Sarah-Anaïs Crevier-Goulet
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Sarah-Anaïs Crevier Goulet est docteure en littérature française, professeure certifiée de Lettres modernes et chargée de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Sa thèse est parue en 2015 aux Editions Honoré Champion sous le titre Entre le texte et le corps : deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous. Elle travaille au croisement des études littéraires, des études de genre et de la psychanalyse et s’intéresse aux réécritures des mythes dans la littérature contemporaine ainsi qu’aux tombeaux musico-littéraires.
Cet article examine la signification et la portée de la figure d’Antigone dans le travail philosophique de Judith Butler, à partir de la question posée par Georges Steiner en 1984, reprise par Butler dans son ouvrage Antigone, la parenté entre vie et mort (2003) à savoir : que serait-il arrivé si le point de départ de la psychanalyse avait été Antigone et non pas Œdipe ? Pour Butler, la figure d’Antigone permet d’abord de révéler et de critiquer les impensés hétéronormatifs de la psychanalyse, mais elle ouvre également une vaste réflexion sur le deuil et ce qui est reconnu comme perte. Antigone, qui réclame la reconnaissance publique de la mort de son frère Polynice, nous force à nous demander quelle vie compte, c’est-à-dire quelle vie obtient la légitimité d’être honorée par des rites de deuil. Les travaux récents de Judith Butler sur la question de ce qui fait une vie, ce qui fait qu’elle est pleurée, donc digne d’être considérée et appréhendée comme vivante, font ainsi directement écho à la préoccupation d’Antigone.
This article examines the significance of the mythological figure of Antigone in Judith Butler’s philosophical work, starting from the question asked by Georges Steiner in 1984, and echoed by Butler in her Antigone’s Claim. Kinship Between Life and Death (2000), that is : what would have happened if psychoanalysis had taken Antigone rather than Oedipus as its point of departure ? According to Butler, the figure of Antigone enables to reveal and criticize the unthought-of heteronormative foundations of psychoanalysis, but she also opens a far-reaching reflection on mourning and what is recognized as loss. Antigone, who claims the public acknowledgment of her brother’s death, forces us to ask whose life counts as life, that is to say whose life has the legitimacy to receive funeral rites. Butler’s recent writings on livability and on the question of what makes a life grievable, in other words considered and recognized as livable, thus echo Antigone’s visceral preoccupation.
À Dominique Guyomard1 La citation entre guillemets dans le titre est issue de Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2014, p. 64.
Antigone : we begin in the dark
and birth is the death of us
Anne Carson, Antigonick
Que serait-il arrivé, demandait George Steiner en 1984 dans son célèbre ouvrage sur Les Antigones, si la psychanalyse avait pris Antigone plutôt qu’Œdipe comme point de départ2 George Steiner, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1984, p. 20. Marie-Joseph Bertini, Ni d’Ève ni d’Adam. Défaire la différence des sexes, Paris, Max Milo Éditeur, coll. « L’inconnu », 2009 (c’est l’auteure qui souligne). Cf. Ludivine Bantigny, « Le principe d’Antigone. Pour une histoire de la désobéissance en démocratie », Pouvoirs, « Désobéir en démocratie », 2015, vol. 4, no 155, p. 17-28.
Cette question polémique (Antigone versus Œdipe) a ressurgi dans plusieurs ouvrages récents portant sur la figure d’Antigone5 Les ouvrages suivants mentionnent tous cette question : Cecilia Sjöholm, The Antigone Complex : Ethics and the Invention of Feminine Desire, Stanford, Stanford University Press, coll. « Cultural Memory in the Present », 2004 ; Fanny Soderbäck (dir.), Feminist Interpretations of Antigone, Albany, State University Press, 2010 ; Bonnie Honig, Antigone, Interrupted, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. Bonnie Honig, Antigone, Interrupted, op. cit., p. 1 et passim ; voir plus particulièrement le chapitre « “Antigone versus Œdipe”, I : Feminist Theory and the Turn to Antigone », p. 36-67. Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, trad. Guy le Gaufey, Paris, Epel, 2003 [2000]. Nicole Loraux, Les mères en deuil, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1990, p. 46.
