Obéissances

Suzanne Jacob
Écrivaine

Suzanne Jacob est romancière, poète, chroniqueure et essayiste. Prix Paris-Québec, prix du Gouverneur général pour le roman Laura Laur, prix de la revue Études Françaises pour La Bulle d’encre, prix du Gouverneur général pour La part de feu. Elle a reçu en 2008 le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.


(Pour ceux ou celles qui n’auraient pas lu le roman L’Obéissance, je dois commencer par rappeler que l’enfant de sept ans qui a obéi à sa mère jusqu’à se noyer sans protester dans la rivière, dans ce roman, s’appelait Alice Chaillé. Et si Alice Chaillé n’était pas morte… ?).

Le 13 février 2015, i.e. le 13 février dernier, au 111 rue Léo-Gravelle à Vaudreuil-Dorion, une fillette de 7 ans a été poignardée à mort par sa mère. La rue Léo-Gravelle forme un croissant au sein d’un vaste développement domiciliaire enserré entre trois autoroutes, la 20, la 40, la 340. Le nom des rues de cette enclave honore la mémoire de joueurs de hockey du Canadien de Montréal, tels ceux d’Elmer Lach, de Jacques Plante, de Maurice Richard. Les habitations, soit des maisons semi-détachées, soit des immeubles de quatre étages divisés en huit appartements, sont cordées les unes à la suite des autres sur des étendues de pelouse sans arbre, sauf un maigre érable ou des embryons de thuyas. Le parc Aurèle-Joliat est aussi nu que toute l’enclave, sans arbre et sans ombre. Acheter une maison dans cette enclave doit obscurément faire penser à s’acheter un lot au cimetière, d’autant plus que l’architecture des maisons et les matériaux qui les recouvrent sont directement inspirés de ceux des maisons funéraires. De chez soi, on peut difficilement se rendre au Walmart et au Centre d’achats autrement qu’en voiture. Mieux vaut faire ses courses en ligne, surtout en hiver, où toutes ces pelouses pelées se transforment en enfer arctique. Mais le futur est proche. Dans les chaumières, on attend avec impatience l’arrivée des drones de livraison qui permettront de ne plus sortir du tout de novembre à avril. (Moi-même, je n’ai pas eu à me rendre à Vaudreuil-Dorion pour recueillir ces données contextuelles, je n’ai eu qu’à aller me balader sur Google Map, alors que j’avais dû recourir, pour écrire mon roman L’Obéissance, à mes seules mémoire et imagination de l’enfermement dans les banlieues des petites villes traversées par une rivière.)

Voilà donc, en tout cas, un résumé de ce qui a toutes les apparences d’un contexte, mais qui est avant tout un texte code et mode d’emploi grâce auquel se transmet et se fait l’apprentissage des règles régissant les poulaillers, ou les ruches, ou le cimetière, comme on voudra. Ce texte n’est pas écrit, il est érigé par le plan d’urbanisme, par les plans d’architecture, par les plans de la promotion immobilière. C’est cette érection elle-même qui prescrit les règles de conformité à la vie commune des citoyens et des citoyennes et de leurs enfants.

