ajouter à la robe de Morgan une peau de léopard, créant ainsi un lien avec un autre de ses dessins mettant en scène Cléopâtre, séductrice irrésistible (« Cleopatra Dissolving the Pearl », 1862). La couleur dorée qui émane du tissu jaune de sa robe et de la peau de léopard trouve un écho dans les flammes que Morgan promène sur la robe d’Arthur mais aussi dans le feu du soleil couchant. Ces tons chauds représentent le feu sensuel et destructeur censé habiter Morgan, feu suggéré par sa pose lascive et sa chevelure dénouée – il est aussi intéressant de noter que Sandys choisit Keomi, une gitane qu’il utilisa comme modèle et avec laquelle il entretint une liaison particulièrement tumultueuse. La représentation de Morgan Le Fay fusionne donc le désir traditionnellement associé au personnage et le feu du désir que Keomi éveilla chez Sandys par le biais de son pouvoir de séduction ensorceleur.
Edward Burne-Jones fut aussi l’un des rares peintres préraphaélites à consacrer deux de ses toiles à Morgan. Il a cependant offert une représentation opposée à la sensuelle sorcière de Sandys. Dans Morgan Le Fay (1862), nous sommes très loin de la même démonstration de pouvoir que dans la toile précédente. Ainsi, Jill Marie Hebert n’hésite pas à décrire le tableau en ces termes : « this painting is positively sedate15Jill Marie Hebert, Morgan Le Fay : Shapeshifter, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 170. ». En effet, pas de sexualité féminine débridée, ici ; au contraire, Morgan est dépeinte dans une pose pensive, les cheveux noués et vêtue d’une robe à la coupe et aux couleurs austères et dont l’opacité cache son corps. Seule la présence de plis permettant d’accéder à « de tout autres plis16Gilles Deleuze, Le Pli. Leibnitz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 17. », pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, peut suggérer le corps féminin caché sous cette armure. Ce portrait de Morgan renvoie plus à la sorcière qu’à la séductrice par le biais de la plante qu’elle porte à sa bouche et qui peut aussi bien symboliser son pouvoir thaumaturgique que son pouvoir d’empoisonneuse, maintenant par-là l’ambiguïté du personnage.
Dans une autre de ses toiles, intitulée The Last Sleep of Arthur in Avalon (1881-1898), une œuvre monumentale à laquelle Burne-Jones consacra dix-sept ans de sa vie, Morgan apparaît à nouveau, toute vêtue d’un blanc immaculé, la tête d’Arthur reposant sur ses genoux. Ses bras levés au ciel trahissent son désespoir et sa compassion. Le tableau se caractérise par son harmonie suggérée par la représentation d’une multitude d’instruments autour d’Arthur mais aussi par sa symétrie parfaite, sa composition jouant sur des lignes horizontales (avec le corps d’Arthur étendu sous le baldaquin) et sur des lignes verticales, incarnées par tous les autres personnages dont la position hiératique fige la scène dans une forme d’éternité. Avalon, symbolisée par la présence de pommiers à l’arrière-plan, redevient la terre de repos éternel grâce à la représentation d’Arthur sommeillant au milieu de la toile, mais aussi grâce à l’insertion au premier plan d’une multitude d’iris, attributs de la servante d’Hypnos, dieu du sommeil. Morgan redevient la figure tutélaire par excellence de cette terre de repos grâce à la duplication des traits de son visage, qui se retrouvent sur tous les autres personnages féminins du tableau.
Aubrey Beardsley, artiste connu pour ses œuvres à l’érotisme provocateur pour l’époque victorienne, s’attela pour sa part à l’illustration du Morte d’Arthur de Thomas Malory en 1893-1894. Le personnage sulfureux de Morgan aurait pu lui fournir matière à représentation érotisée de la sorcière libertine. Au contraire, Beardsley choisit de mettre Morgan en scène dans seulement deux de ses illustrations : la première s’intitule « How Four Queens Found Lancelot Sleeping ». Comme dans The Last Sleep of Arthur in Avalon de Burne-Jones, ce qui caractérise l’image est sa parfaite harmonie, un pommier servant d’axe de symétrie en plein milieu de l’illustration et séparant les personnages féminins, qui se font écho comme en miroir. Au pied de l’arbre, en position horizontale, contrastant avec la prédominance des lignes verticales, se trouve Lancelot endormi. Morgan est à sa gauche, levant une main en sa direction dans un geste qui, loin de trahir le désir qu’elle ressent pour lui dans cet épisode célèbre du texte de Malory, s’apparente plutôt à une bénédiction. De même, la présence du pommier associée traditionnellement à l’île d’Avalon – et donc à Morgan – offre un toit protecteur au chevalier endormi.