Contrairement à Hegel qui voyait dans la fille d’Œdipe le symbole des lois de la parenté vouées à être dépassées et dans Créon celui de l’État basé sur des principes d’universalité, interprétant ainsi « la parenté comme la sphère qui conditionne la possibilité de la politique, sans jamais y entrer9 Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op., cit., p. 10 (c’est l’auteure qui souligne). Ibid. Ibid., p. 14. Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », dans Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc (dir.), Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2009, p. 104. Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit., p. 37. Ibid., p. 34. Ibid., p. 15. Ibid., p. 80. Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », loc. cit., p. 106. Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit., p. 80. Ibid.
Ainsi, faisant sienne la fameuse question de George Steiner citée au début de ce texte, Butler soutient qu’« une révision de la psychanalyse à partir d’Antigone pourrait mettre en question l’hypothèse selon laquelle le tabou de l’inceste légitime et normalise la parenté basée sur la reproduction biologique et l’hétérosexualisation de la famille20 Ibid., p. 74. Ibid. (C’est l’auteure qui souligne.) Ibid. Voir également à ce sujet : Judith Butler, « La parenté est-elle toujours déjà hétérosexuelle ? », dans Défaire le genre, trad. Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2012, p. 123-153. Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit., p. 78 (c’est l’auteure qui souligne). Dans le contexte de publication de son essai en l’an 2000, Judith Butler fait allusion à la résistance de plusieurs psychanalystes, en France notamment lors des débats sur le Pacs en 1998, à l’union des couples homosexuels sous prétexte que des arrangements alternatifs en termes de parenté produiraient des dangers psychiques pour les enfants issus de ces unions (cf. Ibid., p. 78-79). Pour un prolongement de ces questions, voir notamment : Daniel Beaune et Caterina Rea, Psychanalyse sans Œdipe. Antigone, genre et subversion, Paris, L’Harmattan, coll. « Santé, sociétés et cultures », 2010 ; Marie Draz, « The Queer Heroics of Butler’s Antigone », dans Tina Chanter and Sean Kirkland (dir.), The Returns of Antigone : Interdisciplinary Essays, Albany, SUNY Press, 2015, p. 205-219.
Le travail de Judith Butler autour de la figure d’Antigone apporte une contribution majeure à la critique des impensés hétéronormatifs de la psychanalyse et de l’anthropologie structurale, mais il ouvre également une vaste réflexion sur la question du deuil, de sa manifestation publique, et surtout de ce qui est reconnu comme perte. Par son geste en effet, Antigone, dont « le crime […] fut d’enterrer son frère25 Judith Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit., p. 15. Ibid., p. 33. Ibid., p. 34 (je souligne).
Je voudrais prolonger cette réflexion autour d’Antigone en la reliant aux autres travaux de Judith Butler qui témoignent d’une véritable préoccupation pour ce que la philosophe appelle, depuis son ouvrage Vie précaire, une « vie […] jugée digne d’être pleurée28 Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, trad. Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2005, p. 46 (c’est l’auteure qui souligne). Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », loc. cit., p. 103.
Une politique du deuil
La réflexion autour du deuil chez Judith Butler remonte à ses tout premiers ouvrages. C’est dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990/2005)30 Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2005 ; voir spécifiquement les chapitres : « Freud et la mélancolie du genre » et « Complexité du genre et limites de l’identification » (p. 147-168). Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. Brice Matthieussent, Paris, Léo Scheer, 2002, voir le chapitre « Le genre de la mélancolie/L’identification refusée », p. 199-234. Il est impossible de reprendre intégralement la démonstration de Butler ici. Pour résumer en quelques mots : le complexe d’Œdipe est une manière d’expliquer par quels trajets un sujet en vient à renoncer à un objet incestueux. La sortie de la situation œdipienne, soit l’acceptation du tabou de l’inceste, implique la perte d’un objet d’amour pour le moi, qui se remet de cette perte à travers l’identification à l’objet. La manière classique de sortir du complexe consiste à transformer sa rivalité avec le parent de même sexe en s’identifiant à ce rival, pour que puisse être possible plus tard l’investissement amoureux d’une personne de sexe opposé. La question est de savoir pourquoi l’enfant s’identifie au parent de même sexe, alors qu’il ne perd pas moins le parent opposé auquel il doit tout autant renoncer. Butler montre en quoi Freud fait reposer ce mécanisme sur la répudiation de l’homosexualité. Selon Butler, il faut qu’il y ait eu, avant la résolution du complexe d’Œdipe, un interdit de l’identification à la mère pour le garçon, qui soit aussi un interdit de l’investissement libidinal du père. Idem du côté de la fille : elle renonce au masculin, ne s’identifie pas au père mais bien à la mère, à laquelle elle doit néanmoins renoncer comme objet d’amour. En ce sens, la sortie du Complexe d’Œdipe « présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualisation du désir » (La vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 203, je souligne). La thèse de Freud « traduit en réalité deux interdits, dont l’un seulement est avoué, l’interdit de l’inceste ». Un tabou de l’homosexualité existe, en quelque sorte, avant même le tabou de l’inceste. Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, op. cit., p. 203 (je souligne).
