Régis-Pierre Fieu
Université du Québec à Montréal
Régis-Pierre Fieu est doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal et chercheur à Figura, sous la direction de Jean-François Chassay. Son mémoire de maîtrise, dirigé par Denis Mellier à l’Université de Poitiers, a porté sur le thème de la révolution et de l’amour dans deux œuvres dystopiques : 1984 et V Pour Vendetta. Régis-Pierre Fieu est également rédacteur en chef pour le site de critiques cinématographiques Écran d’arrêt et journaliste depuis près de dix ans dans la presse musicale en ligne. Il s’intéresse aux genres de l’imaginaire (politique-fiction, fantastique, science-fiction) mais la politique, la sociologie, la psychologie ainsi que le cinéma sont ses domaines d’intérêt principaux.
À l’heure où le cinéma fantastique met de l’avant la figure de l’enfant aux prises avec un réel monstrueux, The Witch de Robert Eggers vient réinvestir le mythe de la sorcière en mettant en scène une adolescente accusée de sorcellerie par sa famille. Confrontée à la Nouvelle-Angleterre inconnue, isolée aux abords d’une forêt, cette famille puritaine va attribuer ses malheurs croissants à Thomasin, l’aînée, tandis qu’un sentiment étrange se fait jour chez le spectateur : sorcière ou superstition ? The Witch réaffirme l’une des thèses sur l’origine des sorcières, celle mettant en lumière la création d’un bouc émissaire permettant à une collectivité de surmonter une situation précaire. Vue comme une sorcière en son temps, elle est également représentée par Robert Eggers comme une héroïne féministe, dans la tradition romantique initiée par Michelet.
At a time when the fantastic film genre features figures of childhood facing off the monstrosity of reality, The Witch by Robert Eggers reinvests the myth of the sorceress through the character of a young teenager accused by her family of practicing witchcraft. Confronted with the unknown New England, isolated on the outskirts of a forest, this family of Puritans will attribute its growing misfortunes to Thomasine, the eldest, while a strange feeling interferes with the spectator: witch or superstition? The Witch is a film that reaffirms one of the theses on the origin of this figure, namely the creation of a scapegoat to avenge a precarious economic situation. Viewed like a witch in her time, she is also represented by Robert Eggers as a feminist heroine, in the romantic tradition initiated by Michelet.
Ces dernières années, le cinéma horrifique et fantastique est dominé par le réinvestissement des thèmes du conte, de la légende et de la fable. Dans le cinéma hispanique, le merveilleux est un moyen pour l’enfant d’affronter le réel, bien souvent violent, par exemple à travers des films comme Mama ou Le Labyrinthe de Pan, où l’imaginaire de la jeune fille est un moyen pour elle de fuir la réalité violente de l’Espagne lors de la Guerre Civile et surtout les exactions de son beau-père, officier franquiste. Les films de Guillermo Del Toro et de ses disciples, quant à eux, montrent une maîtrise certaine des enjeux liés aux épreuves de l’enfance, à la puberté naissante, au conflit avec les parents et bien sûr au désir sexuel grandissant. La fuite hors du réel par le biais de l’imaginaire merveilleux a notamment été analysée par Bruno Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fée1Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fée, Paris, Pocket, coll. « Sciences humaines », 1999..
Aussi The Witch de Robert Eggers apparaît-il comme un autre film inspiré par ce mouvement du cinéma fantastique. Son thème est classique, puisqu’il s’agit de la sorcellerie. L’action se situe au XVIIe siècle, plus précisément en 1630, en Nouvelle-Angleterre, soit 60 ans avant les événements de Salem – on peut s’aventurer à penser que le film présente une famille de colons vivant dans la Colonie de la Baie du Massachussetts2Ces colonies vivaient en autonomie par décret royal anglais. Les différents villages étaient dirigés par un Conseil des Anciens. Le courant religieux qui dominait ces colonies était le puritanisme, soit un mouvement issu du calvinisme, qui souhaitait proposer un autre mode de vie que celui développé par le catholicisme. Voir à ce sujet la Charte de 1629.. Cette famille est rejetée de la plantation commune par le tribunal local et contrainte de vivre en marge, aux abords d’une forêt dans laquelle plane bien vite la menace d’une sorcière, dont les manifestations surnaturelles commencent à semer la discorde au cœur de cette famille déjà rongée par la pauvreté et l’isolement.
