François Lallier
Poète et critique
François Lallier, poète et critique, a vécu d’abord à Paris où il a rencontré Yves Bonnefoy et Pierre Jean Jouve. De 1976 à 1980, il participe au travail de la revue Port des Singes, fondée par Pierre-Albert Jourdan. A publié plusieurs livres de poèmes (parmi lesquels La semence du feu, Atelier La Feugraie, 2003, Les archétypes, Le temps qu’il fait, 2011) et des études sur Baudelaire, Poe ou encore Mallarmé, puis des poètes plus récents, rassemblées dans deux volumes aux éditions La Lettre volée : La Voix antérieure I paru en 2007 et La Voix antérieure II (Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier) paru en 2010. A co-dirigé deux Cahiers au Temps qu’il fait, consacrés à Roger Munier, puis au poète, typographe et éditeur Thierry Bouchard. Il vient de faire paraître « La “génialité sensuelle”, la musique et l’inconscient », postface à S. Kierkegaard, Les stades immédiats de l’éros, ou l’éros et la musique, au Bruit du temps, ainsi que La voix antérieure III, Yves Bonnefoy, à La Lettre volée.
Une lecture empathique de l’Antigone de Sophocle, motivée par tant de passages sublimes, laisse penser que son auteur prend parti pour une victime se sacrifiant par choix d’une plus haute justice. Mais l’attention aux diverses phases de l’action tragique montre vite une complexité plus grande de la position de l’héroïne, une sorte d’oscillation, qui conduit à élargir le champ interprétatif. Cette complexité ne s’explique alors que par une interrogation sur le théâtre comme forme neuve, en son temps et pour longtemps, de la poésie.
An empathetic reading of Sophocles’ Antigone, motivated by so many sublime passages in the play, might lead one to think that its author is siding with a victim who sacrifices herself in the name of a higher form of justice. But when attention is given to the various phases of the tragic action, it quickly becomes apparent that there is a greater complexity in the position of the heroine, a kind of oscillation, which necessitates a broadening in the way one interprets the play. This complexity can only be explained through an examination of the theatre itself, seen, both in its own time and for long afterwards, as a new form of poetry.
Par là, dans la consécution rythmique des représentations, où le transport s’expose, ce que l’on nomme dans la mesure des syllabes la césure, la pure parole, devient nécessaire pour rencontrer comme arrachement le changement et l’échange des représentations à un tel sommet qu’alors ce ne soit plus le changement des représentations, mais la représentation en elle-même qui apparaisse.1
Hölderlin, Remarques sur Œdipe, Remarques sur Antigone, trad. François Fédier, préface de Jean Beaufret, Paris, Bibliothèque 10/18, U.G.E., 1965.
Les lignes qui suivent partent de l’hypothèse que l’Antigone de Sophocle peut s’éclairer d’observations, pour ainsi dire internes, portant sur la poétique de l’œuvre. Poétique : entendons par ce mot illustre la création littéraire, et finalement, la poésie, si intense en ce cas, mais aussi la « représentation », dont elle est indissociable. Si l’étude des questions juridiques, politiques, religieuses, sociales, psychologiques – la liste reste ouverte – qui cristallisent autour du personnage éponyme, apparaît si nécessaire, n’est-ce pas parce que ce personnage existe d’abord dans le cadre d’une mise en jeu de l’image, et de la relation à l’image, donnée première du théâtre » Ce sont quelques éléments de cette présence de la dimension poétique et de l’image que nous avons tenté de reconnaître dans la trame complexe de cette tragédie, croyant que toute sa puissance de susciter encore la réflexion – et la création – en provient.
À l’horizon des affrontements qui occupent l’action d’Antigone se tiennent Zeus, Hadès et Perséphone, et Déméter, mais aussi Apollon, Éros et Aphrodite, enfin Dionysos. Car ils sont autant que les hommes ceux qui ordonnent la Dikè, même si ces derniers peinent à en comprendre le sens profond, à voir ce qu’elle montre (selon son nom) comme l’équitable, le juste. Dans Antigone, quelque chose est vu, par le théâtre, sinon de la justice, du moins de cet horizon et de cette peine, le mythe ou segment de mythe qui lui sert d’argument faisant intervenir plus que d’autres l’imposture qui se produit dans la loi humaine, quand elle veut se confondre avec la loi des dieux, ou l’effacer. Seule Antigone d’abord sait cela. Mais le sachant elle s’avance au-delà de l’humain, et non tout à fait du côté des dieux, mais du côté d’une déréliction devant laquelle elle-même recule. Dans l’intervalle qui sépare le vouloir indéchiffrable des dieux, qui peut valoir aux yeux des hommes pour justice ou injustice, de cet abandon inhumain, prend source une parole spécifique. Et cette parole, sur le théâtre, appartient à la poésie. C’est donc au titre d’un ouvrage de poésie qu’il faut interroger cette tragédie, une poésie destinée au théâtre, dispositif rituel et architectural qui commande non seulement une relation particulière au public, mais aussi des aspects essentiels de l’écriture qui lui correspond.
