De la sorcellerie dans Texaco, L’Esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau

Corina Crainic
Université de Moncton

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Corina Crainic est directrice scientifique intérimaire à l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton. Elle a mené une recherche postdoctorale intitulée Représentation de l’espace et quête identitaire dans les œuvres d’Édouard Glissant et d’Antonine Maillet et enseigné des cours de littérature antillaise à Mount Allison University et l’Université de Moncton. Elle a obtenu le doctorat en littérature des Antilles françaises à l’Université de Moncton et l’Université d’Anvers. Sa thèse intitulée Le marron dans les œuvres de Simone Schwarz-Bart, d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau. Figurations américaines postcoloniales dans la littérature antillaise contemporaine a été rédigée grâce à l’appui de plusieurs bourses importantes dont celle du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH). Elle a publié plusieurs articles scientifiques au Canada et à l’étranger. Elle termine la rédaction d’un livre traitant des problématiques propres aux Antilles françaises.

Cette analyse de la figure du sorcier et de ses corolaires – le puissant Mentô, le Conteur, le Marron, la magicienne africaine et l’homme qui part – dans Texaco, L’esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot, permet de penser tout se passe comme si sorcellerie, communauté, amours et solitude correspondaient à autant d’éléments par lesquels la liberté, et l’expression pleine de l’humanité, pouvaient enfin advenir. Ces éléments, combinés de manières différentes selon les romans respectifs, rendent compte des étapes d’une réflexion qui occupe une part importante de l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Il s’agit des modalités de la libération effective, celle par laquelle il serait possible de se défaire réellement du legs esclavagiste, l’idée ou l’émotion selon laquelle la posture de la soumission est presque indépassable. Dès ses premiers romans, qui rendent compte d’une beauté au-delà de la misère, et qui évitent ainsi le seul discours dénonciateur, et jusqu’aux œuvres qui nous occupent, en passant par Biblique des derniers gestes où le cadre post-esclavagiste est élargi à l’ensemble des pays ayant souffert des effets du colonialisme, la question du sentiment d’être véritablement libre se pose avec insistance. Comment en effet s’imaginer libre alors que la structure coloniale a multiplié les lois et les discours visant à générer une vision de soi qui perpétue la réalité esclavagiste bien au-delà de l’abolition de l’esclavage ? Comment vivre libre alors que l’on a appris l’humiliation, l’abnégation, l’injustice ? Les réponses, jamais définitives, jamais catégoriques non plus, relèvent d’une pensée qui envisage une créativité, des hommes, du Conteur, du Mentô, permettant d’imaginer des nouvelles manières d’exister, des nouvelles manières de se définir et de définir donc également l’accès aux symboles de la souveraineté.

This analysis of the figure of the sorcerer and his corollaries – the powerful Mentô, the Storyteller, the Marroon, the African magician and the man who leaves – in Texaco, L’esclave vieil homme et le molosse and Un dimanche au cachot, lets us think of witchcraft, community, love and solitude as many elements by which freedom, and the full expression of humanity, could finally be attained. These elements, combined in different ways in these novels, account for the stages of a reflection which accounts for important part of the work of Patrick Chamoiseau. These are the modalities of effective liberation, the way in which it would be possible to really get rid of the slave-like legacy, the idea or the emotion that the posture of submission is almost unassailable. From his first novels, which account for a beauty beyond misery, and which thus avoid the only denunciatory discourse, and even the works that occupy us, going through Biblical the last gestures in which the post-slavery framework Is extended to all the countries that have suffered the effects of colonialism, the question of the feeling of being truly free arises with insistence. How can we imagine ourselves free when the colonial structure has multiplied the laws and discourses aimed at generating a vision of self that perpetuates the slavery reality far beyond the abolition of slavery ? How can we live free when we have learned humiliation, self-denial, injustice ? The answers, never definitive, never categorical either, belong to a thought that envisages a creativity, of men, of the Storyteller, the Mentô, allow us to imagine new ways of existing, new ways of defining oneself and therefore the access to the symbols of sovereignty.


En faisant référence aux « Enslaved People in the Americas », Diana Paton explique ce que pouvaient être leurs perceptions de la sorcellerie dans le contexte esclavagiste :

Even if they did not understand themselves as victims of witchcraft, they were likely to use whatever means were available to protect themselves spiritually in a terrifying world. Such means drew on techniques of spiritual protection developed in Africa, gradually incorporating analogous techniques learned from Europeans, indigenous Americans, and other Africans in the Americas. Records from across the Americas attest to Africans’ and their descendants’ widespread use of techniques of spiritual protection.1Diana Paton, « Witchcraft, Poison, Law, and Atlantic Slavery », The William and Mary Quarterly, vol. 69, no 2, avril 2012, p. 249.

Il est intéressant de remarquer d’entrée de jeu que si dans le contexte qui nous occupe, soit la période esclavagiste2Celle-ci commence à la Martinique au XVIIe siècle et se termine en 1848 lors de l’abolition. Cela dit, il est également question ici de la période subséquente dans la mesure où certains personnages doivent composer avec des difficultés héritées du passé esclavagiste pourtant révolu. telle que décrite dans trois romans de Patrick Chamoiseau, le recours à la sorcellerie est envisagé aussi comme une protection contre les aléas de la vie, la « déveine », les mesquineries et la méchanceté, sa fonction principale relève d’un projet particulier. Il s’agit en effet de recourir aux savoirs occultes des sorciers, et plus précisément des Mentô, afin de se prémunir du nécessaire pour affronter l’obstacle ultime, en l’occurrence la structure esclavagiste qui emprisonne les hommes et les femmes dans l’Habitation, dans le cachot des punitions et des tortures et dans leur imaginaire.