La thèse de l’antériorité du tabou de l’homosexualité permet à Judith Butler de montrer que l’identité de genre est justement l’effet d’un deuil dénié, celui de l’attachement homosexuel primaire. Le genre pour Butler est « acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels34 Ibid., p. 204. Ibid., p. 203 (c’est l’auteure qui souligne).
Ce que Butler appelle la « mélancolie du genre », c’est précisément l’impossibilité de reconnaître certaines pertes comme de « vraies pertes » à l’intérieur de l’hétérosexualité normative. Au sortir de la situation œdipienne, au moment où l’enfant renonce à l’amour pour ses parents, le processus de détachement est différent selon que l’objet d’amour est ou non de même sexe que l’enfant. S’il n’est pas de même sexe, l’objet auquel l’enfant doit renoncer est abandonné, mais le type du désir (hétérosexuel, donc) est conservé, l’investissement pourra se reporter sur des objets du sexe opposé, l’enfant peut donc faire le deuil de cet attachement – faire le deuil au sens freudien, c’est-à-dire rompre son attachement à l’objet perdu (Freud dit : « retirer toute la libido des liens qui la retiennent à [l]’objet », offrant au moi « la prime de rester en vie36 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, trad. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1968 [1946], p. 169. Ibid., p. 148. Claire Pagès, « D’où vient le genre ? Freud, Darwin, Butler », Les Cahiers de l’École (Université Paris X-Nanterre), « Évolution : méthodologie, concept », no 10, 2008, p. 1 ; [En ligne], p. 7 (page consultée le 10/09/2016). Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, op. cit., p. 205. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », loc. cit., p. 147. Ibid., p. 150. Ibid., p. 151. Ibid., p. 154. Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 206. Ibid. Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », loc. cit., p. 95. Ibid., p. 89.
La mélancolie hétérosexuelle, lisible dans le fonctionnement du genre lui-même, est donc le résultat d’un déni du deuil de l’amour homosexuel primaire et d’un déni de cet amour lui-même. Le sujet hétérosexuel se fonde selon Butler sur le « refus d’avouer un attachement et donc sur le refus de porter le deuil48 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 209. Ibid., p. 208. Ibid., p. 209 (je souligne).
Cette mélancolie du genre qui concerne, quoique de manière différente, autant les destins hétérosexuels qu’homosexuels engendre selon Butler des « formes rigides d’identification de genre et de sexe51 Ibid., p. 214. Marie de Gandt, « Troubles du genre : lecture critique de Judith Butler », Mondes francophones, Loxias, « Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination », no 24, Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », loc. cit., p. 102.
En ce qui concerne plus particulièrement le sujet homosexuel dont les désirs, dit Butler, portent presque toujours « la marque de leur impossibilité54 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, op. cit., p. 219. Ibid., p. 219. Ibid. Ibid., p. 208.
Ainsi, dès ses premiers travaux sur le féminisme et le genre, la question des pertes non reconnues, non « jugées dignes d’être pleurées », a été au cœur de la réflexion de Judith Butler. La philosophe en appelle donc à la reconnaissance de ce qui est désavoué dans la genèse du sujet, à savoir les attachements homosexuels, afin que les possibilités d’amour présentées comme invivables ou impraticables par la norme cessent d’être forcloses. Elle réclame qu’une prise de conscience ait lieu, autrement dit, qu’un deuil puisse se faire – pour Freud, en effet, le deuil se caractérise par la prise de conscience d’une perte ouvrant la voie à un transfert de la libido sur un nouvel objet d’amour, alors que la mélancolie est le déni de cette séparation qui a pour conséquence d’appauvrir le moi et de le condamner à la désolation. Comme le souligne Michaël Foessel, le propos de Butler sur le deuil dépasse le contexte étroitement clinique où la psychanalyse le cantonne et acquiert une véritable portée politique ; cette « politisation du deuil58 Michaël Foessel, « Malaise dans l’identification. La mélancolie du genre », loc. cit., p. 104. Ibid. (c’est l’auteur qui souligne.) Ibid., p. 107.