Au théâtre appartiennent l’individuation matérielle des personnages, le mode d’élocution, l’intervention réglée de la musique, et une part visuelle comportant les gestes, les déplacements, et tout le dispositif scénique. L’individuation et la part visuelle – qui justifie la dénomination comme théatron (instrument de visibilité), du lieu où cette poésie est mise en acte –, se substituent au narrateur, qui est aussi le poète, présent de façon implicite ou explicite dans l’épopée. L’Odyssée, on le sait bien, met en scène au moins une fois la récitation épique, offrant une riche matière à réflexion quant à cette poésie où la représentation a lieu entièrement dans le vers. L’invention du théâtre (selon un mode mal connu mais qui s’éclaire de cette disparition du narrateur), transforme les représentations (les images) de sorte qu’elles coïncident directement avec l’être-là du spectateur en son temps et son lieu, dans une contiguïté matérielle et corporelle, même si un écart est maintenu.
Toute évocation, invocation, jugement, récit, sont alors produits par un personnage, sans que la relation du public au poème ne soit plus médiatisée par ce narrateur qui, dans l’épopée, donne des indications quant à leur valeur et leur sens. Le plaisir propre de l’épopée, pour complexe qu’il soit, est explicable. Héroïsme, beauté, exotisme, surprise, admiration, idéalisation, rêve, mystère, harmonie, font cortège aux émotions liées à la semblance des personnages, et avec la sûreté qu’apporte un enseignement. C’est ainsi qu’Homère est l’éducateur de la Grèce » L’aède est comme l’enchanteur qui éblouit les esprits de tableaux variés, mais préserve pour eux le bénéfice de savoir que ces images proviennent de lui, et que la distance qui les en sépare ne peut être franchie : ils n’appartiennent pas au même lieu. La tragédie, elle, ne livre pas si facilement l’explication du plaisir par lequel est assuré son succès. Plaisir, même ce mot est un présupposé, concernant la relation tissée au théâtre entre le spectateur-auditeur et le spectacle sonore qui s’offre à lui. N’est-ce pas la raison des théorisations nombreuses qu’on en a faites » Sans reprendre un débat si ancien et véritablement, de ce fait, pléthorique, on peut se demander quel est l’acte proprement poétique de la tragédie, et si malgré l’effacement du poète dans la représentation quelque chose de lui ne transparaît pas dans l’enchaînement des scènes et le traitement des personnages, réfléchissant comme poète à l’acte qu’il accomplit à travers eux, là même où il lui est interdit de prendre la parole.
Et d’abord, malgré la durable et forte impression que dans le conflit qui oppose Antigone et Créon, c’est à elle que va toute sa sympathie, il ne s’agit pas de prendre parti. Deux rigidités équivalentes opposent la loi écrite, la loi humaine, et la loi non écrite, la loi divine, que les hommes doivent suivre sans en connaître le dernier mot. Ainsi commande-t-elle qu’on ensevelisse les morts, qu’à tous soit dû le rite par lequel on entre dans le monde souterrain. La volonté inflexible des deux personnages manifesterait une même démesure – une même hubris, si l’on entend ce mot discuté2 Voir la mise au point de Jean-Marie Mathieu, « Hybris-Démesure » Philologie et Traduction », Kentron, Revue des mondes antiques et de psychologie historique, no 20, fascicule I-2, Caen, Presses universitaires de Caen, 2004, p. 15-46. Créon reprochant son hubris « masculine » à Antigone (stasimon 1), Antigone reprochant au Chœur de lui faire violence par moquerie (stasimon 4), confirment l’arrière-plan sexué de cette notion.