Les sorciers et les pratiques relevant de la sorcellerie ponctuent l’œuvre de Chamoiseau comme autant de manières d’accompagner les personnages dans leur lutte pour une liberté véritable et pour l’accès à la dignité qui leur a longtemps été refusée. Selon Dominique Chancé, l’intérêt de l’écrivain pour les personnages de sorciers, et plus spécifiquement pour les Mentô, est des plus marqués :

Les romans de Chamoiseau sont, en effet, animés par la quête du « mentô », de cet être de « force » capable de faire un geste, de manifester un pouvoir magique. […] Comme le conteur, avec lequel il partage plus d’un trait, il devient le vecteur d’une « parole », voire le médiateur d’une nature toute-puissante, véritable force pour celui qui sait se fondre en elle.3Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 53.

Au cœur des représentations de la pratique de la sorcellerie en contexte esclavagiste et post-esclavagiste, le Mentô est donc un personnage essentiel, retenu pour la capacité à indiquer la voie vers une vie meilleure. Il est décrit comme le grand protecteur dont la puissance surpasse celle du quimboiseur des Habitations. Texaco le révèle d’ailleurs dans toute sa splendeur : « Et là, ainsi comme ça, il vit du coco de ses z’yeux ce que tout averti aurait bien aimé voir : un Mentô. Excuse la précision, mais afin de comprendre, il faut savoir qu’avec les hommes de force (l’Histoire les appelle quimboiseurs, séanciers ou sorciers), surgissait parfois la Force et c’était, s’il te plaît, Le Mentô4Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 69-70. ». Il est également celui qui garde la mémoire d’une humanité déchue : « Échappé au mitan du malheur, murmurait-il encore (avec un ton étrange incitant à douter qu’il y croyait à fond), le Mentô préservait nos restes d’humanité5Ibid., p. 71. ». Il accompagne de sa volonté et de sa force les souffrances et les rêves des personnages qui désirent apprendre à vivre librement et à créer un lieu qui leur appartienne et dans lequel (et par lequel également) ils puissent éventuellement s’épanouir.

L’Esclave vieil homme et le molosse6Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997. présente l’univers d’une même souffrance, de l’Habitation à une autre époque que celle décrite dans Texaco, où il n’est pas encore possible d’envisager la libération mais où il est également question de se défaire de l’étau de l’esclavage. Là, l’esclave refuse tout, de l’amour et de l’amitié jusqu’aux désirs de ses compagnons de souffrance d’en faire un Mentô, un « Papa » apte à les guérir et à les guider. Dans ce contexte, c’est plutôt dans la solitude que tout doit se régler et son refus lui ouvre les voies d’une intimité garante d’un accès à une magie autre, de la liberté tant désirée. Un dimanche au cachot7Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard, 2007. est une occasion de réfléchir à certaines des propositions de Texaco et de L’Esclave vieil homme et le molosse qui scindent l’imaginaire des personnages en deux factions apparemment inconciliables : la communauté, l’amour et peut-être même la communion d’une part et, d’autre part, la grande solitude farouche. La donne est ici plus complexe. Solitude et sorcellerie, tout comme amour et communion, ne constituent plus nécessairement des postures contraires mais plutôt des passages complémentaires vers une vision de soi enfin libérée, qui puisse parachever la sortie finale8Définie ici à l’évidence comme à la fois concrète et symbolique, l’une n’allant pas sans l’autre. hors de l’enceinte de l’Habitation et du cachot. C’est bien cette intention qui semble traverser les trois romans et illustrer la volonté (qualifiée de subversive tant elle relève de l’inacceptable) d’exprimer la souveraineté de l’homme.

Nous retenons ici le propos développé dans The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, où il est question de la nécessité d’investir le discours, langue et imaginaire confondus, de manière à se défaire de l’emprise coloniale :

Such subversion, they argue, has been characteristic of much West Indian literature and culture. These subversive strategies not only have historical and social antecedents, but provide the only possible means of linguistic assertion where there is no alternative language in which to reject the language (and hence the vision) of the colonizers.9Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, Routledge, London and New York, 2002 [1989], p. 47.

Les chercheurs font référence à des stratégies qui permettraient de subvertir « […] the entire system of cultural assumptions10Idem. », ordre social (et culturel et bien sûr politique) brisant les hommes en les gardant prisonniers. Qu’il s’agisse de la période esclavagiste ou de celle qui la suit et qui pourtant devrait correspondre à une libération tous azimuts, le grand sorcier des romans de Chamoiseau semble permettre de modifier cette « vision » ou cet imaginaire hérité des colons esclavagistes. Et c’est celui-ci, délesté de sa composante avilissante, qui permettra dans un premier temps l’insurrection et, dans un deuxième, l’avènement d’un nouvel ordre des choses, soit la libération tant désirée. Peut-être que la stratégie la plus subversive, la plus inquiétante pour les esclaves et pour les Maîtres correspond à l’acte de nommer, soi, l’autre, sa terre d’élection, sa souffrance, sa vision des choses, son désir et sa capacité d’accéder à la liberté. La question se pose alors :

Mais comment nommer ? Quels noms peuvent revendiquer les esclaves et leurs descendants ? Ceux donnés par les maîtres ? Ceux qu’ils se sont appropriés ? Ou les anciens noms, les noms mythiques, ceux de l’origine africaine ? Ces questions, qui peuvent nous paraître secondaires, revêtent une importance capitale dans une littérature militante où l’écrivain se donne pour mission de redonner une histoire à son peuple. Des auteurs, comme Césaire ou Glissant, se fixeront pour mission de donner un nom, puis la parole à ces “faces insonores” dont parlait Saint-John Perse. Leur donner un nom, c’est commencer à les faire exister autrement que comme éléments pittoresques d’un récit. À partir de cette opération, apparemment anodine, un lent travail de reconquête peut être entrepris.11Jean-Luc Picard, « Un nom pour résister », Le français dans tous ses états, no 38, <http://crdp-montpellier.fr/​ressources/​frdtse/​frdtse38d​.html> (consulté le 7 mai 2017).