Créon n’attend pas seulement d’Antigone qu’elle renonce à son frère, il exige qu’elle renonce à sa mémoire, c’est-à-dire à la possibilité de se rapporter publiquement à lui comme à un objet d’amour perdu. Dans son caractère le plus brutal, la norme sociale est bien une obligation à perdre la perte, et celle-ci équivaut à une condamnation à mort.61
Ibid., p. 105.
C’est donc contre une telle condamnation que la colère d’Antigone se soulève, c’est contre l’injonction à l’oubli que ses cris s’adressent. L’héroïne grecque pourrait ainsi être considérée comme « le modèle d’une exigence politique refusant au genre le droit de forclore le désir62 Ibid., p. 107. Ibid., p. 107. Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, op. cit., p. 278. Ibid., p. 279.
C’est dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre, qui paraît en anglais en 2004, peu de temps après les attentats du 11 septembre et la guerre déclarée par les États-Unis à l’Afghanistan et à l’Irak, que la notion de « grievability »/« une mort digne d’être pleurée » apparaît dans le discours de Judith Butler. Dans cet ouvrage et plus spécifiquement dans le chapitre « Violence, deuil, politique », la philosophe pose de manière explicite la dimension politique du deuil, lorsque celui-ci est le corollaire notamment des décisions guerrières du pouvoir. Depuis le champ philosophique et psychanalytique, Judith Butler réinterroge les processus de création de déni de certaines morts indésirables, conduisant par là à l’affirmation d’un double déni, à savoir le déni de reconnaissance du décès d’abord par la non-identification nominative de certains corps dans les journaux nationaux et les notices nécrologiques, et le déni de reconnaissance de vie digne ensuite :
J’avance l’idée, écrit Butler, que la mélancolie nationale que nous constatons aujourd’hui est la conséquence d’un deuil dénié, de l’effacement dans les représentations collectives des noms, des images et des histoires des personnes qui ont été tuées par les États-Unis, alors même que les pertes subies par les États-Unis eux-mêmes sont honorées dans des notices nécrologiques qui constituent autant d’actes de production de la nation. Certaines vies méritent d’être pleurées, d’autres pas ; l’attribution différentielle du droit au deuil [grievability], qui décide quels sujets doivent être pleurés et le sont effectivement, et quels sujets ne doivent pas l’être, produit et entretient des conceptions exclusives de qui est humain d’un point de vue normatif : quelle vie est jugée digne d’être vécue, quelle mort d’être pleurée ?66
Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre, trad. Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2005, p. 17.
Butler pointe ici la dissymétrie qui existe entre certaines formes de deuil qui bénéficient d’une reconnaissance et sont prises en compte au niveau national et d’autres qui semblent ne pas pouvoir être pensées ni pleurées du fait d’un interdit jeté sur le deuil public. Dans l’absence de discours à propos des morts causées par les attaques américaines se produit une véritable déréalisation de la perte du côté des autres ; c’est comme si ces morts n’étaient pas considérés « comme des morts à part entière67 Ibid., p. 65 (c’est l’auteure qui souligne).
Pour Butler, la problématique du deuil et de la « vie digne d’être pleurée » touche en tant que telle à « la question de l’humain » : « qui a valeur d’être humain ? Quelles vies ont pleinement valeur de vies ?68 Ibid., p. 46. Ibid., p. 47 (je souligne).
La philosophe rappelle « combien furent rares les morts du sida reconnus comme des pertes dignes d’être pleurées70 Ibid., p. 62. Ibid.
nous entendons rarement, sinon jamais, écrit Butler, les noms des milliers de Palestiniens tués par l’armée israélienne avec le soutien des États-Unis, ni d’aucun enfant ou adulte afghan. Ont-ils des noms et des visages, des histoires personnelles, une famille, des passetemps favoris, des mots d’ordre qui les font vivre ?72
Ibid., p. 59.
Judith Butler va plus loin et cherche à pointer les « mécanismes de défense contre la peur de la perte » qui nous permettent d’accepter les morts causées par les frappes militaires sans être émus. En ce sens, nous devons nous demander comment une vie devient et reste digne d’être pleurée : « dans quelles conditions, par quelle logique d’exclusion, par quelle pratique d’effacement et d’anonymisation73 Ibid., p. 66.