Mon article visera à développer une analyse de la représentation de la sorcellerie dans ce film, en montrant qu’il s’inscrit dans le genre fantastique au sens où l’entend Tzvetan Todorov3« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. » (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1970, p. 29.) et qu’il reprend plusieurs mythes de la sorcière ; il articule en effet son propos autour de la complexité de ce personnage, personnifié dans le film par la jeune adolescente Thomasin. Nous verrons tout d’abord que The Witch est construit de façon à faire douter le spectateur de la réalité des éléments surnaturels. Par ce procédé, Eggers nous plonge dans une époque où les sorcières apparaissaient comme réelles dans les mentalités populaires : le spectateur est placé dans la peau d’une personne de cette époque, il doute, croit, se ravise et accuse. Il s’agira ensuite de montrer que The Witch illustre l’une des thèses de Robert Muchembled, pour qui la sorcière est un bouc émissaire créé dans une époque de pauvreté extrême et d’incertitude. Enfin, nous verrons, en analysant le personnage de Thomasin, que le film propose une vision romantique du personnage de la sorcière, vision développée par Jules Michelet au XIXe siècle, notamment en terme de libération sexuelle féminine.
Une lecture fantastique-merveilleuse
L’époque choisie par Eggers pour l’action de The Witch n’est pas anodine. La Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle est une terre nouvelle pour les colons arrivés d’Europe. Rassemblés en communautés autonomes dominées par le puritanisme, les habitants de ces colonies cherchent sur le nouveau continent une vie éloignée de l’Église catholique et surtout une vie à réinventer. La famille que le spectateur suit durant The Witch est expulsée de la communauté à la suite d’un procès. On devine par le plan rapproché sur Thomasin, la jeune adolescente aînée de la famille, que l’origine de cette expulsion est morale, et la suspicion du spectateur commence dès l’ouverture du film : Thomasin a péché et les quelques phrases prononcées par le juge laissent imaginer une faute sexuelle. Condamnée à vivre hors de la colonie, la famille s’installe non loin d’une forêt.
Dès leur arrivée aux abords de ces bois, l’inquiétante étrangeté se glisse dans l’atmosphère du film. La musique, composition hallucinée d’instruments folkloriques dissonants, vient conférer à cette arrivée en terre inconnue davantage de mystère encore. Une inquiétude se lit sur le visage des personnages car, à cette époque, la nature pouvait apparaître comme effrayante et dangereuse4« Les monstres semblèrent se multiplier à partir de la conquête de l’Amérique. […] Hommes et femmes sauvages étaient réputés hanter les forêts ou s’introduire sous forme de fantômes dans les habitations. » (Robert Muchembled, Une histoire du diable, Paris, Seuil, 2002, p. 110-111.). Aussi le premier plan fixe sur la forêt veut-il provoquer chez le spectateur un sentiment de malaise, comme si nous devions nous attendre à voir surgir une présence, comme une évidence dans les ténèbres de la forêt.
Cette atmosphère est bien entendu un moyen pour Eggers de faire adhérer le spectateur à la thèse de l’existence d’une sorcière. En jouant sur ce climat fantastique, il instaure d’emblée un doute qui ne quittera plus le spectateur. Comme l’explique Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique5Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 29., le fantastique peut se diviser en plusieurs sous-genres. Le fantastique traditionnel, tout d’abord, suppose une irruption de l’étrange et de l’étranger dans la réalité, irruption questionnée par le personnage pour lequel il s’agira de folie ou de lois surnaturelles inconnues. Mais le fantastique-merveilleux, au contraire, décrit un réel dans lequel l’acceptation de l’étrange est totale, non discutée. De fait, dans The Witch, Robert Eggers a représenté un XVIIe siècle puritain, dans lequel l’existence de la sorcière diabolique est une réalité et non un conte pour enfants. L’avènement dans les mentalités de la sorcellerie démoniaque a été surtout provoqué par une littérature théologique de combat, comme l’explique Guy Bechtel au sujet du Malleus Maleficarum, ouvrage fameux écrit par deux dominicains, Institoris et Sprenger, dans lequel ceux-ci expliquent comment reconnaître et combattre une sorcière. En guise d’introduction à ce livre se trouvait une bulle papale d’Innocent VIII, dans laquelle il condamnait la sorcellerie. Ce livre de démonologie, qui devient vite un succès largement diffusé en Europe, joue un rôle dans les grandes chasses aux sorcières, dont les premières vagues ont lieu à la fin du XVe siècle. Comme le dit Bechtel :
Les premières grandes vagues de chasse aux sorcières datent des dernières années du XVe siècle et sont certainement dues à cet ouvrage. […] On s’arracha trente mille exemplaires du Malleus en quelques années. Publié d’abord à Strasbourg en 1487, il fut réédité neuf fois avant la fin du siècle dans l’ouest de l’Empire (Spire, Bâle, Cologne), et encore six fois avant 1520 (y compris hors d’Allemagne, à Paris, à Lyon et Venise).6Guy Bechtel, Les quatre femmes de Dieu : la putain, la sorcière, la sainte et Bécassine, Paris, Plon, 2000, p. 131.