Le Mentô, et par extension la pratique de la sorcellerie ou même l’ascèse favorisant l’accès à une conscience de soi affinée, tantôt par la magie, tantôt par une réflexion exigeante, traverse les romans qui nous occupent et permet d’y inscrire la volonté de reprendre ce qui a été interdit depuis le début de l’existence au sein de l’Habitation. Il permet de « […] lire dans le paysage les traces du passé, de la connaissance des plantes, de la maîtrise des forces de l’invisible12Marie-Christine Rochmann, L’Esclave fugitif dans la littérature antillaise, Paris, Karthala, 2000, p. 235. ». Plus important encore, il rend compte de ce qui est décrit comme « Une connaissance et une puissance, celle de voir, sentir, entendre au-delà de toute limitation spatio-temporelle13 Idem. », ce qui correspond dans Texaco, L’Esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot à la sorcellerie, à la méditation et à la grâce et, d’une manière qui n’est peut-être pas si étonnante, aux volontés postcoloniales de la reprise, des espaces et des discours, et de la nomination. Ces éléments constitueront donc l’objet de la présente étude.

Le Mentô et une liberté qui s’arrache

Texaco, véritable fresque de l’accès à la liberté et à la souveraineté de l’homme, semble tout tendu vers une émancipation qui passe par « l’En-ville » et toutes ses promesses d’une vie meilleure. Depuis les dernières années vécues en structure esclavagiste et jusqu’à l’établissement de Marie-Sophie Laborieux à Texaco, en passant par les diverses étapes intermédiaires, dont l’avancée dans les mornes, la précarité des petits métiers à Saint-Pierre et à Fort-de-France, et même un séjour auprès d’un Mentô, sorcier-guérisseur des plus puissants, les personnages cherchent à découvrir les manières de faire pour en finir véritablement avec les souffrances et les humiliations.

Il s’agit de se libérer d’une part et, de manière tout aussi importante, du moins pour le personnage d’Esternome, d’apprendre d’autre part à composer avec la liberté, d’apprendre à manier la réalité et à parer aux injustices et à la misère qui sont loin d’être dépassées. C’est d’ailleurs pour cela que lorsque Ninon, sa compagne adorée, se laisse aller à l’exubérance des premiers moments de liberté, « son » homme, esclave libéré depuis longtemps déjà, essaye de lui faire comprendre que tout n’est pas réglé pour autant. L’allégresse fait place à un souci partagé par tous, depuis le départ des Habitations jusqu’à la prise plus ou moins définitive de la ville, soit celui d’apprendre à vivre libre, celui d’entrer dans la vie, selon la prescription d’Esternome, avant de penser à la liberté, et pour mieux la conquérir. Pourtant, rien n’a été prévu pour les hommes et les femmes qui tentent de prendre d’assaut une ville qui se refuse tout comme se refusent l’aisance, la sécurité et même la salubrité : « La ville créole n’avait pas prévu l’afflux des gens des mornes. […] Quand ces bras s’agglutinèrent en ville, ville de comptoir non productive, ils ne purent être canalisés ni en emplois ni en logements. Ils durent investir de force les interstices14Texaco, op. cit., p. 300. ». C’est bien de cela qu’il semble s’agir, d’interstices, d’espaces arrachés à un univers qui s’ingénie à opposer à une volonté commune son étonnante indifférence. Plus encore, c’est un refus catégorique qui se manifeste à l’encontre de cette tentative de créer autre chose que des interstices ou mieux des intervalles, des petites failles où se faufiler comme Marie-Sophie et comme ses voisins, un peu à la manière de malfaiteurs qu’il s’agit d’expulser aussitôt.

Après une longue lutte avec les représentants de l’ordre colonial, les « céhêresses », les aspirants citadins sont découragés : « Nous nous sentions seuls au monde, abandonnés, broyés15Ibid., p. 393. ». Et si les Maîtres d’antan n’ont plus droit de vie ou de mort sur les nouveaux citoyens, ils sont remplacés par d’autres hommes, d’autres formes de contrôle qui s’évertuent à détruire ce qui n’a pu être construit qu’au prix de grands efforts. Marie-Sophie Laborieux et ses voisins savent qu’ils doivent être prêts à se défendre tenacement. Mais les pauvres cases qui doivent leur servir d’appui dans leur lutte pour l’accès à la ville et à tous ses trésors – emplois éventuels, écoles pour les enfants, soins de santé et de manière plus importante sans doute, dignité – sont là pour rester :

La parole sur l’endroit circula comme un vent. […] En plus, je le disais partout, le long des entrepôts où j’effectuais mes djobs, avec l’idée d’attirer du monde autour de moi, et d’ainsi mieux tenir. Quand le béké s’aperçut de l’affaire, qu’il bondit sur lui-même pour voir si c’est bien ce qu’il voyait, il y avait déjà, accrochées à la mienne, une vingtaine de cases de tout grade d’avancement. Elles se construisaient le dimanche ou de nuit. Le nouveau surgissait, barrait un coin, et revenait avec la lune pour s’incruster en terre.16Ibid., p. 385.

Marie-Sophie donne le ton et le rythme d’une conquête des terres appartenant en principe au Béké, non plus Maître d’Habitation mais commerçant de pétrole. Et ce combat n’est pas seulement celui qui oppose les anciens esclaves aux descendants des colons : il est, peut-être surtout, un combat entre une vision de soi élaborée pendant les longs siècles d’esclavage et celle qui doit advenir et que Marie-Sophie, comme Esternome avant elle, pressent, devine et appelle de ses vœux.