Pour la philosophe, les formes de deuil public qui sont à la disposition d’un sujet ou d’un groupe manifestent les normes de ce qui constitue l’humain à l’intérieur de ce groupe ; ainsi dit-elle, désavouer la mort des autres, ces morts sans nom et sans visage, revient à les priver du statut d’humain, à les faire « choir hors de l’“humain” tel qu’il a été naturalisé dans le modèle “occidental”74 Ibid., p. 59.
L’exemple d’Antigone, qui risque elle-même la mort pour avoir enseveli son frère en violation du décret de Créon, donne à voir les risques politiques que l’on encourt à braver l’interdit de deuil public en des temps où le pouvoir souverain s’accroit et où l’unité nationale devient hégémonique. Quelles barrières culturelles avons-nous à combattre lorsque nous tentons d’en savoir plus sur les pertes qu’on nous demande de ne pas pleurer, lorsque nous nous efforçons de nommer, et par là de ramener dans la catégorie de l’« humain » ceux que les États-Unis et leurs alliés ont tués ? De la même manière, les barrières culturelles que le féminisme doit surmonter ont à tenir compte de l’action du pouvoir et de la persistance et de la vulnérabilité.75
Ibid., p. 75.
On le comprend, plus largement c’est un questionnement autour de la vulnérabilité de l’humain qui est au cœur de la réflexion de Judith Butler.
Des corps vulnérables, des vies vulnérables
Pour la philosophe, le deuil et la perte mettent en fait au jour la précarité et la vulnérabilité du sujet devant l’autre, car faire l’expérience de la mort ou de la séparation montre combien nous dépendons de l’autre. La vulnérabilité pour Judith Butler est d’abord corporelle. En tant que phénomène social et du fait également qu’il est exposé, le corps est sujet à la bienveillance autant qu’à la menace de l’autre : « Qui dit corps dit mortalité, vulnérabilité, puissance d’agir : la peau et la chair nous exposent au regard et au contact des autres, comme à leur violence, et nos corps font courir le danger d’en devenir également le ressort et l’instrument76 Ibid., p. 52. Ibid., p. 46.
Butler développe encore cette question dans le chapitre intitulé « Survivabilité, vulnérabilité, affect » de son ouvrage Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil78 Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, trad. Joëlle Marelli, Paris, Zones, coll. « Zones », 2010. Butler écrit : « Il en est ainsi au moins depuis Antigone qui choisit ouvertement de porter le deuil de l’un de ses frères, bien que cela implique d’aller contre la loi souveraine. » (Ibid., p. 43) On le constate, la question de ce qui fait une vie, ce qui fait qu’elle est pleurée, donc digne d’être considérée et appréhendée comme vivante est une question lancinante chez Judith Butler et la figure d’Antigone est loin d’être anodine. Mentionnons que l’intérêt de Butler pour Antigone l’a amenée récemment à participer à la lecture, en anglais, de la pièce Antigonick (2012) de la poète et traductrice canadienne Anne Carson à l’occasion d’une « Philo-Performance » le 26 juin 2014, dans le cadre du colloque Théâtre, Performance, Philosophie organisé à Paris en Sorbonne par Flore Garcin-Marrou, Anna Street, Julien Alliot, et Liza Kharoubi, colloque où elle était également conférencière. Parmi les rôles principaux, Butler jouait le rôle de Créon, et Antigone était interprétée par Avital Ronell. C’est le public qui prononçait les répliques du Chœur, projetées sur écran. La captation vidéo de l’événément peut être visionnée sur youtube (page consultée le 10/09/2016).
comme corps, nous sommes exposés à autrui, et si ce peut être la condition de notre désir, cela soulève aussi la possibilité de l’assujettissement et de la cruauté. Cela résulte du fait que les corps sont liés entre eux par des besoins matériels, par le toucher, par le langage, par une série de relations sans lesquelles nous ne pouvons survivre. Voir sa propre survie dans de tels liens est le risque constant de la sociabilité – sa promesse et sa menace.80
Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, op. cit., p. 66.
Si les corps sont exposés et vulnérables à la blessure, ils sont aussi liés entre eux. Lorsque ces relations sont détruites ou défaites, laissant place au vide et à la défaite, ce qui ressort c’est justement le fait que nous avons été liés. C’est là que les liens qui nous attachent aux autres sont mis en lumière. Perdre selon Butler nous confronte ainsi à la nature interdépendante de l’existence humaine, à la « dépendance fondamentale81 Ibid., p. 49.