L’implantation de la pensée démonologique explique pourquoi le père et la mère, dans le film de Robert Eggers, ne questionneront que rarement la possibilité de l’existence d’une sorcière et prendront au sérieux la menace.
Le film joue donc sur deux sentiments instinctifs du spectateur : celui du doute et celui de la peur. Le spectateur va en effet tendre à suivre la pensée des membres de la famille et voir dans The Witch la présence du surnaturel et d’une véritable sorcière, entrant par-là pleinement dans la fiction. Ce sentiment est provoqué par la bande-son, nous l’avons dit, mais également par les plans fixes sur la forêt, épaisse et ténébreuse, qui, en lien avec le titre du film, incitent le spectateur à croire qu’une sorcière vit en ces lieux.
La disparition du bébé gardé par Thomasin en une fraction de seconde semble d’ailleurs laisser peu de doutes. Et la séquence terrifiante au cours de laquelle la sorcière tue l’enfant, écrase ses restes et se couvre de son sang, nous confronte à un réel subitement sauvage et monstrueux, qui renvoie à un des mythes de la sorcière comme tueuse de bébés : « The sacrifice of a child was usually performed as a means of procuring certain magical materials or powers, which were obtained by preparing the sacrificed bodies in several ways7Margaret Alice Murray, « Child-Sacrifice among European Witches », Man, vol. 18, avril 1918, p. 60-62.. »
De même, la séquence durant laquelle Caleb et Thomasin sont en forêt nous renvoie à un autre mythe de la sorcière. Le jeune homme, voyant un lapin au loin, et voulant le poursuivre pour le ramener pour le dîner, se retrouve vite perdu ; il trouvera refuge dans une masure étrange, habitée par une magnifique femme8Dont la cape rouge, outre sa fonction symbolique de tentation, rappelle un Chaperon rouge adulte. qui l’attire et l’embrasse – nous y reviendrons – avant que l’on constate que la main de cette femme est vieillie et flétrie. Cette scène rappelle Le Projet Blair Witch9Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, Le Projet Blair Witch, 1999., film bâti sur l’errance de trois amis dans une forêt qui semble habitée par une sorcière, et qui se retrouveront tous dans une maison isolée, dans laquelle ils trouveront la mort. Caleb sera finalement retrouvé nu par Thomasin, avant de mourir devant sa famille, suite à une scène de possession, donnant au spectateur un indice de plus en faveur du surnaturel.
La présence animale est également essentielle au parti pris fantastique-merveilleux que pourra adopter le spectateur. Le lapin n’est pas le seul à s’immiscer dans cette histoire. Le bouc noir, symbole satanique par excellence, appelé Black Phillip par les jumeaux de la famille, se montrera doué de la parole à la fin du film10Margaret Alice Murray a livré un développement fascinant sur le Dieu cornu (Horned God) dans son ouvrage The God of the Witches disponible à la lecture en ligne ici : <http://www.thewica.co.uk/godwitch.pdf> (consulté le 7 juin 2017). Bien que sa conclusion soit contestée par certains historiens, son étude de cette divinité est intéressante à bien des égards., ce qui avait déjà été rapporté par les enfants, mais laissait encore planer le doute faute de preuve auditive. Et le corbeau, autre symbole classique de la mort et du mauvais présage, apparaît pour picorer le sein de Katherine, la mère, dévastée par la mort de deux de ses enfants, et qui semble en plein délire, croyant nourrir son bébé disparu.
Enfin, la finale du film achève de donner au spectateur une lecture fantastique-merveilleuse. Thomasin signe en effet un livre sur ordre d’un personnage mystérieux, que l’on devine être le Diable, et scelle donc un pacte avec celui-ci. L’héroïne du film semble donc être une véritable sorcière. Elle va vers la forêt, nue, et assiste à un sabbat durant lequel elle et ses consœurs s’élèvent vers le ciel dans les rires et la fumée du feu central.