Morgan apparaît aussi dans une autre illustration de Beardsley : « How Morgan Le Fay Gave a Shield to Sir Tristram ». L’épisode original tiré de Malory est un piège tendu par Morgan visant à révéler à Arthur la liaison adultère de Lancelot et de Guenièvre représentée sur le bouclier. Malgré la visée maléfique du don de ce bouclier, Beardsley présente Morgan en femme attrayante certes, mais bien loin de la séductrice outrancière du Moyen Âge. La fraîcheur de sa robe décorée de multiples fleurs, ainsi que ses cheveux ornés de perles font d’elle un personnage séduisant dont le regard humblement baissé est loin de trahir sa nature de sorcière. Seul le regard de Tristram dirigé droit sur Morgan pourrait témoigner de son désir de percer sa véritable nature, cette sorcière maléfique à qui Beardsley semble offrir les traits d’une fée.
Le dernier exemple de recréation clé de Morgan au XIXe siècle sur lequel nous allons nous pencher est tiré cette fois du domaine littéraire : il s’agit d’un poème épique, « Ogier the Dane », écrit par William Morris et extrait d’un de ses premiers recueils, The Earthly Paradise (1868-1870). Morris reprit une chanson de geste provençale, Ogier le Danois, composée entre 1332 et 1336 et dont une version en prose avait été réalisée et publiée plusieurs fois au XVIe siècle. Dans ce poème, le héros danois Ogier, célèbre compagnon d’armes de Charlemagne, se retrouve échoué sur une île déserte au crépuscule de sa vie. Alors qu’il est envahi par le désespoir, Morgan apparaît devant lui. Ce n’est cependant pas la première rencontre entre Morgan et Ogier car, lors de sa naissance, dans un épisode évocateur de la visite des fées lors de la naissance de La Belle au Bois Dormant, Morgan, avec cinq autres fées, s’était elle aussi penchée sur le berceau d’Ogier, jeune orphelin de mère, afin de lui faire un don, en l’occurrence des plus atypiques :
And by the cradle stood the sixth and last
The fairest of them all ; awhile she gazed
Down on the child, and then her hand she raised,
And made the one side of her bosom bare ;
« Ogier », she said, « if this be foul or fair
Thou know’st not now, but when thine earthly life
Is drunk out to the dregs, and war and strife
Have yielded thee whatever joy they may,
Thine head upon this bosom shalt thou lay ;
And then, despite of knowledge or of God,
Will we be glad upon the flowery sod
Within the happy country where I dwell :
Ogier, my love that is to be, farewell ! »17William Morris, « Ogier the Dane », dans The Earthly Paradise. A Poem, Londres, Strangeways and Walden, 1868, p. 622-623.
Morgan, entre amante et figure maternelle de substitution, est clairement décrite par Morris comme appartenant au monde des fées et non plus des sorcières : « But I […] Am of the fays, and live their changeless life18Ibid., p. 643.. » Avalon redevient l’insula fortunata de The Life of Merlin et Morgan, la séductrice irrésistible dont le charme, cependant, est dépourvu de toute visée machiavélique :
The fairest of all creatures did she seem ;
So fresh and delicate you well might deem
That scarce for eighteen summers had she blessed
The happy, longing world ; yet, for the rest,
Within her glorious eyes such wisdom dwelt
A child before her had the wise man felt,
And with the pleasure of a thousand years
Her lips were fashioned to move joys and tears
Among the longing folk where she might dwell,
To give at last the kiss unspeakable.
