La conférence de Polynice. Une enquête d’outre-tombe

Caroline Lamarche

Licenciée en Philologie romane de l’université de Liège, Caroline Lamarche a publié plusieurs romans, nouvelles, poèmes et travaille également pour la radio et la scène. Une première version de « La conférence de Polynice » a été lue dans le cadre de Penser le futur, Maison Folie, Mons, 2012. Dernier livre paru : La mémoire de l’air, Gallimard 2014. À paraître en 2017 chez Gallimard : Dans la maison un grand cerf.


Les combats d’hier sont finis ; il faut les oublier.
(Sophocle, Antigone, Folio Gallimard).

Mesdames, Messieurs, chers vivants.

Je vous l’accorde : je suis mort par ma faute.
Mauvaise tête, mauvaises alliances, mauvais choix de me dresser contre ma propre ville, ma propre famille, mon propre frère Etéocle.
Et tragédie, par contre, parfaitement réussie.

L’histoire est très simple, vue d’ici, où je me tiens.
Vue du ravin, des serres du vautour, de la gueule du renard.
Vue du reste de mes restes impitoyablement déchirés par les chiens,
Vue du corps de Polynice.
Mon corps !
Qu’ils lavèrent, finalement, après leurs hésitations fatales, « dans l’eau qui purifie »
avant d’en « brûler les restes avec des rameaux coupés »,
avant encore de me dresser « un haut tombeau en répandant sur lui »
– moi ! –
« la terre maternelle, »
celle qu’Antigone, dans son « amour de la loi divine » disait-elle, voulait sur moi répandre.

Ce pour quoi elle fut enfermée dans une caverne et,
à l’instant même où l’on s’occupait enfin de mes restes,
à l’instant même où Créon, son ennemi juré, le représentant de la loi, m’ensevelissait, assisté du Messager,
à l’instant même où l’on rendait enfin hommage au mort écartelé, dévoré, émietté que j’étais devenu,
elle se pendit.
Et sur son corps se tua son fiancé Hémon.

Je ris.
Je ris car je suis mort et bien mort et pourtant d’où je suis,
de ce royaume de la mort où mes restes, éparpillés, parlent par ma bouche,
je continue à agir sur les vivants, la preuve :
ils sont tous morts et vous, vous m’écoutez.

Antigone, Hémon, morts sur le corps l’un de l’autre.
Eurydice, femme de Créon, morte de chagrin.
Créon mort-vivant, si l’on peut qualifier de vivant celui qui vivra désormais dans l’épouvante et la honte.
Tous morts, ou ridicules :
Tirésias, le sage qui vint trop tard avec ses prédictions d’entrailles,
et le Messager qui, au lieu de courir vers la grotte où Antigone vivait encore, entraina Créon à m’enterrer honorablement !
Cet enterrement in extremis honorable prit une bonne heure ou davantage, « alors seulement » — dit le Messager — « nous allons à la grotte où la vierge a trouvé sa chambre nuptiale ».
« Alors seulement ! »
Le temps pour Antigone de se pendre,
le temps pour Hémon de la voir pendue et de commettre sur lui-même, glaive à la main, l’irréparable.

Tous perdants, dans le sillage du perdant que je fus, ils vécurent cette tragédie par moi, le mort. Mort, éparpillé dans la gueule des chiens et les serres de l’aigle, je fus le seul à les mettre en branle, Antigone la première.

Antigone qui trompa tout son monde en déguisant sous l’apparence du sublime ce qui n’était que désir de mort.
De sa propre mort, après ma disparition.

Car elle m’a aimée, depuis notre enfance où mon frère Etéocle et moi jouions à la guerre tandis qu’elle nous regardait avec envie et ce désir trouble des petites filles pour les jeux de garçons. Comme elles aiment, ces petites, que leur propre violence trouve à s’épuiser dans le corps à corps avec un garçon plus fort qu’elle, d’une force qui puisse, cette violence, la contenir par le jeu.

Nous jouions donc, mon frère et moi, à la guerre, et Antigone fut de nombreuses fois notre prisonnière rebelle, obligée pour survivre de se jeter sur ses gardiens, de rouler avec eux dans l’herbe, de sentir nos genoux entre ses jambes, nos mains immobilisant ses bras.

Heureuse la force dont une force plus grande est la maison !
Heureuse la vie dont la mort est la maison !

Mais revenons au sacrifice d’Antigone.
Antigone, sachez-le, ne se sacrifia pas par amour de la loi divine mais par amour pour Polynice, moi, son frère voyou, livré comme il le méritait aux vautours et aux chiens.
De ce perdant abject elle voulut faire un perdant magnifique.
Les dieux, disait-elle, exigent l’ensevelissement du mort, de tous les morts, même de ceux que l’on classe dans la catégorie des méchants et des traîtres.
Elle mit de belles paroles, des paroles de devoir et de piété, sur ce qui, de tout temps, nous a rapprochés et unis : sa violence dans ma violence, et sa vie dans ma mort.