Mais nous savons qu’il n’en va pas ainsi, parce que ce schéma agonique, posé par l’Épisode II, sera modifié en profondeur par un passage capital de l’Épisode IV, où s’expliquant à nouveau sur son acte, Antigone n’invoque plus seulement les lois éternelles des dieux, mais le justifie par le caractère irremplaçable de Polynice. Elle précise qu’elle ne l’aurait accompli ni pour un mari ni pour un fils, pour lesquels elle aurait cédé devant la loi de Créon en les laissant privés de sépulture. Cette étrange restriction d’une loi qui, d’être divine, devrait plus encore que la loi humaine se montrer d’application universelle, oblige à reconsidérer le choix d’Antigone et la transgression qui le caractérise. Elle ne modifie pas l’intensité de l’opposition entre Antigone et Créon, mais elle en change profondément le sens.
S’il est naturel que deux excès s’opposent, on voit également que celui auquel cède Créon s’exaspère de la radicalité d’Antigone. On pourrait presque soutenir qu’elle est cause de son absolutisme, de sorte que c’est par elle qu’il s’engage sur le chemin du tragique le plus simple : aveuglé, comme le montrera le dialogue avec Tirésias, pris dans le piège qui se refermera sur lui au dénouement. Sophocle nous laisse en lire clairement la cause, une sacralisation névrotique de l’ordre, perçu selon les catégories conventionnelles d’une anthropologie patriarcale qui sous-tend l’autorité de la loi dans les relations du père au fils, de l’homme à la femme, de l’adulte à l’enfant, du prince au citoyen-sujet. Mais la motivation profonde d’Antigone peut paraître moins claire, et cela dès l’Épisode II et les stichomythies où se trouve sa proclamation la plus fameuse (v.523) : « Outoi sunéchthein, alla sumphilein éphun. Je ne suis pas née pour haïr, mais pour aimer.3 Nous suivons, dans cet article le texte établi par Alphonse Dain pour Sophocle, Tragédies, t. I, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guillaume Budé », 1955.
Dans l’absence de narrateur, chacun des locuteurs que nous nommons « personnage » devient le témoin de soi-même et de l’autre, et c’est ce qui apparaît exemplairement, dans ces échanges. Créon vient de dire (v. 522) « Outoi pou’ouchthros, oud’otan thanèi, philos, Jamais l’ennemi ne devient un ami, serait-il mort ». Il affirme ici le principe d’identité qui le régit : le bon est bon, le méchant est méchant, de même pour l’ami et l’ennemi, (ho échthros, ho philos), et la mort ne change rien à cela. Antigone s’est saisie à son tour de ces deux catégories, avec la même attaque grammaticale, mais a transformé les adjectifs en infinitifs, leur ajoutant le préfixe sun-, et les faisant dépendre d’un verbe, éphun, qui constitue un second ajout. La reprise ironique de la dichotomie introduit donc à la fois l’idée d’une communauté et d’une nature, c’est-à-dire d’une naissance. Créon reprendra d’ailleurs quelques vers plus loin, selon le même effet de miroir, le verbe ajouté par Antigone, quand il commente l’affrontement de celle-ci avec Ismène (v. 561-562) : « Tô paide phèmi tôde tèn men artiôs/anoun péphanthai, tèn d’aph hou ta prôt’ éphu, J’affirme que ces deux filles sont folles,/l’une à l’instant même, l’autre depuis toujours et de naissance. »
Ainsi, lorsqu’Antigone oppose à Créon son choix d’aimer et non de haïr, elle le rapporte déjà à ceux auxquels elle est liée nativement, à sa phulè. Dès avant ces vers, elle se réfère à celle-ci, non seulement comme lignage, mais aussi en tant qu’il est marqué par une malédiction : en réponse polémique au homaimos (« de même sang »), par lequel Créon qualifie Etéocle (v. 512), elle précise en effet : « Homaimos ék mias té kai tautou patros, De même sang, oui, d’une seule mère et d’un même père. », où la précision semble bien rappeler le court-circuit incestueux entre Œdipe et Jocaste4 Voir Nicole Loraux, « La main d’Antigone », postface à Sophocle, Antigone, Paris, Les Belles Lettres, collection « Classiques en Poche », 1997, p. 117. Une tradition philologique relève ici l’influence supposée d’un passage d’Hérodote, Histoires, III, 119, racontant une pensée similaire dans un épisode de l’histoire de Darius. Mais on ne sait quel texte, de Sophocle ou d’Hérodote, est antérieur à l’autre. Voir les pages de Raphaël Dreyfus en introduction à Antigone, dans Tragiques Grecs, Eschyle, Sophocle, trad. Jean Grosjean, introduction et notes par Raphaël Dreyfus, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967. Atè. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. Lacan donne de ce mot une interprétation passionnante, qui fait le fil acéré de sa conception d’Antigone, à partir des deux passages (613-14/622-25) du deuxième stasimon, où il apparaît.