Isolement et pauvreté : la sorcière comme bouc émissaire
À la lecture de ce développement, on peut penser que l’intention de Robert Eggers est claire : il souhaite leurrer le spectateur, qui considère The Witch comme un film fantastique d’horreur ou d’épouvante, alors qu’il s’agit bien d’un film psychologique. De fait, The Witch est un long-métrage montrant l’évolution rapide d’une paranoïa et la création d’un bouc émissaire dans la foulée d’une situation désespérée, au cœur d’une époque troublée notamment par les conflits religieux. Comme l’écrit Robert Muchembeld, « la sorcière devient le bouc émissaire, chargé de tous les péchés d’un monde en plein bouleversement depuis la Réforme protestante. Qui se sent en sécurité au XVIe siècle11Robert Muchembled, Sorcières, Justice et Société aux 16e et 17e siècles, Paris, Imago, 1987, p. 152. ? »
Il devient alors intéressant de revoir The Witch et de prendre en considération les éléments fantastiques qu’il met en valeur avec force et conviction. Tous ces événements, abordés sous le prisme d’une lecture historique, sociologique et économique, peuvent alors s’expliquer. La sorcière est une création de cette famille isolée, désespérée, qui ne parvient pas à survivre – les récoltes pourrissent – et qui impute ses malheurs à Thomasin, responsable de leur éviction de la colonie.
La désignation de la sorcière comme figure ennemie s’explique par la mentalité rurale de l’époque, ainsi que l’indique Robert Muchembled :
Peu avant la grande chasse aux sorcières, en tout cas, les paysans vivaient dans une telle insécurité physique et psychologique qu’ils voyaient partout des dangers naturels et surnaturels. […] Car les ruraux croyaient que toutes leurs difficultés provenaient de l’action incessante en ce monde de puissances obscures, d’âmes, de démons – pour employer la terminologie chrétienne. À leurs yeux, rien n’était « naturel » et tout événement, qu’il soit bénéfique ou non, s’expliquait par l’intervention de ces forces.12Idem.
La situation économique désastreuse de cette famille provoque alors davantage d’accusations contre Thomasin, qui a le malheur d’être une femme, en plus de celui d’être à l’origine de l’isolement des siens. Au fur et à mesure que le film progresse, la famille s’enfonce dans le désespoir, et chaque événement tragique comporte une origine démoniaque pour le père et la mère. Ainsi, la mort de Caleb est-elle attribuée à Thomasin, accusée de lui avoir jeté un maléfice. Car Dieu ne peut définitivement pas être responsable de cette horreur :
La mort n’y était pas non plus jugée (dans les campagnes) être un phénomène naturel. Or, elle envahissait de plus en plus la conscience des paysans. Ces derniers, comme les Aztèques ou comme les Azandé, projetèrent leur terreur sur un bouc émissaire : la sorcière, dans ce cas précis.13Ibid., p. 179.
Ce qui pourrait alors s’expliquer par des phénomènes naturels s’explique, aux yeux de cette famille, par la présence d’une sorcière dans leur maison. On comprend pourtant que les mauvaises récoltes14Qui peuvent aussi être attribuées à une sorcière, comme l’explique Bechtel : « Si les récoltes sont mauvaises, les paysans pensent avoir été victimes d’un sortilège. » (Guy Bechtel, op. cit., p. 136.), le désespoir et possiblement la maladie – non traitée, à cause de l’isolement bien sûr – peuvent être à l’origine de la mort de Caleb, et même du bébé. Cette création d’un bouc émissaire fait de The Witch un film qui cherche à reconstituer le climat de cette époque. En montrant le mécanisme mental de colons qui ne peuvent échapper à la misère, Eggers joue avec le fantastique-merveilleux, nous l’avons vu, mais aussi avec une volonté de réel, le film, nourri de sources historiques, tentant de dépeindre – avec plus ou moins de réussite – la condition rurale de l’époque.