Et cette fusion que j’avais fomentée dans notre enfance, moi son frère préféré, avec la complicité de ce benêt d’Etéocle, cet amour interdit, celui d’une sœur et d’un frère, ce désir, enfin, pour le mort que je suis devenu, elle a préféré le déguiser sous le nom d’amour de la loi divine contre la loi des hommes.

On connaît la faiblesse de Créon, sa rigidité imbécile, sa terreur de voir une femme prendre la place de l’homme, il le dit et, ce faisant, tombe dans le piège qui guette, depuis des millénaires, hommes et femmes, femmes et hommes — relisez donc Sophocle.
Créon : « Désormais ce n’est plus moi mais c’est elle qui est l’homme »

Voilà bien l’erreur de ma sœur Antigone : se hisser, par une rigidité en miroir, à la place de l’homme, du chef, du garant du bon droit. Antigone face à Créon, la rebelle face à la norme, la femme en guerre avec l’ordre patriarcal, la championne des dieux contre le champion de la démocratie thébaine, lui soi-disant solidaire de son peuple, elle solidaire de Polynice et de ses restes, les miens, éparpillés par les vautours et les chiens.

Voilà l’erreur que tout le monde commet : réduire l’histoire à celle d’un homme et d’une femme, de la loi et de celle qui lui résiste, bref de deux adversaires, deux pôles, deux seulement, deux comme Etéocle et moi fûmes deux jusqu’à nous entretuer.

Deux : chiffre terroriste.
1. D’un côté Créon terrifié à l’idée qu’une femme, Antigone, puisse prendre sa place d’homme.
2. De l’autre Antigone qui subit jusqu’à la mort la tyrannie patriarcale.
Et voilà. Simple, clair et satisfaisant. Débouchant sur le tout ou rien qui toujours vous fascine.

Sophocle est un fin renard, Sophocle est vautour et renard lui qui, des bribes d’un drame odieux, du désordre qui rend fou, des cadavres et des lamentations, a fabriqué cette mécanique bien huilée, ce dispositif à deux pôles, ce piège à deux mâchoires dans lequel des générations de spectateurs et de lecteurs se laissent prendre.

Assez d’Antigone. On voit ce que recouvre le sublime. Un esprit de sérieux accablant, une radicalité pompeuse, un orgueil abyssal, une exaltation terroriste, un mépris du monde entier, un masochisme suranné, un amour de la mort…et la liste n’est pas close. Défaites le puzzle pièce par pièce, recomposez-le, voyez si derrière cette histoire édifiante ne se cache pas un aveuglement millénaire.

Maintenant considérez avec moi les pièces oubliées du puzzle.
Cet Hémon,
cette Ismène,
dont les successeurs de Sophocle ont fait de pâles figures,
de gris comparses, vite oubliés.
Considérez, face à la flamboyante Antigone, ce que Sophocle leur a laissé :
– un sens fulgurant de la répartie,
– une compassion qui n’exclut personne,
– une intelligence qui ne laisse rien au hasard
– un talent de négociateur hors pair
– une solidarité qui ne recule ni devant l’humiliation ni devant la mort,
– et cette manière de laisser toujours la porte ouverte à la rebelle :
« À ton gré, pars », dit Ismène en réponse à la haine d’Antigone, « mais sache, en partant, que tu restes, en dépit de ta folie, justement chère à ceux qui te sont chers ».
Hémon a de belles phrases aussi, quand il parle à son père, qu’il lutte avec Créon, respectueusement, pacifiquement, ingénieusement.
Pauvre Hémon. Mort quand même, pris au piège d’Antigone.
Dommage pour lui, dommage pour nous.
Hémon est sans avenir pour notre propos.
Voilà pour son éloge funèbre.

Quel est donc, dans la tragédie nommée « Antigone », dans ce jeu diabolique qui met tout le monde en échec, et vous aussi, chers vivants, horrifiés et satisfaits, satisfaits parce qu’horrifiés, livrés comme les héros tragiques à la mécanique impitoyable du tout ou rien, quel est donc le joker caché qui pourrait faire gagner et le fort et le faible, et l’homme et la femme, et la vie et la mort, et fomenter une fin heureuse ?

Cherchons. Cherchons qui, dans cette masse de morts, discrètement survit.

Ismène.