Lorsque dans l’Épisode I le Coryphée demande au gardien s’il ne croit pas que les dieux puissent être pour quelque chose dans l’événement extraordinaire qu’il rapporte (le corps recouvert d’une mince couche de poussière, ensevelissement symbolique, et sur elle la trace de quelques libations précaires), Créon s’emporte en des propos qui montrent qu’il identifie le pouvoir des dieux et le sien propre, et explique le fait par des motivations basses, purement humaines, cupidité, corruption, sédition : le pouvoir est toujours jalousé, l’argent corrompt l’État, l’impiété règne. Le Zeus auquel lui-même rend un culte est le dieu de la souveraineté, garant des serments et du respect des lois, non celui qui les a édictées, ou plutôt – pour reprendre les mots d’Antigone – « les a fait apparaître à l’horizon des hommes » (v. 452). Le gardien, dans un registre ouvertement frondeur, presque comique, avertit Créon, bien en vain, de sa bêtise. C’est alors que le Chœur, resté seul, chante le premier stasimon, lequel est donc entièrement motivé par les propos de Créon, tout en anticipant ceux d’Antigone quand elle reparaîtra prisonnière. Dès l’abord, il faut souligner l’ambivalence de l’adjectif qui ouvre ce célèbre « éloge de l’homme » : deinos, c’est-à-dire admirable, étonnant, mais aussi redoutable, terrible. Elle commande les deux moments du tableau que dresse le Chœur. Le premier, sur un ton qui rappelle la poésie d’Hésiode, développe l’idée d’une maîtrise de l’homme sur les puissances qui le dépassent, seraient-elles, comme la Terre, de nature divine, maîtrise exercée à travers les facultés qui lui sont propres. L’homme calcule, use de la parole, emploie des machines, sa pensée est rapide comme le vent, son énergie le pousse à construire des villes régies par des lois, et toutes ces qualités, il les a cultivées de lui-même, il ne les doit à personne. Il est donc pantoporos, capable de franchir toutes les difficultés de sa condition. Sa seule limite, qui le laisse dans l’aporie (aporos), c’est la mort, désignée non par le mot thanatos, mais par le nom du dieu, frère de Zeus, qui en a fait son règne, Hadès. Et à partir de de cette limite est posée la question du bien et du mal, celle qui sera reprise dans la polémique entre Antigone et Créon. La loi est en elle-même le principe constructeur de la cité, mais ce fait ne dit rien du bien et du mal, de l’abject et de l’honorable, qui restent sous la dépendance d’une conscience de la mort inéluctable. La loi humaine peut être en elle-même bonne ou mauvaise. Elle tombe sous le coup d’une autre loi, ordonnée par la condition mortelle, qui la juge. Ainsi Dikè ne se montre pour l’homme qu’à l’horizon où est manifestée la frontière qui sépare les trois mondes, le monde des hommes, le monde des morts et le monde des dieux. C’est pourquoi la fin de l’éloge de l’homme, avertissement à Créon tout autant qu’à l’auteur supposé de la transgression (ou de la révolte séditieuse) qui vient d’avoir lieu, énonce que celui qui saura reconnaître à la fois les lois de son territoire et la justice des dieux sera au plus haut de la cité (hupsipolis), mais privé de cité (apolis) celui qui ne sait pas reconnaître le « beau » (to kalon). Or le « beau » n’est-il pas de tenir compte de la Dikè qui se montre à l’horizon des dieux » ?
C’est elle précisément qu’invoquera Antigone pour s’opposer aux décrets, issus de la tyrannie arbitraire de Créon, en disant qu’elle ne redoute rien plus que de devoir rendre des comptes chez les dieux (« én théoisi tèn dikèn dôsein » v. 459-60). Et c’est pour la respecter qu’elle se range du côté de la mort, revendiquant comme sagesse ce qui aux yeux de Créon est folie. Un peu plus tard, elle dira, en une parole parmi les plus pathétiques de la tragédie, au moment où elle est confrontée à Ismène : « Toi tu as choisi de vivre, moi de mourir », puis : « Courage, toi tu vis. Moi mon âme/depuis longtemps est morte, et je dois servir les morts » (v. 555, puis 559-560). Ainsi unifiera-t-elle les deux volets de sa foi, dans la recherche d’une cohérence qui pourrait sembler mise à mal par les deux épisodes parallèles où elle se justifie : le choix d’être fidèle au malheur singulier de sa phylè, et celui d’une vision plus vaste de la justice que simplement le respect de la loi prescrite, ou proclamée, par le pouvoir politique.