Libération sexuelle et domination religieuse
Mais tentons d’aller plus loin encore dans notre analyse de la représentation de la sorcière faite par Eggers. À l’instar des cinéastes hispaniques cités dans mon introduction, le réalisateur semble connaître Bruno Bettelheim et son ouvrage Psychanalyse des contes de fées, classique de la théorie des histoires pour enfants et adolescents, et dont l’une des phrases peut aider à comprendre The Witch : « Voilà quelque chose que l’enfant comprend très bien : pour lui, rien n’est plus vrai que ce qu’il désire15Bettelheim, op. cit., p. 183.. »
De fait, il apparaît essentiel d’aborder The Witch avec l’œil du littéraire connaisseur du mythe de la sorcière, mais aussi avec une lecture psychanalytique, qui éclaire le mythe en ce que la sorcière est avant tout une construction psychologique liée à la défiance des hommes pour le désir féminin. Au bout du compte, la sorcière est vue dans le film comme l’avatar le plus complet de l’idéal d’une femme libérée dans sa sexualité et ses désirs. Cette sorcière, dans The Witch, s’incarne dans le personnage de Thomasin, dont le désir et la volonté de s’émanciper sexuellement vont entraîner une série d’événements tragiques, réels ou fantasmés, comme nous allons le voir.
Jules Michelet, avec son fameux ouvrage La Sorcière16Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier Flammarion, 1966., a contribué à la construction mythologique de la sorcière. Son livre présente une vision romantique de cette dernière : c’est une femme qui cherche à se libérer, une figure féministe avant l’heure. Il est clair que The Witch est un film influencé par cette vision. Ainsi, pour Michelet, le point de départ de la sorcellerie se trouve dans la misère et dans les situations désespérées :
Je ne pense nullement, comme voudraient le faire croire les moines qui nous ont conté les affaires de sorcellerie, que le Pacte avec Satan fût un léger coup de tête, d’un amoureux, d’un avare. À consulter le bon sens, la nature, on sent, au contraire, qu’on n’en venait là qu’à l’extrémité, en désespoir de toute chose, sous la pression terrible des outrages et des misères.17Ibid., p. 43.
Le début du film indique un premier rejet de l’autorité de la part du père, qui défie le tribunal de la plantation, et le spectateur peut deviner à ce moment-là que cette autorité judiciaire condamne l’attitude de Thomasin et de Caleb, qui semblent se rapprocher l’un de l’autre. Cette première étape est essentielle pour comprendre le déroulement de la narration et la psychologie des personnages. Les peurs, les fantasmes et les superstitions de chacun mèneront en effet à l’accusation de Thomasin, considérée comme une sorcière responsable de tout, mais surtout dévergondée, ainsi que l’explique Steve Laflamme :
Ainsi, le rejet des préceptes chrétiens constitue un premier signe d’armation personnelle, à une époque à laquelle il est hérétique (et quasi fatal…) de renier Dieu. Qui plus est, nombreuses sont les histoires faisant état de rapports sexuels entre la sorcière et le Diable. La sorcière est dévergondée, n’a aucune morale.18Steve Laflamme, « La sorcière : “antimère” et femme libérée ? », Québec français, no 164, 2012, p. 91.
Le désir entre Thomasin et Caleb est le péché originel du film, celui qui entraînera l’exclusion de la plantation (comme Adam et Ève sont exclus du Jardin d’Éden) et provoquera une suite d’événements tragiques dans la famille.
La tentation, notion essentielle de The Witch, apparait dans certaines séquences importantes du film. La première est celle durant laquelle Caleb fixe son regard sur la poitrine naissante de sa sœur, image confirmée par le plan rapproché qui isole cette partie du corps. La seconde est celle montrant la tentation de Caleb devant la sorcière transformée en magnifique jeune femme, qu’il rencontre devant sa maison après son égarement en forêt. Attiré par cette apparition éminemment sexuelle – qui peut de nouveau être une projection de son désir pour Thomasin – il cède et l’embrasse, scellant ainsi son sort futur puisque, nous l’avons vu, il finira possédé avant de mourir. Cette attirance est mise en relief par le choix d’Eggers de représenter la scène en slow motion, de façon à montrer que le rythme cardiaque de Caleb s’emballe, et que son désir dépasse alors la peur qu’il avait lorsqu’il était seul et perdu.