Tout n’est pas gagné, et, pris dans les affres d’une lutte dont ils sont loin de sortir vainqueurs, les personnages ont recours à la sorcellerie. Pour la fondatrice de Texaco, c’est un nom secret, magique, qui est susceptible de donner la force nécessaire pour tenir, même si l’adversaire manie des armes autrement plus puissantes. L’humour demeure et met en évidence l’abattement des personnages : « Il est difficile, malgré le nom qui t’envaillance le cœur, d’arracher les graines d’un céhêresse. Ils doivent se les serrer dans une poche spéciale17Ibid., p. 392. ». Cela dit, la femme finit toujours par se reprendre en main et ce nom, « Texaco », dissimulé pour éviter la malveillance éventuelle des étrangers mais aussi des voisins, agit comme un véritable talisman, comme une arme pourvoyeuse de force et de courage, là où règne la désolation. Marie-Sophie s’en saisit et c’est à lui qu’elle pense lorsqu’elle se sent prête à tout abandonner. Et c’est après son passage à la Doum, où elle est soignée par un homme qui s’avère être un Mentô, qu’elle apprend un certain nombre de préceptes devant l’aider à commencer ce qui sera à l’évidence le combat de sa vie.

Le Mentô, humble, mystérieux et très puissant, comme la plupart des personnages de sorciers-guérisseurs décrits dans les romans de Chamoiseau, lui explique l’essentiel : « Trouve-toi un nom secret et bats-toi avec lui. Un nom que personne ne connaît et que dans le silence de ton cœur tu peux crier pour te mettre en vaillance. C’est La Parole un peu18 Ibid., p. 376. ». C’est ce que le sorcier suprême peut lui offrir de mieux, la capacité de se nommer elle-même, acte qui rappelle d’ailleurs d’emblée la résistance par laquelle le nom « officiel » des esclaves était remplacé par le nom de voisinage, celui que les esclaves choisissaient et qui devenait donc leur nom véritable, manifestation du refus d’adhérer à l’image et au rôle imposés. Cela illustre d’ailleurs une préoccupation importante des écrivains antillais, dont bien sûr Patrick Chamoiseau, qui n’est pas sans rappeler ce que les auteurs de The Empire Writes Back définissent comme « a fresh but not innocent “Adamic” naming of place19The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, op. cit., p. 33. » qui permettrait à l’écrivain postcolonial d’échapper à la « prison of perpetual recriminations20Idem. » et d’entrevoir les possibilités de « a new, but not naive, vision21 Idem. ».

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans le contexte qui nous occupe, les modalités de la nomination correspondent à celles du rapport à l’espace, le « pays » qu’il faut découvrir et nommer, rendre donc sien. Et ce pays ne correspond évidemment pas au lieu réel qui n’est en définitive qu’un univers de la souffrance. Cela révèle par ailleurs ce qui est conçu ici comme indispensable, le combat vers lequel se diriger et la manière de trouver la force nécessaire pour le mener. Si dans l’Habitation il fallait parvenir à survivre au travail éreintant, aux morsures des serpents et à la tristesse profonde, l’époque pendant laquelle vivent Esternome et Marie-Sophie est celle des premières tentatives d’enracinement dans l’« En-ville » et donc ce qui peut être conçu comme le premier balbutiement d’une certaine forme de liberté. Les sorciers des Habitations soignaient les hommes blessés dans les champs, punissaient les Békés en détruisant les récoltes et en décourageant les femmes de faire des enfants destinés à devenir esclaves. Il n’est pas étonnant qu’à cette description s’ajoute celle des Mentô tels que l’homme de la Doum, qui accompagne les personnages vers la conquête de leur liberté et par les mots, par l’élucidation du mystère qu’est encore la manière d’accéder à la souveraineté vraie, par ce qui est défini ici comme « La Parole ». Cette nouvelle ère, et cette nouvelle direction à prendre, sont décrites lors des derniers moments vécus dans l’Habitation, lorsque trois Mentô transmettent leurs conseils via une vieille femme :

Elle répéta encore Mentô, Mentô, Mentô, en désignant d’une griffe l’endroit par lequel ces derniers avaient pris disparaître. Puis elle hurla un ordre (ou alors une supplique, c’est selon ton oreille) : – Yo di zot libèté pa ponm kannel an bout branch ! Fok zot désann raché’y, raché’y, raché’y !… (Liberté n’est pas pomme-cannelle en bout de branche ! Il vous faut l’arracher…).22Ibid., p. 127-128.

Le chemin est ainsi tracé : des Habitations vers l’En-ville, pour la liberté à « arracher ». C’est grâce à l’injonction des Mentô visionnaires que les anciens esclaves encore incertains de leur sort, incertains quant à leur statut d’hommes libres, trouvent la force de partir et de tenter de créer une nouvelle manière de vivre dans la ville dans laquelle ils devront prendre de force leur place. Leurs mots et les noms secrets qu’ils proposent sont garants de la victoire à venir, comme si c’était d’abord par l’émotion et par l’imaginaire qu’étaient conquises les citadelles les plus imprenables. Et enfin, étape significative s’il en est, les intervalles sont associés en fin de parcours non pas à la pauvreté des moyens dont disposent les personnages, mais bien au développement d’une poétique du Divers selon laquelle ils sont aussi porteurs de promesses impossibles à envisager jusqu’alors :

C’est dans cette complexité qui préserve infiniment les chances du Divers que Segalen et les écrivains de la créolité se rejoignent, y compris jusque dans ses conséquences les plus extrêmes. En effet, l’archipélité suppose une discontinuité entre les fragments insulaires que métaphorise l’océan. Cet intervalle, chez Glissant, est conçu en termes de Relation par où s’opère la créolisation, tandis que Segalen y investit une pensée du vide et de l’interstice.23Marc Gontard, « Victor Segalen : de l’altérité à l’archipelité », dans Georges Voisset (dir.), L’imaginaire de l’archipel, Paris, Karthala, 2003, p. 174.