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Ce double choix pourrait déterminer suffisamment le caractère d’Antigone, et l’expliquerait mieux qu’une obstination vertueuse, ayant sa part d’aveuglement. Mais est-ce bien à la mise en acte d’une telle cohérence, assumée en ses conséquences tragiques, que nous assistons dans la seconde partie de la pièce » Pendant tout un moment, au contraire, nous allons la voir se modifier, et sa détermination disparaître jusqu’à une véritable contradiction entre ce qu’elle devient et ce qu’elle était. Mais doit-on encore parler d’Antigone » N’est-il pas temps de la considérer aussi comme l’image qu’elle est, apparaissant dans le dispositif visuel du théâtre » Il faut mettre ici à distance l’inclination qui nous porte à traiter le sujet tragique comme un sujet psychologique. Certes, elle va subir dans l’Épisode IV les affects qui correspondent à une situation verrouillée par une mort parmi les plus cruelles. Mais les interpréter au plan d’une psychologie de la personne serait rapporter à la même psychologie le choix initial et cette rigueur même qui ne craint pas la solitude et pour qui la mort n’est pas une menace. Non seulement la contradiction serait sans remède, mais le débat ouvert sur la conception de la justice tomberait lui-même sous le coup d’un pur affrontement de « caractères ». C’est d’ailleurs l’interprétation de Créon, qui voyait dans le plaidoyer d’Antigone une argumentation spécieuse contre son pouvoir, en plus d’une provocation sans autre cause que sa folie native. Peu à peu s’introduit une dimension qui ne peut nous laisser dans la seule illusion d’avoir devant nous des personnes réelles.
Créon lui-même, dans l’Épisode III, s’est montré bien engagé sur la voie mauvaise, en maltraitant son fils et en ne voulant rien savoir de sa désapprobation, ni de son amour pour Antigone. Ainsi le troisième stasimon du Chœur peut paraître un développement du second, qui était consacré au malheur des Labdacides. Or il est surtout un hymne joyeux à la gloire d’Éros, bien qu’il insiste aussi sur la noirceur des effets qu’en l’occurrence il produit. Éros, parèdre des plus grands dieux, au sommet de l’ordre du monde, lui par qui « invincible, se joue de tous,/la divine Aphrodite » (v. 799-800), est de ces puissances qui se tiennent à l’horizon de l’homme et lui fixent sa limite. C’est dans la résonance de cet hymne que paraît Antigone, sortant du palais pour rejoindre le lieu de son supplice, et qu’elle va traverser l’espace scénique, sous les yeux du Chœur. L’émotion est à son comble, et la jeune fille s’arrête pour un moment de lamentations et de plaintes qui semble provoqué par les larmes mêmes qu’avoue ne pouvoir maintenant retenir le Coryphée, elle-même s’exprimant sur un mode lyrique qui est celui que le Chœur emprunte le plus volontiers. Nous sommes à l’évidence dans le moment où s’applique le mieux le principe énoncé par Aristote des deux pathèmata7 « […] mimésis […] drôntôn kai ou di’apangélias, di’ éléou kai phobou perainousa tèn tôn toioutôn pathèmatôn katharsin. » (« C’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte accomplit la purgation des émotions de ce genre ») dans Aristote, Poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Livre de poche classique, 1990, p. 93 [VI, 1449 b]. Lacan traduit « toioutôn » par « de cet ordre », et entend par ordre « la série imaginaire ». C’est d’être une image apparaissant avec la beauté qui lui vient de prendre place dans l’intervalle de deux champs symboliques, qu’Antigone occupe dans la pièce une place centrale, et fascine (Lacan, Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 290).