Ainsi, Thomasin n’est pas la seule à traverser ce passage de l’enfance à l’adolescence, mais les accusations vont se porter sur elle, car elle est la figure de la jeune femme découvrant sa sexualité, qui ne peut être vue, du point de vue d’un cinéaste contemporain, que comme une sorcière à une époque où la domination masculine est totale. Cette vision s’écarte des thèses de Muchembled qui, même s’il reconnaît évidemment cette domination, articule davantage son propos autour des enjeux judiciaires et religieux de l’époque (la Contre-Réforme notamment). Dans The Witch, le parti pris est définitivement plus contemporain, et le regard du réalisateur est plus directement marqué par le féminisme. Le film se définit donc moins par la recherche d’une réalité historique – même si, encore une fois, la domination était réelle – que par la volonté de proposer une lecture contemporaine de la sorcière, dans la foulée des relectures féministes de cette figure. Ainsi, le père représente cette domination masculine dans le film et il voit dans l’éveil de la sexualité féminine une menace claire, comme l’explique le réalisateur :
From a contemporary perspective, looking back, it’s clear that in the early modern period, the evil witch [represents] men’s fears and ambivalence and fantasies about female power. And in this super male-dominated society, the evil witch is also women’s fears and ambivalence and fantasies and desire about their own power. It’s a tragedy to read about a young girl upsetting someone, and since she didn’t think she could have the kind of power to create that reaction, it has to be the devil. And thus, she thinks she’s an evil witch.19<http://www.theverge.com/2016/2/19/11059130/the-witch-director-robert-eggers-> (consulté le 7 juin 2017).
La scène de la confrontation entre Thomasin et son père illustre bien les propos du réalisateur. Durant cette séquence, la fureur de la jeune fille explose dans un discours qui condamne le regard de son père, figure d’une société qui accuse d’emblée la femme de tous les maux. Ce même père, lui ordonnant le silence, se fera violence et l’insultera, l’accusant même d’être possédée, signe que la résistance féminine au pouvoir masculin ne saurait être acceptée à cette époque, et doit donc passer par le démoniaque. Le combat contre la sorcière est – en partie – celui des hommes soucieux de préserver leur pouvoir, comme l’explique Jean-Luc Vannier : « Ce combat engagé contre les sorcières masque celui destiné à contenir le pouvoir des femmes, susceptible de menacer celui des hommes et leur autorité sur la famille20Jean-Luc Vannier, « À propos du satanisme… et de la sorcière », Le Coq-héron, vol. 4, no 183, 2005, p. 122-128.. »
La part de l’autre
L’Autre est, plus largement que l’homme, à l’origine de cette condamnation de la femme. De fait, dans The Witch, chacun possède sa part de responsabilité, son péché à lui. Une manière de réaffirmer le présupposé d’une faute globale de la société et non seulement des hommes pris séparément.
Katherine – la mère – en premier lieu, est tout aussi fautive que son mari dans la construction d’une identité contestataire puis révolutionnaire chez Thomasin. En effet, elle lui en veut d’avoir provoqué l’exclusion de la famille, Thomasin étant l’origine du péché originel avec Caleb. Il est intéressant de noter que ce dernier trouvera toujours grâce aux yeux de Katherine alors que la fille sera vue constamment comme étrangère à la famille. Une fois de plus, c’est le féminin qui est accusé et forcément pointé du doigt comme démoniaque. La mère sera d’ailleurs la première à croire rapidement que sa fille est une sorcière. Bien sûr, cet esprit de suspicion est aussi lié à la jalousie de Katherine, qui correspond à son péché intime, à sa part de responsabilité dans le film. De fait, on peut y voir un triangle œdipien : défendue par son père et, aimée par ce dernier, Thomasin est la beauté perdue de Katherine, qui voit en elle une remplaçante potentielle21Il est intéressant d’ailleurs de se poser cette question : pourquoi une jeune sorcière ? Comme le dit Bechtel, en effet, « le stéréotype dénonçait une sorcière bien ridée. Telle était l’idée commune : une femme vieillie et associée au Diable pour des fourberies. » (Bechtel, op. cit., p. 142.) Certes, les jeunes pouvaient être désignées comme sorcières à l’époque, mais le choix d’une jeune femme de la part du réalisateur n’est pas anodin : c’est que sa jeunesse et sa beauté sont également un problème, point qui justifie notre analyse ici.. Cette idée est vérifiée à la fin de The Witch, lorsque Katherine accuse sa fille d’avoir jeté des regards lubriques à Caleb et à son père depuis leur départ de la plantation. S’ensuit une scène d’affrontement physique entre les deux femmes, durant laquelle Katherine tente d’étrangler sa propre fille après la mort du père, tué par le bouc Black Phillip, l’accusant une nouvelle fois de cette horreur. Thomasin tue alors sa propre mère avec une serpe, mettant ainsi fin à tout lien de dépendance, prémisse d’une indépendance qui se concrétisera à la toute fin du film. Après ce meurtre, on remarquera que Thomasin détache enfin ses cheveux et se retrouve dans une robe d’une blancheur éclatante, ressemblant définitivement à sa mère avant sa mort22La symbolique des cheveux détachés est par ailleurs fascinante, car c’est dans cet état que les deux femmes se dévoilent, la mère dans sa furie meurtrière et Thomasin avant d’accepter le pacte avec Black Phillip..