Et si Alice Chaillé n’était pas morte ? Et si elle avait été sauvée de la noyade grâce à la bravoure d’une personne qui se serait trouvée là par hasard ? Née en 1983, Alice aurait aujourd’hui 32 ans. Ses parents, Florence et Hubert, seraient dans la jeune cinquantaine. Alice aurait eu une adolescence tumultueuse dont elle aurait émergé remplie de projets comme tout un chacun. Elle serait peut-être devenue agente immobilière. Elle se serait peut-être mariée, elle aurait peut-être aujourd’hui une petite fille de sept ans et un petit garçon de cinq ans, deux enfants plus précieux que la prunelle de ses yeux. Mais elle et son mari, on peut tout imaginer, n’auraient pas résisté à s’acheter une première maison à Vaudreuil-Dorion, en attendant mieux, il faut parfois faire des sacrifices pour parvenir au mieux, pour grimper un échelon dans l’échelle de ce qu’on est en mesure ou pas de consommer. Alice, en faisant la visite virtuelle de centaines de maisons possibles, n’aurait pas repéré que celle-ci, précisément, offrait les conditions idéales de la répétition du drame de son enfance et elle ne les aurait pas repérées parce que, tout simplement, elle les aurait oubliées. La voici donc sous la dictature des horaires de tondage de gazon, d’aller et retour entre les maternelles et les écoles et les centres d’achat, des heures de pointe, des bouchons de circulation… et de cette petite fille qui la regarde perdre-le-contrôle et qui semble la narguer, comme si elle en savait plus long que sa mère, comme si elle savait mieux. Alice à 32 ans, on peut l’imaginer qui, pour faire cesser une angoisse qui ne cesse de grandir en elle, entre autres à partir de la mort des filles d’Adèle Sorella, une agente immobilière elle aussi, dans la chambre hyperbare de la sinistre maison de Laval, aurait consenti à aller consulter un médecin qui lui aurait prescrit des antidépresseurs. On peut imaginer Alice en train de se payer une bonne soirée de détente à la maison devant l’écran géant du cinéma maison. On peut l’imaginer prise soudain d’une rage irrépressible et incompréhensible qui l’oblige à quitter la pièce en courant pour ne pas tout casser. Elle ne se rappelle de rien. Elle n’a aucun souvenir de son enfance. Elle ne sait pas que les appareils ménagers, les bacs à ordures, les pelouses rasées, les téléviseurs et les ordinateurs, les cellulaires et autres appareils intelligents sont des textes de loi. Elle sent bien qu’elle plie, qu’elle se soumet, mais elle ne trouve pas à qui, à quoi. Elle déteste sa soumission. Plus que tout, elle la déteste. C’est qu’elle ne la reconnaît pas. Elle ne se souvient pas. Elle veut l’obéissance de ses enfants tout en désirant leur révolte. Elle ne comprend plus rien. Mais elle n’a pas le temps de comprendre, les horaires sont serrés, elle rate une vente de maison, elle court chercher les enfants à l’école en voiture, on peut tout imaginer, et soudain, la répétition. Elle roulait trop vite, très vite, on ne saura pas comment l’accident s’est produit. Il y aura une enquête. Il n’y aura pas de coupable. La maison sera remise en vente par une agente immobilière qui est en train de suivre sa formation.

Nous partageons tous, de quelque pays, de quelque culture que nous reconnaissions comme originaires, l’expérience d’une servitude à laquelle nous avons été soumis enfant – c’est notre condition de naissance tout simplement, nous avons tous passé les premières années de notre vie dans un état de dépendance absolu du fait de notre état de prématuré, dépendance à laquelle nous avons très vite ou peu à peu collaboré, de sorte qu’elle a fini par nous paraître volontaire avant de s’enfouir dans une zone mutique de la mémoire qui n’arrive que difficilement et rarement à se manifester. Nous avons créé et nous sommes devenus notre propre compréhension de notre soumission, mais cette intelligence nous est devenue inaccessible. Nous vivons sous la loi de notre propre mémoire inaccessible. C’est elle qui est le fondement de notre obéissance aux fictions qui nous régissent. Elle qui est au fondement de la peur agissante qui fait qu’à l’heure où je vous parle, 82 % des Canadiens désirent être protégés des extrémismes à n’importe quel prix, même au risque d’être demain les premières victimes de cette protection. Notre peur – remarquez que je parle bien de notre peur et non pas de la peur des 82 %, car si vous vivez dans un pays où 82% des gens ont peur, vous vivez forcément soit dans la même peur que ces 82%, soit dans la peur de ces 82 % –, donc, notre peur est inscrite dans la double découverte que d’une part nos parents pouvaient être nos meurtriers, même dans l’innocence totale, ne serait-ce que parce qu’on les aurait vus en train d’assassiner un lapin ou un homard, ne serait-ce que parce qu’ils nous auraient oubliés dans la voiture en pleine canicule ou en période de froid intense, et qu’ils pouvaient même être leur propre meurtrier, et que, d’autre part, nous pouvions nous-mêmes, chacun dans son rêve, son fantasme ou son attente ou sa réalité, être les meurtriers de nos parents, de nos peluches, de nos toutous, de nos frères et sœurs et des maringouins et de nous même. Nous avons dû aménager cette double découverte. « Aménager » et non pas régler ou résoudre, parce que sa complexité dépassait nos capacités d’entendement. La complexité de cette double découverte ne se faisait connaître qu’à travers l’apparition de monstres indélogeables sous les lits, dans les placards, sous les galeries et les escaliers, dans le couloir d’un sous-sol. Sa complexité ne se faisait connaître que par les peurs d’enfants, toutes ces peurs dont se surprennent à chaque génération les jeunes parents parce qu’ils s’imaginent que leur enfant ne naît pas au début de sa propre vie à lui, mais au début de la leur. C’est gênant, cette croyance au progrès transmis, mais ça ne nous gêne pas du tout, jamais. Je reviens à l’enfance. Tous, nous lui avons fait subir un fameux traitement, à cette angoisse provoquée par notre double découverte. Chaque auto-traitement est devenu un secret de fabrication artisanale unique, et fondamental, i.e. que ce secret est devenu le fondement, la matrice et l’assise même de l’idée que chacun de nous se fait de sa survie, de ce qui est essentiel à sa propre survie. C’est ce premier traitement que nous nous sommes administré à nous-mêmes avec toute l’inventivité et l’intelligence dont nous étions capables contre l’angoisse d’être tué et de tuer qui règle désormais le registre de nos peurs. Pourtant, il se trouve qu’il y a un reste, un reste d’angoisse, un reste de peur que nous ne maîtrisons pas. (82% des Canadiens…) Malheureusement nous n’avons pas accès à la « chambre des machines » où ça s’est machiné, où ça s’est magouillé, le remède contre l’angoisse, et il nous est presque impossible d’atteindre notre propre boîte noire pour désactiver, si nous le jugeons désormais désuet, ce que nous avons su avec tant d’intelligence magouiller pour échapper à la férocité de la première angoisse de tuer et d’être tué. On pourrait, pour évoquer cette boîte noire, parler tout aussi bien d’un espace sacré, le naos du temple, la cella, cœur, cellule, noyau, où toute intrusion, même par soi-même, constituerait une profanation, c’est-à-dire un piétinement, un empiétement, un viol de l’espace dont l’intelligence d’un enfant terrorisé avait fait l’espace de sa toute-puissance, aussi bien dire de son immortalité.