L’espace pris par les personnages de Texaco suite aux conseils des Mentô relèverait ainsi de la créolisation telle que définie par Glissant, où il n’est plus question d’interstice qui confine, d’un espace et d’une situation périphériques liés à la domination, comme pour faire écho à ce qui correspond chez Segalen à un métissage acculturant24Ibid., p. 175.. Ici, il est plutôt question d’un intervalle, d’un métissage créolisant25Idem. qui permet d’envisager le développement de Texaco, et par extension celui de l’identité relevant de la créolisation, à partir d’une logique selon laquelle le désordre apparent – et la souffrance – sont dépassés, transfigurés, peut-être même absous.

Solitude et écart

Personnage étonnant et énigmatique, l’homme décrit dans L’Esclave vieil homme et le molosse se définit peut-être surtout par l’attention qu’il accorde à la réflexion et à la solitude. Dans un univers inhumain où tout semble se solder par la révolte ou par la soumission, deux postures menant invariablement à la mort, qu’elle soit physique ou non, il ne souscrit ni à l’une, ni à l’autre. Le Maître ne devient jamais pour lui un père ou un fils, ni même un homme avec lequel partager un amour et une amitié un peu troubles, faites de tendresse et de cruauté et dont il est question ailleurs, notamment dans Texaco et dans Un dimanche au cachot. L’esclave n’accepte aucun des rôles qu’on veut lui faire jouer, ni aucune des émotions malsaines ou déplacées (ou du moins simplement injustifiées) qui en seraient l’origine : « Le Maître-Béké, l’interrogeant, a bien tenté d’en faire une voix de sagesse. L’a même crié “Papa” à l’instar de son père, et de son grand-père, et de son fils aîné qui s’y met lui aussi. Mais l’antique esclave n’en soutire pièce modèle d’avantage, ni même un mouvement autre que l’exact geste servile26L’Esclave vieil homme et le molosse, op. cit., p. 24. ». Il est tout à fait perméable à l’intérêt manifesté par une lignée d’hommes qui exercent sur lui un pouvoir absolu. Être un « Papa » dans une Habitation esclavagiste de la Martinique, même aux yeux d’un Maître, a pourtant ses avantages. Il préfère malgré tout ne pas se mentir quant à son rôle et il se comporte de manière à en rendre compte, en posant le seul « geste servile » d’un homme auquel on n’accorde aucune autre place que celle d’un esclave, bien meuble selon les lois de l’époque. Cette attitude révèle à l’évidence une autre sagesse que celle que le Béké veut lui attribuer et elle rend compte de sa capacité à se passer des petits bonheurs futiles qui feraient de lui un homme véritablement soumis. Le vieil homme ne goûte donc jamais aux gloires déshonorantes d’un « nègre de case » et n’a jamais à se débattre avec la honte et le regret qu’éprouve l’Esternome de Texaco en fin de parcours.

Le refus du rôle que veut lui faire jouer le Béké se double du refus du rôle de « Papa » qu’imaginent les esclaves. Il est pourtant solidaire de leurs souffrances, mais il est là aussi en retrait, comme habité par la peur de porter un masque qui ne pourrait que dénaturer la réalité : « Les esclaves aussi ont tenté d’en faire un “Papa”. Un charroyeur de terre promise. Un nannan de sens et d’histoire. Un guide, à la manière de ce maître-tueur qui pilote la poussée du manioc. Un mentor.27Idem. » Il ne veut justement pas être un mentor, celui qui indique la posture à prendre et les gestes à poser, un Mentô qui assurerait aux esclaves que justice sera faite, en détruisant les récoltes, en tuant le Maître et sa famille ou en retournant, mort et ressuscité et donc enfin libre, vers une Afrique rêvée et inaccessible autrement que par l’imaginaire et par la magie. Il tient à échapper à ce destin et d’ailleurs à tout destin qui le détournerait de son envie de comprendre l’univers violent et inusité qui est le sien et qui le malmène aussi puissamment qu’il malmène les hommes qui voudraient en faire un sorcier, un guérisseur et un maître à penser. Il « n’a jamais rien dit, ni jamais rien donné ni offert la moindre main à ces attentes magiques28Ibid., p. 25. », même si « on lui attribue des pouvoirs et des forces29Idem. ». Il ne veut à l’évidence rien offrir, ni se prétendre prêt à alléger des souffrances que par ailleurs il partage. Car il est en proie aux mêmes colères froides que les hommes et les femmes de l’Habitation, aux mêmes montées d’une violence qui ne peut être canalisée.

Au désir de fuir des esclaves, qui prend des formes très variées, il oppose ce même grand refus, comme pour indiquer que là n’est pas la solution, que là n’est pas sa solution. En ce qui le concerne, c’est la réflexion qui prend le pas sur la magie des sorciers, sur la grande sagesse des Mentô, tout comme c’est la solitude qui prend le pas sur la tentative de s’appuyer sur une communauté d’hommes dont il ne découvre d’ailleurs ni la véritable force, ni la cohésion. Richard D. E. Burton explique d’ailleurs l’importance de l’écart dans un tel contexte :

De Certeau soutient que la résistance à un système de domination quelconque ne devient possible qu’à partir du moment où les dominés peuvent se mettre entièrement en dehors du système en question. La résistance exige un ailleurs d’où le système peut être perçu et embrassé comme totalité et d’où une stratégie cohérente visant sa destruction peut être élaborée.30Richard D. E. Burton, Le roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 152.