Les péchés du père sont ceux du fils. Un adage qui se confirme dans The Witch avec Caleb et son paternel, tous deux menteurs. Le père niera avoir touché le chandelier en argent de sa femme, rejetant la faute sur sa propre fille – une nouvelle fois – alors qu’il l’a vendu, et le fils cachera à sa mère être allé dans la forêt. Les deux sont également religieux, avec une ferveur telle qu’elle amènera Caleb à évacuer toute sa frustration et sa ferveur lors de la scène de possession, durant laquelle il décrit un orgasme avec son Seigneur, avant de mourir. Une forme de névrose ? Possible, si l’on se réfère à Freud, pour qui « [les] possessions correspondent à nos névroses pour l’explication desquelles nous recourons à nouveau à des puissances psychiques23Sigmund Freud, Une névrose diabolique au XVIIe siècle, dans Œuvres complètes, tome XVI, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 5. ». Un état de fanatisme, additionné à un désir contenu par la société de son époque, explique qu’il ait succombé à la sorcière (celle-ci étant très possiblement Thomasin, ce qui correspondrait à l’idée d’inceste qui se trouve à l’origine de l’exclusion de la famille au début du film) :
Les névroses ainsi que les autres formes de conflits intrapsychiques, opposant pulsions sexuelles et interdits surmoïques, fournissent […] le lot quotidien de ceux et de celles qui ne « parviennent pas à se décider » et qui tombent dans « l’agir » avant de succomber à la culpabilité de leur acte.24Jean-Luc Vannier, « À propos du satanisme… et de la sorcière », loc. cit., p. 122-128.
La sorcière : figure féministe ?
The Witch est, nous l’avons dit, un objet filmique qui présente une sorcière romantique s’apparentant à celle représentée par Jules Michelet dans La Sorcière ; elle est cependant vue davantage comme une héroïne féministe par le film, qui s’inscrit résolument dans notre époque. Thomasin apparaît ainsi comme le personnage phare d’une libération féminine, opposée à sa mère, elle qui représente la femme engoncée dans une vie de servilité et de ferveur. Le discours de Katherine sur le rêve qu’elle a eu plus jeune (la relation orgasmique avec Jésus, jumeau du délire de Caleb lors de sa possession) est un indicateur fort de cette opposition à Thomasin. Ce sera son seul bonheur dans cette existence, et elle l’affirme devant son propre mari, indifférent à cette révélation.
La finale est entièrement consacrée à faire de Thomasin la Sorcière une figure féministe25Au sens d’une libération progressive des différentes autorités qui condamnaient les femmes à des rôles précis (et que la lecture de l’ouvrage de Bechtel déjà cité, peut éclairer : Les quatre femmes de Dieu : la putain, la sorcière, la sainte et Bécassine)., libérée, assumant son désir et son élévation vers la fin du malheur terrestre. La séquence avec Black Phillip, qui apparaît dans la grange sous forme humaine, révèle une nouvelle fois le sous-texte sexuel de The Witch, surtout quand il lui fait signer le livre en lui disant « I shall guide thy hand ». Cette phrase érotique montre un rapport quasiment sadien entre le Diable et Thomasin. C’est lui qui maîtrise la relation et il guide sa main vers le livre tout autant que vers son corps. Cette phrase fait donc référence à l’innocence, à la virginité bientôt terminée de la jeune fille26On pourra aussi commenter le choix du livre comme pacte mais aussi comme métaphore de la connaissance à la fois du démoniaque et du sexuel lors de cette scène décidément très riche en interprétations., mais aussi à son passage vers une maturité sexuelle et une libération.
Enfin, la scène finale du sabbat, durant laquelle Thomasin se dirige nue vers la forêt avant de rejoindre ses nouvelles sœurs autour du feu, est une scène féministe. La jeune femme prend place au cœur du cercle des sorcières, et s’élève hilare vers le ciel, comme dans une transe incroyable. Ce plan est très photographique, le clair-obscur rappelant la construction de certains tableaux de Rembrandt. Les sorcières, autour du feu, point de lumière central, dansent dans une animalité partagée. Cette finale avec les autres sorcières peut être vue comme une scène lesbienne, les femmes nues dansant autour du feu, une représentation de la liberté totale face au désir. C’est surtout pour Thomasin une volonté certaine de quitter le terrestre, qui est aussi un indice pouvant laisser penser que tout cela se passe dans sa psyché suite à ces drames effroyables27Renforçant ainsi la piste fantastique et psychologique du film..