Antigone semble bien appeler à son tour la pitié exprimée d’abord par le Chœur, et ses lamentations ne portent plus trace de sa détermination ni de son choix, comme si oublieuse de la singularité de son lignage, elle portait à nouveau considération, au moment de la quitter, à la communauté des humains, souffrant de n’avoir pas connu les épousailles de la vie, et mourant vivante de n’épouser que la mort, au point que c’est le Chœur qui lui rappelle, pour l’encourager et la consoler, qu’elle obéit à sa propre loi, qu’elle est autonomos. Se souvenant de Niobé comme elle ensevelie sous la pierre, elle introduit alors la première d’une série de références mythiques8 C’est à ce moment que Hölderlin, dans les Remarques sur Antigone, place la « suspension antirythmique » propre à cette tragédie où « l’équilibre incline du début vers la fin ». De ce texte difficile, et parfois confus, un passage admirable reflète peut-être l’oscillation de l’image d’Antigone : « C’est une grande ressource de l’âme, dans son travail secret, qu’au moment de la plus haute conscience, elle s’esquive de la conscience, et qu’avant que le Dieu présent ne s’en empare, elle l’affronte d’une parole hardie et souvent même blasphématoire, gardant ainsi vivante la sainte possibilité de l’esprit ». Hölderlin, Remarques sur Œdipe, Remarques sur Antigone, op. cit., p. 73.
Le Chœur, en son souci thérapeutique, tente à nouveau de la rappeler à elle-même, en lui expliquant ce qui lui est arrivé : « probasa ép’éschaton thrasous, ayant osé aller jusqu’au bout » (v. 853), elle s’est heurtée au trône de Dikè. Aussitôt revient la question qu’Antigone a posée au commencement : quelle Dikè » Celle, répond le Chœur, qui pèse sur elle du fait des fautes de son père. Cette remarque, qui devrait pourtant remettre Antigone dans le fil de l’attachement à son lignage, suscite une plainte plus vive encore. Remontant le cours de l’atè familiale, et accusant même le frère qu’elle a voulu ensevelir, elle aboutit au constat d’une impasse, mal sans remède, perte absolue des possibles, qui la laisse dans la privation de tout : agamos, aklautos, aphilos, anumenaios, adakrutos, sans mari, sans célébration, sans amis, sans hymen, sans pleurs9 Cette suite donne à Lacan l’occasion de construire sa propre cohérence de l’image d’Antigone. L’Atè relève du champ de l’Autre. S’il est de l’ordre de la loi, il « n’est développé par aucune chaîne signifiante, dans rien ». Butée du désir, il donne sa valeur de langage à l’être de celui qui a vécu. L’ex nihilo de cet être de langage fait la frontière où Antigone se tient. Lacan déplace sur ce moment les mots de l’Hymne à Éros évoquant l’énargès himéros, « le Désir brillant » dans les yeux de la vierge, avant de conclure : « Pour Antigone la vie n’est abordable, ne peut être vécue et réfléchie, que de cette limite où elle a perdu la vie, où déjà elle est au-delà — mais de là elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu » (Lacan, Le Séminaire VII, op. cit., p. 326).
Il suffira, il est vrai, que Créon reparaisse, et avec une cruauté qui prépare son châtiment, mette fin au kommos en prétendant que la plainte n’a d’autre but que de retarder l’exécution, pour qu’Antigone reprenne sa figure première, redevienne l’accusatrice inflexible, retrouve les thèmes et arguments de la première confrontation, et leur apporte le correctif qui nous a détourné d’interpréter son choix comme la défense d’un principe universel. Plus encore : reprenant sur un mode argumentatif les thèmes introduits par le kommos, elle prépare sa sortie de scène en questionnant aussi la Dikè des dieux, que lui a rappelée le Chœur. La passion qu’elle subit servira d’épreuve, elle saura si elle a enfreint la dikè daimonôn (v. 921), si son eusébeia lui sera comptée comme une dussébéia. Y a-t-il un doute possible » Et ses dernières paroles précisément seront pour affirmer sa foi en la seule réponse : « Ouvrez les yeux, princes de Thèbes, sur la seule survivante des enfants de vos rois, et sur ce que je souffre, et venant de quels hommes, pour avoir pieusement exercé la piété ».