Dans les années où j’ai réfléchi à l’obéissance, je ne cherchais pas du tout à parler des relations mère-fille. J’ai abordé ce thème plus tard et à mon insu, dans un récit intitulé Maude. Et entre parenthèses, on pourrait revenir sur la dérivation dont ce roman a fait l’objet, qui prouverait que, dans la lecture, les femmes ne sont pas des citoyennes majeures qui transmettent la soumission politique, qui prouverait que l’assertion célèbre, « la vie privée est politique », n’a pas encore été entendue. Ce serait un autre sujet et un autre aspect de la soumission des lecteurs et lectrices à l’air du temps. Bref, sur l’apprentissage de l’obéissance, je cherchais – et il me semblait avoir presque trop insisté sur le sujet dans le premier chapitre du roman – comment il était possible que se reproduisent les dictatures et les totalitarismes et comment il était possible que des populations entières, individu par individu, un par un, se laissent assujettir au point de devenir des adulateurs de leurs tyrans. Il y avait eu Stalin, les Ceausescu, les Duvalier, chaque fois suivi de la grande finale du Plus Jamais Ça, avec monuments historiques et pierres tombales à l’appui, et aujourd’hui Kim Jong-un, entre autres. Comme vous le savez tous et toutes, on ne voit toujours pas la fin de l’affaire, elle se reproduit, et elle paraît se rapprocher de nous au fur et à mesure que la planète rapetisse sous l’effet de la cybernétique et de la surpopulation.