In such wise was she clad as folk may be,
Who, for no shame of their humanity,
For no sad changes of the imperfect year,
Rather for added beauty, raiment wear ;
For, as the heat-foretelling grey-blue haze
Veils the green flowery morn of late May-days,
Her raiment veiled her; where her bands did meet
That bounds to her sandals to her dainty feet,
Gems gleamed; a fresh-rose wreath embraced her head,
And on her breast lay a ruby red.
So with a supplicating look she turned
To meet the flame that in his own eyes burned,
And held out both her white arms livingly,
As though to greet him as he drew anigh.19Ibid., p. 641.
La beauté cosmique de Morgan, telle qu’elle est illustrée par cette citation, devient le symbole visible de sa supériorité morale car c’est elle qui veille sur le devenir de la France et renvoie Ogien de son royaume d’Avalon le temps que ce grand guerrier puisse délivrer le territoire de ses envahisseurs. Tel un nouvel avatar de la Dame du Lac, elle endosse à présent le rôle de figure tutélaire décidant de l’avenir de la France et de celui de son protégé, et reprend ainsi le rôle crucial que Morgan avait tenu déjà dans l’hypotexte provençal et que Carolyne Larrington définit dans les termes suivants : « Her influence is far-reaching, employed for the benefit of her lover, but also for the national good, conscripted into a patriotic programme of self-sacrifice and public spiritedness in the face of external threat20Larrington, op. cit., p. 95.. »
Pour conclure, Morgan offre donc un visage à la Janus, oscillant à travers les siècles entre deux pôles extrêmes et antithétiques, celui de la fée et celui de la sorcière. Les premières apparitions de Morgan témoignent de l’influence des cultes celtiques des déesses mères tandis que son évolution, lors du Moyen Âge, vers la figure d’une séductrice machiavélique correspond à une méfiance grandissante de la société médiévale envers la femme et sa sexualité, comme en témoigne l’opinion des clercs de l’époque telle que la rapporte Georges Duby : « Ils démontraient que le démon se sert [de la femme] pour semer la turbulence et le péché, ce qui rend évidemment indispensable de maintenir les filles sous l’étroit contrôle des pères, les épouses sous celui des maris et de cloîtrer les veuves dans un monastère21Georges Duby, Dames du XIIe siècle. Le souvenir des aïeules, Paris, Gallimard, 1995, p. 30.. » En cela, le XIXe siècle victorien s’avère peu différent du Moyen Âge et témoigne toujours d’une méfiance latente envers la sensualité, a fortiori féminine, comme en témoigne la citation suivante :
As part of the grand strategy for civilizing society so that it became safe for the rising middle class it was deemed necessary to tame the savagery of sex so that it was no longer the gambolling cruel priapic anarchist that brought misrule through the carefully daubed dykes of propriety. The way to achieve this most effectively, it seemed to the collective subconscious of the « civilizers », was to ban sex as far as possible from everyday life and to enlarge to its fullest extent the interpretation of the sixth commandment so that it brought social anathema and hell-fire not only on adultery but on all lewd thoughts and fumblings.22Duncan Crow, The Victorian Woman, Londres, George Allen & Unwin Ltd, 1971, p. 24-25.
Nulle surprise que le personnage de Morgan, en raison de son intelligence diabolique et de sa sexualité affirmée, ait pu représenter une menace à l’époque victorienne, qui la condamna à une quasi-disparition. Il faudra attendre le XXe siècle pour que Morgan revienne pleinement sur le devant de la scène. Ainsi des auteurs comme Marion Zimmer Bradley, avec Mists of Avalon (1983), ou Fay Sampson, avec Daughter of Tintagel (1989-1992), n’hésitèrent pas à redonner à Morgan l’ambiguïté qui marque sa figure médiévale, tout en faisant d’elle non pas une sorcière, ni même une fée, mais la parfaite incarnation de la complexité de l’âme humaine.
Pour citer cette page
Virginie Thomas, « Morgan Le Fay dans la littérature et l’art britanniques au Moyen Âge et au XIXe siècle : entre fée et sorcière », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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