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Antigone disparue, le dernier épisode se déroule comme s’il devait fournir à l’avance une illustration de la doctrine classique de la tragédie. Tirésias expose en vain les préceptes de la prudence clairvoyante à Créon qui exprime devant lui sa violence et son aveuglement, avant de se rendre, mais trop tard, aux raisons du Chœur, et de subir la terrible peine qui s’attache à lui pour avoir méconnu que la fatalité d’Antigone pouvait l’atteindre dans son cercle le plus proche. Épouvantablement puni, il offre matière au second affect tragique, la peur, ou l’horreur, sa bêtise coupable modérant une pitié qui ne peut aller d’abord qu’à Hémon ou Eurydice. Mais on remarquera aussi que ce dénouement fait une large place à la narration, qu’il est moins en acte qu’en récit (celui du messager ou du serviteur exposant la mort l’un de Hémon et l’autre d’Eurydice) comme on pourrait en trouver dans la poésie épique, tandis que l’éxodos du Chœur est réduit à quelques mots d’une morale assez plate, qui de toute évidence ne peut contenir la leçon d’Antigone. Il faut donc revenir au personnage éponyme, maintenant, mais du point de vue cette fois de la poésie tragique, telle qu’elle se joue dans la représentation, c’est-à-dire dans la présence spectrale et immédiate du personnage au sein du dispositif visuel qui privilégie la parole directe. L’oscillation d’Antigone, qui donne son rythme propre à la succession des quatre premiers épisodes comme des premières interventions du Chœur, cette sorte de tremblement de l’image, ne traduit-elle pas la présence du poète tragique, en tant qu’il porte en lui un souci spécifique lié au théâtre » Souci qu’on résumera aisément en disant que l’affect tragique doit être aussi bien, et identiquement, celui des spectateurs et celui des personnages, le lien entre eux étant le fait même de la représentation.
On a pu contester la pertinence de la traduction du mot grec mimèsis, tel que l’utilise Aristote, par le mot français de « représentation ». Le même mot étant employé en grec pour la poésie épique, la tragédie serait un genre particulier à l’intérieur d’une espèce plus générale, pour laquelle le mot français ne convient pas parce qu’il s’est spécialisé pour le théâtre. Mais il a le mérite précisément de sa polyvalence, qui veut aussi qu’une représentation soit la substitution à un être réel d’une image qui le représente. Le mode théâtral de la représentation se caractérise poétiquement par la disparition du narrateur remplacé par la présence des divers énonciateurs du poème dramatique, devenus comme des images vivantes. C’est une telle présence qui commande la construction de ce qu’on peut appeler une « scène », lieu et action, condition essentielle à la production des affects tragiques qui demandent qu’« acteurs » et spectateurs soient dans un même lieu, bien que séparés par la barre de l’image (c’est elle qui permet que le spectateur se retrouve dans ce qu’il voit et entend). Mais elle implique que ces images vivantes soient perceptibles comme telles, et leur nature d’image pleinement assumée à l’intérieur même de l’écriture.
Antigone est ainsi l’image vivante, l’image en acte, qui réunit les positions possibles devant la loi en posant l’essentielle distinction toujours à faire entre la loi établie et la justice. Et elle ne le fait, dans les divers moments de l’action, qu’à partir du moment où elle est vue, dans son acte, comme une image, ou encore une « figure », dont la construction même appartient au poème. C’est comme telle qu’elle se réfléchit dans le spectateur, à la faveur de l’espace de visibilité du théâtre, sans autre médiation qu’un corps et une voix homothétiques du corps et de la voix de celui-ci, que littéralement elle occupe. La mimèsis doit être étendue à l’identification par laquelle le spectateur va voir paraître en lui ce qui sans elle serait demeuré invisible. Il ne s’agit pas seulement de donner lieu, pour enseigner et divertir, à l’utopie d’un passé révolu ou d’un mythe. Il s’agit de faire vaciller, par cette identification à une image visible, et visiblement image, les croyances identitaires et les hiérarchies implicites ou explicites qui les accompagnent. À quoi le personnage d’Antigone, comme personnage de théâtre, parvient à merveille, aidé par le Chœur. On peut apercevoir, quand s’effondre devant l’épreuve sa certitude d’être totalement justifiée, et que se révèle l’abîme d’une douleur simplement humaine, la main même de Sophocle, en tant qu’auteur du poème tragique. On voit la main du marionnettiste, on voit le caractère de représentation de ce qui est vu, et par là le vrai sens de l’identification tragique : échapper aux identités qui laissent aveugle devant un réel qui contient de l’autre. Chacun connaît l’obscurité de la catharsis aristotélicienne, dont on ne peut absolument décider si elle porte sur les pathèmata du spectateur ou ceux des personnages. Cette incertitude ne vient-elle pas de ce que l’effet tragique, proprement théâtral, porte précisément sur l’entre-deux qui les unit, sur le vacillement ou tremblement qui, à la faveur de l’image – de la mimèsis –, fait surgir cet autre, autre que l’homme ou autre de l’homme, c’est-à-dire, si l’on s’en tient à Antigone, la mort et les dieux » ?