Ismène abandonnée par Sophocle bien avant le dénouement. Ismène dont plus personne ne parle, mais dont la force, pour qui sait écouter, lire et penser en s’extrayant du sang et du vacarme, s’exprime dès ses premiers mots.
Ismène l’ingénieuse, la diplomate, la dépourvue d’arrogance, celle qui délimite immédiatement son terrain :
« La nature ne m’a pas faite pour lutter contre des hommes »
et ne s’attire, ce faisant, que les sarcasmes d’Antigone.

Ismène têtue pourtant, solidaire jusqu’au bout qui se voit retirée jusqu’à sa solidarité non, je ne veux pas que tu meures avec moi !lui signifie Antigone), Ismène réduite par sa sœur à l’impuissance et à un rôle conventionnel, larmoyant, voire frivole.

Ismène championne d’un compromis vital que tout le monde refuse, de cet effort intelligent, endurant, sobre, nommé désir de comprendre, quête de paix, recherche patiente de solutions, tout ce que vous, chers vivants, avouez-le, haïssez.

Ismène médiatrice torturée, Ismène qui bouge, se trouble, recule, avance, parcourt le chemin de la soumission à la solidarité, de la prudence à l’audace, avant de disparaître quand plus personne n’a besoin d’elle, quand plus personne, dans cette tragédie au dénouement furieusement inutile, n’a l’intelligence et la modestie de la considérer elle, Ismène, comme utile

Ismène la seule qui ait compris, sans les leçons de personne, que c’est « Dès le principe qu’il faudrait renoncer à chercher l’impossible ».

Et voilà, dès la première apparition d’Ismène, deux révélations inouïes, dans le sens de jamais entendues ou plutôt jamais écoutées, jamais prises en considération à leur juste valeur :

« La nature ne m’a pas faite pour lutter contre les hommes »
et
« Dès le principe il faudrait renoncer à chercher l’impossible ».

Ces petites phrases qui font que l’on méprise Ismène, qu’hommes et femmes, à commencer par Antigone, l’écartent comme faible, soumise, inintéressante, ces petites phrases pourraient être retournées à l’avantage de tous.

Ismène, chère Ismène. Si nous t’avions écoutée…

Ismène qu’enfant nous délaissions au profit d’Antigone. Ismène qui jouait dans son coin, grimpait aux arbres, construisait des cabanes, nourrissait les oiseaux, les petits des renards. Non avec les restes meurtris d’un massacre, mais avec les déchets qu’elle grappillait en cuisine ou les produits de son jardin à l’ombre du palais, ce minuscule espace qu’elle occupait sans empiéter sur le territoire de quiconque. Ismène à la parole rare et juste, au feu couvant sous la neige. Ismène qui ne se battait pas avec nous, indifférente à la sauvagerie de sa sœur, à notre goût pour la castagne. Ismène aux plaisirs simples et cosmiques, regarder les étoiles, écouter les grenouilles, construire des cabanes toujours plus fantastiques. Ismène, dessinant des plans, élaguant et hissant, testant sa résistance et celle des matériaux, Ismène reprenant toujours plus haut son labeur ruiné par l’orage. Ismène sans éclat, Ismène sans vertige. Ismène stratégiquement terne pour poursuivre sans prédateurs sa quête des branches, des nids, du ciel. Ismène silencieuse, Ismène aux réparties fulgurantes lorsqu’elle ouvrait la bouche, Ismène qui, sans le sens de l’honneur imbécile si répandu dans nos familles, eût été, ouvertement, celle qu’elle était : pleine d’humour, d’amour et d’idées audacieuses et étranges. Ismène aux plaisirs solitaires, à la docilité feinte, Ismène invisible mais libre, et néanmoins solidaire, Ismène, et elle seule, aurait pu, pourrait

Ismène, ma sœur, viens.
Ou plutôt, ne viens pas.
Ne te penche plus sur les restes de ton frère Polynice, sur la tombe de ta sœur Antigone, oublie le destin de ta famille et la malédiction des dieux, va ton chemin parmi les bêtes et les arbres,
laisse les morts enterrer leurs morts.
Le monde est plein de morts vivants, avec leur manière de se payer de mots, de se dresser orgueilleusement, de répudier la main tendue, la main d’Ismène.

Ismène, notre sœur. Tout ce chemin pour devenir ce que tu es : absente du dénouement tragique, incapable de te suicider théâtralement à la suite des autres, retournant, à l’insu de tous, à ta vie secrète et à l’élaboration passionnée de ton futur tombeau : cette cabane d’air et de branches posée en équilibre au plus haut d’un grand arbre.

Quelle histoire se nommera « Ismène » ?

Aucune.

Car vous préférez sang sur sang, cadavre sur cadavre et dépouilles laissées aux chiens.


Pour citer cette page

Caroline Lamarche, « La conférence de Polynice. Une enquête d’outre-tombe », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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