En effet, avant de s’aventurer nue vers le sabbat, Thomasin s’endort sur la table de la cuisine après le meurtre de sa mère. Le fondu enchaîné, qui fait naître le plan suivant, renvoie à une symbolique précise dans le cinéma et ce choix dans le montage nous dit possiblement que la suite relèvera du rêve. Le procédé n’a été que peu commenté, mais Christian Metz, dans son ouvrage Le signifiant imaginaire, explique ceci :
Le fondu enchaîné ne se contente pas de baliser quelque rapport de signifié entre deux segments, il mélange physiquement leurs signifiants, exactement comme dans la définition freudienne des « procédés de figuration » propres au rêve (= figuration : on voit par ce mot que Freud lui-même pensait à une sorte de rhétorique primaire).28Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgeois, 1977, p. 180. L’idée des procédés de figuration a été développée par de nombreux cinéastes, d’Hitchcock à Lynch, en passant par Kubrick dont Eyes Wide Shut exploite le procédé à merveille.
Toutefois, cela n’ôte rien au caractère sexuel du rêve car, comme le dit Freud, « Le rêve est la satisfaction d’un désir29Freud, Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1990, p. 180. ». De fait, la figure de la sorcière est un moyen pour Thomasin de fuir ce réel30« Le grand cri de fureur qui est le vrai sens du Sabbat », dans Jules Michelet, La sorcière, Paris, Garnier Flammarion, 1966., et de s’affirmer définitivement comme femme libre. Comme le dit Jean Palou :
Tout le monde sait depuis les travaux de Freud […] que le monde des rêves comporte une très forte part de sexualité. Le Sabbat, délire onirique, sera évidemment la transposition des désirs charnels plus ou moins refoulés à l’état de veille. La sorcière verra danser au Sabbat celui qu’elle désire, peut-être même inconsciemment.31Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1992, p. 26.
D’où l’idée d’une finale lesbienne, car durant ce grand sabbat des sorcières, Thomasin est débarrassée des hommes, en communion avec d’autres femmes, détachée du terrestre, enfin non jugée, liée à la Nature et à son désir, sans plus aucune pression familiale et sociale.
Fabriquer un monstre
Le parti pris de The Witch est de tenter de reconstituer une époque, avec ses problèmes sociaux et ses enjeux religieux. La vision du mythe de la sorcière qu’il embrasse permet de concevoir ce film comme une reconstruction (fantastique certes) du quotidien des colons dans un XVIIe siècle difficile. En choisissant de maintenir un climat d’incertitude dans son film, Eggers place le spectateur dans les habits d’un individu de cette époque. Sorcière ou simple jeune femme ? La question est ouverte à la fin du long-métrage, mais la progression de ce dernier répond à une autre question essentielle : quelle est la part de la paranoïa dans la construction du mythe de la sorcière ? Cette famille de paysans isolée, qui s’enfonce dans la pauvreté et l’angoisse de l’avenir, représente un des sombres aspects de l’histoire humaine : la fabrication de boucs émissaires pour expliquer le réel. Mais The Witch est également un film montrant une vision romantique, presque stéréotypée de la sorcière ; il offre en outre une interprétation de ce personnage alimentée par une conception féministe, propre à l’époque contemporaine. Le regard d’Eggers est celui d’un cinéaste de son temps, qui, s’il s’inspire par ailleurs de sources historiques – les décors, les costumes en sont des exemples –, entend surtout lire le mythe de la sorcière en Occident à partir de son point de vue propre, celui d’un cinéaste engagé. Pourtant, au-delà de son romantisme, The Witch est surtout une reconstitution qui tente d’être fidèle à cette idée selon laquelle c’est la misère d’une époque qui fabrique les monstres, et non l’inverse.
Pour citer cette page
Régis-Pierre Fieu, « The Witch de Robert Eggers : la sorcière, entre réalisme et romantisme », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Femmes rebelles : les héritières des sorcières dans deux romans italiens contemporains, La valle delle donne lupo de Laura Pariani (2011) et Le streghe di Lenzavacche de Simona Lo Iacono (2016)[/ezcol_1half_end]