C’est bien cet ailleurs qui semble correspondre le mieux à l’effort exigé ici. Le magnifique « Nous » qui est encore souhaité dans Texaco, le bel univers des anciens esclaves qui feraient bloc devant les murs érigés par les Békés et par la ville, n’est plus ici porteur des promesses. C’est plutôt l’éloignement et l’écart qui offrent au protagoniste ce dont il a besoin et non plus la liberté et le bonheur conférés par l’accès à l’état de citoyen disposant d’un lieu où vivre dignement. C’est d’abord en lui que se trouvent les réponses, dans son imaginaire épuré, allégé, défait de la conviction selon laquelle il était admissible de tenter de vivre dans les conditions misérables de l’esclave. En s’éloignant des possibilités offertes par la communauté (de la souffrance), que celle-ci le lie aux esclaves ou aux Békés, l’esclave vieil homme refuse la place que tous s’entendent pour lui accorder : celle d’un grand sorcier, d’un chef, d’un Mentô respecté et envié.

C’est en refusant de jouer à ce jeu qu’il réussit l’exploit magistral d’une libération qui n’a que peu à voir avec celle envisagée ailleurs dans les œuvres de Chamoiseau, Texaco bien sûr mais aussi dans une certaine mesure Biblique des derniers gestes31Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002.. Là, il est question entre autres de la libération effective d’hommes qui luttent ensemble contre les pouvoirs coloniaux. Ici, c’est par l’individuation que passe la libération, par l’exploration minutieuse des émotions éprouvées, des limites à respecter, des limites à franchir, des relations à l’Autre, au Béké, mais aussi à l’ami et à la femme, encore impossibles, peut-être même indésirables. Ne pas faire, ne pas se laisser aller, ne pas se donner, ni au Maître, ni au voisin, ni à l’envie de danser ou de chanter ou de vivre un amour, équivaut donc à la rébellion ultime, celle qui précède et confirme sa décision de partir. Cette rébellion – qui n’en est pas tout à fait une, tant le narrateur insiste sur le fait que le personnage part tout simplement, quitte la scène en ne prenant aucune des précautions du fuyard – constitue le point culminant d’un écart ayant été pratiqué pendant toute une vie, un éloignement majeur de tous les éléments participant de l’existence dans une Habitation, les plus détestables tout comme ceux pouvant constituer un appui. C’est pour cela qu’il n’accepte pas de jouer le rôle d’un Mentô, celui qui donnerait de l’espoir à des hommes condamnés à vivre une existence humiliante, comme si ces gestes pouvaient seulement édulcorer ce qu’il semble s’être donné comme mission : découvrir ce qui constitue pour lui la vérité, le sens même de l’existence. Dans ce contexte, aider, guérir ou guider devient impensable. Cela empêcherait à l’évidence l’homme de manifester ce qui semble être conçu comme le véritable courage : celui d’imaginer une autre manière de vivre, l’origine de tout changement radical de l’ordre honni des choses. Et le prix à payer pour accéder à la liberté et à la dignité rêvées, de bon cœur sans doute, est celui d’un lien à couper, l’isolant des hommes et des femmes qui ne sont pour lui que les compagnons improbables d’une déroute solitaire.

Relations et métamorphose

Un dimanche au cachot rend compte d’un univers où il est question d’une solitude éminemment malsaine. Les personnages en éprouvent les effets, comme autant de séquelles d’une existence qu’ils n’ont pas choisie et qui ne leur procure même pas le sentiment de vivre véritablement :

On n’était pas ensemble, chacun se tenait seul avec les autres tout aussi seuls, et tout le monde tout seul avec tout le monde, mais contre la Crève il fallait faire bloc apprendre en bloc à la fixer, chercher en bloc à conjurer sa frappe, et le conte faisait corde pour l’ensemble, tenait tête à la Crève…32Un dimanche au cachot, op. cit., p. 81.

Pourtant, l’Oubliée, fille du Maître et d’une esclave africaine qui la délaisse, réalise à quel point certaines pratiques et certaines relations peuvent l’aider à survivre dans l’univers de l’Habitation, duquel elle ne pense pas à s’échapper. Car si « chacun se tenait seul avec les autres tout aussi seuls », il faut malgré tout trouver la force de s’unir pour tenir, même de manière ténue, et faire face ainsi à ce qui ne relève pas de la mort mais de « la Crève ».

Celle-ci dénaturerait tout, l’existence des esclaves, leur humanité et donc même une mort digne, qui aurait pu être la leur et qui ne l’a pas été. Elle est ce qui menace, le dépouillement total des êtres humains auxquels on n’accorde aucun droit. La femme explique : « D’abord mourir n’est pas pour nous, le Maître et les vraies gens connaissent ce qu’est mourir, dans mourir il y a la terre sainte du cimetière près de l’église du bourg, il y a la parole de l’abbé et les messes du passage […]33Ibid., p. 190. ». Pour les autres, l’Oubliée, sa mère et sa grand-mère, sorcière initiée et indomptable, et l’homme qu’elle aime, il n’y a rien à espérer, même pas par la mort. Elle n’y voit que ce qu’elle devine de la vie, telle qu’il lui est prescrit de la vivre : « […] ce vide de chien où on va continuer de supporter pour des siècles et des siècles, c’est pourquoi il faut supporter ici même, supporter supporter, tenir en supportant comme ça34Ibid., p. 191. ». Il n’y a, là non plus, aucune possibilité de rêver à autre chose, de se laisser aller à une pensée magique qui relativiserait l’importance accordée à l’effort de lucidité dont il est question. La magie inattendue relèverait d’une autre pratique, celle des retrouvailles lors des soirées pendant lesquelles les Conteurs trouvent les mots justes qui permettent d’espérer, de rire parfois, d’éprouver un peu de bonheur malgré la solitude qui demeure, doublées de la volonté de faire fi de tout et de continuer à supporter l’inacceptable.