Quand les deux personnages principaux ont quitté la scène pour que s’accomplissent leurs destins et avant le récit qui en sera fait, – Antigone ensevelie vivante, puis son suicide, suivi de celui d’Hémon, qui scelle le malheur de Créon –, le Chœur occupe l’espace de temps nécessaire par convention à cet accomplissement, détournant le spectateur de ce qu’il sait se réaliser, mais qui lui demeure invisible, pour le tourner vers d’autres réalités, non sans rapport avec l’événement. Il rappelle à cet effet trois mythes concernant des personnages dont l’histoire a un point commun avec tel ou tel aspect de l’histoire d’Antigone, à commencer par ce qu’elle subit : Danaé, Lycurgue, fils de Dryas, et les fils de Phinée. Or ces trois mythes sont bien du type de ceux qui ont fourni la matière même des œuvres de la poésie tragique. L’allusion peut sembler d’autant plus directe qu’on trouve en effet, dans le catalogue des œuvres perdues d’Eschyle, un Phinée, un Lycurgue (ainsi qu’une Niobé), de Sophocle lui-même un Phinée, et une Danaé, d’Euripide une Danaé (ainsi qu’une Antigone). Évoquant ces mythes, le Chœur parle bien d’Antigone, mais pour la replacer dans la perspective du théâtre autant que pour la comparer à d’autres destins. Au moins l’un de ces mythes, celui de Lycurgue, implique Dionysos, auquel toute représentation est consacrée, et il rappelle d’assez près celui de Penthée, ancêtre de Créon, dont Euripide fera le sujet des Bacchantes, tragédie consciemment reliée à une réflexion sur le théâtre. Qu’une telle réflexion soit sous-jacente à l’Antigone de Sophocle, on peut le croire en constatant que le dernier stasimon du Chœur, après que Créon a quitté la scène à son tour, non sans avoir prononcé les mots mêmes qui résument sa soumission (« anankèi d’ouchi dusmachètéon, il ne faut pas combattre en vain la destinée », v.1106), est un hymne à Dionysos, comportant, comme l’hymne à Éros une allégresse qui ne semble pas de mise. Est-ce pure convention en quelque sorte rituelle, pour une célébration devant son prêtre d’un dieu dont le culte est l’origine du théâtre » Ce serait déjà en soi un acte de poésie, intégrant à la scène celle bien antérieure des Hymnes.
Mais c’est plus encore sans doute. Ce dieu multiple par ses noms, ses formes et ses lieux – Thébain par Sémélè, il partage avec Apollon Delphes et le Parnasse (dans le précédent stasimon les Bacchantes sont appelées Mousas), cultive l’Italie et gouverne le pays d’Eleusis, dit le Chœur, en même temps qu’il peut surgir d’Orient ou d’Occident –, le voici supplié de conduire jusqu’au lieu même où se tient le Chœur son cortège de Bacchantes en leur danse nocturne, katharsiôi podi, « avec un pied purificateur » (v. 1144), pour apporter la guérison au mal qui dévore la ville. L’expression même utilise un adjectif où se retrouve le mot de katharsis, dont la théorie a fait un élément essentiel du théâtre, et qui, on le voit ici ne peut pas être relié seulement au vocabulaire de la médecine. Et par l’autre mot, podi, pied, qui désigne la marche dansante de Dionysos, elle peut aussi désigner (on le voit dans Les Grenouilles d’Aristophane) l’unité de mesure, et donc le rythme d’un vers, associé à la danse. Le Chœur ici donne une clé de la « représentation ». Elle sera thérapeutique et cathartique pour autant que se joue pour qui la regarde, à travers une parole assumée par des images vivantes, l’interrogation de son identité, entre les deux limites de l’affirmation absolue de soi et la soumission absolue aux puissances supérieures, qui pourtant savent mêler, comme Dionysos, aveuglement et clairvoyance. Le débat entre la loi divine et la loi humaine ne prend son sens que de cette interrogation, qui laisse toute la place à une parole neuve : ni épos, ni muthos, ni même logos rhétorique ou philosophique, mais celle que nous appelons aujourd’hui encore poésie.
Pour citer cette page
François Lallier, « Antigone et la poésie », MuseMedusa, no 4, 2016 <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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