Dialoguant avec les travaux de la psychanalyste Melanie Klein et ceux de l’anthropologue Talal Asad, Butler soutient que nous sommes des êtres sociaux dont la survie dépend précisément de la reconnaissance de notre interdépendance : si je survis, ce n’est pas en tant qu’être isolé et circonscrit, mais c’est en tant qu’« être dont la limite m’expose à autrui de manière volontaire et involontaire (parfois en même temps), cette exposition étant condition à la fois de socialité et de survie82 Ibid., p. 57. Ibid., p. 47 (je souligne). Ibid., p. 37. Ibid., p. 57.
C’est vers une autre idée de « soi » que cette réflexion de Judith Butler sur le deuil, la vulnérabilité et la condition généralisée d’interdépendance nous conduit. En effet, écrit Butler, la douleur du deuil « révèle combien nous sommes assujettis à nos relations aux autres, d’une façon que nous ne pouvons pas toujours exprimer ou expliquer, qui nous empêche d’être lucides sur nous-mêmes et met en question l’idée que nous nous faisons de notre autonomie et de notre maîtrise de nous-mêmes86 Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre, op. cit., p. 49. Ibid., p. 74. Ibid., p. 54. Ibid., p. 50. Ibid. Ibid., p. 77.
La notion de communauté apparaît ainsi complètement revisitée par Judith Butler puisqu’elle est désormais pensée à partir de la perte et du deuil. La douleur du deuil ne relève plus simplement de la sphère privée et ne dépolitise pas l’événement : au contraire, dit-elle, cette douleur induit en nous « le sens d’une communauté politique d’un genre complexe, […] en mettant en évidence les attaches relationnelles qui déterminent la façon dont nous pouvons penser notre dépendance fondamentale et notre responsabilité éthique92 Ibid., p. 49.
Dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, traduction française de la Conférence de Francfort que Butler a prononcée en 2012 à l’occasion de la réception du Prix Adorno, la philosophe propose une analogie intéressante entre les manifestations politiques et les rites de deuil. Soulevant encore une fois l’enjeu des vies qui ne sont pas dignes de deuil, la philosophe souligne la dimension politique de certaines pratiques consistant à pleurer ceux qui ne méritent pas de deuil public :
il n’en demeure pas moins, dit Butler, que ces formes de persistance ou de résistance qui conduisent à pleurer les sans deuil ont lieu dans une sorte de pénombre de la vie publique, et que lorsqu’il arrive qu’elles fassent irruption, c’est à la fois pour contester les modèles à travers lesquels ces vies ne cessent de se voir dévaluées et pour affirmer leur valeur collective. Il est vrai alors que ceux qui mènent des vies sans deuil s’organisent dans des formes d’insurrection publique et c’est pourquoi sans doute, il est si difficile, dans de nombreux pays, de faire la part entre des funérailles et une manifestation politique.93
Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, op. cit., p. 64-65.
On le comprend, pleurer une perte pour Butler et transformer cette douleur en ressource pour la politique, ce n’est pas se résigner à l’inaction, au contraire. Selon Martin Rueff, préfacier de l’ouvrage Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, c’est Antigone encore une fois qui insuffle une dimension mythique, archaïque, aux luttes contemporaines :
Dans la conférence de Francfort, un spectre rôde et réclame justice pour les sans deuil, pour les sans sépulture, pour ceux dont la mort est laissée pour compte. Ce spectre, c’est celui d’Antigone. […] Elle se dresse, farouche et douce ; elle est la résistante qui parle pour les sans deuil et avec eux. Elle lève la voix. Offrir sa voix aux sans deuil est une des tâches de la philosophie qui vient : une tâche à propos de laquelle on ne peut séparer morale et politique. Une tâche qui est radicalement politique.94
Martin Rueff, « “Privée de pleurs de deuil” : Judith Butler, la vie bonne dans la vie mauvaise », préface à Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, op. cit., p. 50-51 (c’est l’auteur qui souligne).
Penser l’affectabilité et la vulnérabilité primordiales, telle est aussi la tâche de la philosophie. Faire l’expérience du deuil, à l’instar d’Antigone, ouvre la possibilité de construire des liens d’une autre nature. Depuis l’Antiquité, la lutte d’Antigone fait ainsi « la preuve de la vie obstinée, vulnérable, vaincue, à eux et pas à eux, dépossédée, furieuse et perspicace95 Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, op. cit., p. 65.
Pour citer cette page
Sarah-Anaïs Crevier-Goulet, « “Pleurer les sans deuil”. Antigone, la vulnérabilité, la résistance », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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