C’est cela qui permet de transcender « la Crève » et d’accéder non pas au bonheur ou à la joie mais à un certain éclat, même évanescent : « Tout crevait autour d’elle, bêtes et nègres. […] Donc, ce qui rendait ce peu si éclatant et si précieux, c’est qu’il n’avait même pas droit à la mort : il provenait de nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle part35Idem.… ». Et ce qui fait ici office de magie ultime consiste en la volonté et en la capacité d’imaginer un élément relevant de la beauté, permettant de prendre la mesure d’une sensibilité qui ose croire encore en l’humanité :

Il écrira plus tard : Ce que confère la grâce c’est l’intuition de la beauté. La beauté est toujours neuve, c’est son signe. Elle se renouvelle et renouvelle toujours et c’est pourquoi on ne saurait la définir. Elle ne peut entraîner ni tyrannie ni barbarie quand on la cherche toujours et qu’on ne l’arrête pas. […] Adossé au cachot, dans cette Habitation déformée par la lune, c’est uniquement ce qui l’exalte.36Ibid., p. 307.

Quant à l’Oubliée, elle parvient à tenir grâce à d’autres liens et à d’autres horizons que ceux ouverts par le Conteur. Elle n’est pas obnubilée par sa seule libération ou par une attention aux esclaves qui chez elle relève moins de la sorcellerie que de soins empreints de la seule bienveillance. Elle rêve aussi à autre chose, à un vieil homme qui la fascine et dont elle veut avoir un enfant. Cet homme ressemble à s’y méprendre au protagoniste de L’Esclave vieil homme et le molosse et le narrateur le décrit comme suit : « C’était un vieux nègre. Un vieil esclave dont j’ai déjà parlé dans un roman d’avant37Ibid., p. 58. ». Il est en retrait du monde qui l’entoure, des autres, de lui-même également. S’il évacue la magie des Mentô, comme d’ailleurs toute magie autre que celles de sa solitude et d’une liberté à découvrir, l’esclave se refuse aux émotions le liant au divin : « Le vieil homme avait maintenu en lui une exigence quasi religieuse, sauf que là, en lui, n’avait régné aucun dieu, aucune adoration, pas un bout des valeurs coutumières, pas une maille du sacré ordinaire qui verrouillait ce monde38Ibid., p. 106.  ».

Parallèlement à cela, et pour ajouter encore à un discours qui se modifie depuis L’Esclave vieil homme et le molosse, le personnage de Séchou prend en quelque sorte la relève des projets du vieil esclave, des questions qu’il se pose et des postures qu’il adopte. Il s’agit ici d’une complexité supplémentaire, comme une note dissonante qui ouvre l’homme amoindri dans l’Habitation esclavagiste aux différentes attentes, forces et rêves qui y ont cours. En effet, si le vieil esclave semble insensible aux croyances et aux pratiques correspondant à l’émotion religieuse, tous dieux confondus, il en est autrement de Séchou, du moins en ce qui concerne la réceptivité à la sorcellerie. C’est d’ailleurs suite à un « geste » de La Belle qu’il prend la mesure des possibilités, et des limites, de la forêt environnante :

Elle avait perçu l’inattendu en lui et l’avait regardé. Puis lorgné les Grands-bois. Elle avait semblé comprendre que leur masse déchiquetée lui emplissait l’esprit d’un paysage unique. Une hantise que Séchou avait du mal à vivre. Qui lui ouvrait mille traces, lui en fermait autant. Alors, La Belle avait levé une main et avait fait un geste. Une forme, ouverte dans l’invisible, avait volé vers lui. […] La Belle avait lancé encore un signe, plus léger, plus dénoué. Depuis, Séchou sentait qu’un pays étrange s’ouvrait en lui, se révélait par à-coups entre les acacias, étrange et familier.39 Ibid., p. 210.

Comme pour faire écho à cette disposition qui l’éloigne du vieil homme pour lequel les choix à faire ne sont à définir que par lui seul, grâce entre autres au retrait, à la solitude et au refus de toute relation, vue d’emblée comme une menace à son désir d’élucidation, Séchou est également sensible à la relation éventuelle. Ainsi, il considère son départ comme un effort fait pour lui-même mais aussi pour l’Oubliée :

C’est pour toi que je pars, dit Séchou, et c’est avec toi que je vais partir, c’est parce que tu existes que je pars. C’est pour toi, c’est pour tous, répond-elle, que je tiens ici, rien ne peut m’abattre car c’est pour toi que je tiens là, et quand je tiens comme ça je porte tout ce que tu vas faire, tout ce que tout le monde va faire.40Ibid., p. 215.

Cette ouverture du personnage reprend une part du propos élaboré dans L’Esclave vieil homme et le molosse en ce sens qu’il se définit encore comme un homme libre et non comme un Marron. Séchou, comme le vieil homme, n’est pas un Marron mais un homme qui refuse de souscrire au schéma imposé. Selon Anne Douaire, il s’agit ici des formes prises par le refus magistral : « Dans cette négation nous trouvons la force et la couleur du Refus fondamental, de ce refus absolu qui est une manière pure d’être au monde, de ce refus qui conduit à nommer les Marrons non plus seulement des “esclaves révoltés” mais des “Négateurs”41Anne Douaire, Contrechamps tragiques. Contribution antillaise à la théorie du littéraire, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 40-41.

 ». Si l’univers esclavagiste nie l’humanité de ceux qu’il asservit, une manière adéquate (tant que faire se peut) de répondre aux questions qu’il suscite serait de refuser de se définir par les rôles qu’il met de l’avant. Ici et là, le Marron serait aussi esclave alors que la liberté vraie serait à trouver dans la conviction de n’être ni l’un ni l’autre, mais bien un homme libre d’emblée. Et pourtant la donne se modifie dans ce roman qui replace les relations aux autres, à l’imaginaire et aux croyances diverses (telles que celles en une magie apte à compenser les défaillances autant que les injustices) dans le cadre significatif qui était le leur dès Texaco. En ce sens, Un dimanche au cachot redonne de l’importance à la figure du sorcier, ici non plus exclusivement masculine, et aux relations, à l’amour, à l’amitié, aux espoirs communs.

En conclusion

Au terme de cette analyse du sorcier et de ses avatars, le puissant Mentô, le Marron, la magicienne africaine et l’homme qui part, dans Texaco, L’Esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot, il est possible de penser que tout se passe comme si sorcellerie, communauté, amour et solitude correspondaient à autant d’éléments par lesquels la liberté, et l’expression pleine de l’humanité, pouvaient enfin advenir. Ces éléments, combinés de manières différentes dans les romans respectifs, rendent compte d’une réflexion qui occupe une part importante de l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Ils mettent en lumière l’intérêt envers les modalités d’une libération effective, par laquelle il serait possible de se défaire réellement du legs esclavagiste, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle la seule attitude admissible serait celle de la soumission.

De ses premières œuvres, qui rendent compte d’une beauté au-delà de la misère et qui évitent ainsi le seul discours dénonciateur, à celles qui nous occupent en passant par Biblique des derniers gestes, où le cadre post-esclavagiste est élargi à l’ensemble des pays ayant souffert des effets du colonialisme, la question du sentiment de liberté se pose avec insistance. Comment en effet s’imaginer libre alors que la structure coloniale a multiplié les lois et les discours visant à générer une vision de soi qui perpétue le déni bien au-delà de l’époque esclavagiste ? Comment vivre libre alors que l’on a appris l’humiliation et l’abnégation ? Les réponses, jamais définitives, jamais catégoriques non plus, relèvent d’une pensée qui en appelle à la créativité des divers personnages, du narrateur et peut-être même des lecteurs interpelés par un ensemble d’œuvres littéraires engagées et invités à mettre en lumière les injustices et à imaginer des solutions aux impasses auxquelles elles ont de toute évidence mené. Ces réponses permettent d’imaginer de nouvelles manières d’exister, de nouvelles manières de définir les symboles de la souveraineté. Ces symboles – un lieu à soi hors de l’Habitation, un nom à soi hors de l’Habitation aussi, faisant écho au droit de disposer de soi et de son existence, de décider des relations et des rêves auxquels souscrire – sont à acquérir en s’appuyant sur ce qui est présenté de prime abord comme un ensemble de dons magiques et de gestes relevant de la sorcellerie, mais qui s’avère être un soutien des plus précieux et des plus élémentaires, celui qui permet de dire, de nommer, de raconter, de décider et donc de construire un univers différent, meilleur, à partir de ce qui n’aura été perçu pendant longtemps que comme une mort monumentale, « la Crève ».

Le sorcier, le guérisseur, le Mentô et même celui qui refuse tous ces rôles, participeraient ainsi de la volonté de se relever du gouffre qu’a constitué le chapitre esclavagiste de l’histoire martiniquaise, et d’inventer un Nouveau Monde, une nouvelle manière d’exister, délestée des entraves du passé, des seules « horreurs des Amériques42Un dimanche au cachot, op. cit., p. 312. ». Ces figures expriment également l’intérêt qu’accorde l’écrivain à la représentation de l’héritage africain et à la question de l’origine, encore importants dans Texaco où « […] la très vieille Man Ibo et les Mentô parlent au plus près de la langue originaire43François Lagarde, « Chamoiseau : l’écriture merveilleuse », Études françaises, vol. 37, no 2, p. 162. ». Cet intérêt n’est plus prépondérant par la suite, comme si les questions qu’il soulève n’avaient plus cours au cœur d’une pensée interpelée par la créolisation. Enfin, les diverses déclinaisons des sorciers et de leurs pratiques rendent compte de l’attention de plus en plus soutenue, chez Chamoiseau, envers l’imaginaire comme terrain propice aux révolutions souhaitées (intimes d’abord et par la suite éventuellement sociales). L’imaginaire, avec la solitude et la réflexion qui le nourrissent, devient ainsi de plus en plus important à la suite de Texaco, où le projet communautaire demeure central, pour en venir à occuper une place prépondérante dans L’Esclave vieil homme et le molosse. Quant à Un dimanche au cachot, il peut être conçu comme une relecture des deux œuvres précédentes en ce qu’il conjugue solitude et désir de la communauté, recherche spirituelle, esthétique et appel de l’autre, magie découverte dans le refus, magie découverte aussi malgré l’incapacité de refuser autant que possible. Selon Lorna Milne, « L’imaginaire serait ainsi l’un des « espaces » les plus importants de tous, car c’est dans cette zone d’interaction entre l’individu et le monde que des forces et des influences diverses sont en rivalité44Lorna Milne, Patrick Chamoiseau. Espaces d’une écriture antillaise, Amsterdam et New York, Rodopi, 2006, p. 99. ». D’une œuvre à l’autre, le sorcier et le Mentô sont abordés comme les formes diverses que peut prendre le désir, et comme le souhait réitéré de déceler la beauté au cœur même de la désolation.


Pour citer cette page

Corina Crainic, « De la sorcellerie dans Texaco, L’Esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le ).


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