Quel rôle joue donc l’écriture et la lecture dans ces dispositifs culturels et politiques de la répétition du drame et de la tragédie totalitaire ? A-t-elle un pouvoir spécifique de désamorçage de la répétition ? Il n’y a pas de différences notables entre des populations ou des peuples ou des communautés alphabétisés ou non alphabétisés en regard de leur propension à s’assujettir d’eux-mêmes au pouvoir de persuasion messianique de tel ou tel tyran sur sa montée jusqu’à l’exercice des plus horribles cruautés. Les exécuteurs sont indifféremment instruits ou ignares. Si les arts contribuent, chacun à leur manière, à nous faire repérer quelques-uns des signaux émis par la cellule mémorielle à laquelle nous n’avons pas accès, ils semblent bien contribuer tout aussi bien et indifféremment à renforcer l’espace sacré où se jouent tous nos choix. Mais supposons que certaines œuvres contribuent à ébranler ces choix, à les mettre en balance. C’est déjà ça. Si je sors d’un film totalement désorientée et désorganisée, c’est que mon orientation et mon organisation mafieuses, c’est que ma loi la plus secrète, la plus sacrée, viennent d’être atteintes. Il y a eu un « attentat ». Il y a eu une « profanation ». Il y a eu une tentative de forcer la loi dont j’ignore tout, à sortir de son repaire sacré et à se faire reconnaître. Reconnaître, c’est beaucoup dire, c’est trop dire. Disons que je viens de faire l’objet d’une tentative d’ébranlement du revêtement bétonné de l’omerta intime. Et il n’y a pas que les arts à se livrer à une telle tentative. Ça ne leur est pas réservé. La foudre, la marée, la mer, l’océan, les montagnes, les fleuves et les rivières, les arbres, les séismes, la lune, les planètes, les langues étrangères, les gâteaux, la beauté, la hideur, tout se livre à une telle tentative. Mais c’est notre loi primaire, première, celle grâce à laquelle nous avons survécu la première fois, celle qui nous a fait le don d’immortalité, qui est verrouillée. Qui n’accueille pas ce qui s’ouvre à elle. Qui est intolérante et farouchement méfiante, au lieu d’être vigilante, au lieu de veiller sur nous et sur l’enclave inhumaine de Dorion-Vaudreuil, au lieu de veiller sur chacun de nous comme ensemble de nous. J’ai rappelé dans Histoires de s’entendre comment le premier empereur de Chine, Qin Shi Huang avait fait tuer des milliers de ses sujets en les envoyant à la recherche du secret de son immortalité à lui, comment il avait brûlé les livres et assassiné les lettrés qui n’y croyaient pas, et comment il était mort d’avoir ingurgité l’élixir à base de mercure qui devait lui assurer l’immortalité. C’est grâce à cette terrible peur de mourir de Qin Shi Huang que la Grande Muraille de Chine a été construite. Elle a été construite avec la mort des milliers d’ouvriers qui se sont sacrifiés pour bloquer la mort, pour l’empêcher de frapper Qin Shi Huang. C’était en 240 avant notre ère, et voilà qu’en 2007, la Chine a interdit la réincarnation. Un comble.

Je repose la question, que peuvent l’écriture et la lecture, la lecture et l’écriture, pour fissurer le noyau de la loi intime qui fait de nous des êtres en attente d’une sécurité totale ? Devrais-je écrire « en attente d’une sécurité totalisante » pour ne pas écrire et lire d’une « sécurité totalitaire » ? Dans la mesure où la force révolutionnaire qu’on est en mesure de puiser dans l’écriture ou la lecture n’est pas neutralisée dès son surgissement par des gazons sans ombre, par des plans érigés par les urbanistes des banlieues de la littérature, les livres peuvent encore lancer des appels fertiles à la désobéissance. Vous m’entendez bien ? Je parle d’une désobéissance à ma propre loi fondatrice. Je parle de découvrir en moi ce qui m’enferme, ce qui m’isole, ce qui me fait porteuse de la répétition du même, c’est-à-dire de la mort d’Alice Chaillé, mais aussi de la mort de milliers de morts actuelles. Je parle de ce qui m’enferme et m’isole et qui me fait porteuse de la répétition du même, c’est-à-dire complice de la mise à mort de ceux et celles dont la liste est infinie. Je parle d’une désobéissance qui me soustraie à l’obligation de participer à la stérilisation de toute œuvre par la séduction consumériste basée sur des absurdités statistiques. Je parle d’une désobéissance qui renoncerait à la savante immortalité première. Qui ne se retirerait pas de l’espace des vivants sous prétexte secret d’immortalité personnelle. Lire ou écrire, c’est se soustraire à sa propre toute-puissance immortelle. C’est entamer, ne serait-ce que d’un grain de sable coincé dans le sablier, la fin de la répétition. C’est désirer et continuer à désirer trouver l’entrée d’un autre mode de survie, c’est survivre dans la vigilance pour que la mort redevienne ce passage, cette traversée, cet échange, ce changement, cette mutation, cette métamorphose de l’état larvaire de la chenille à l’état presque volatile du papillon.

Si Alice Chaillé n’était pas morte, elle serait morte le 13 février dernier sur une des autoroutes qui cernent l’enclave mortuaire des pavillons de banlieue, etc.

Si Alice Chaillé n’était pas morte…, voyons l’histoire tout autrement, ce serait tout simplement parce qu’un écrivain ou une écrivaine lui aurait érigé une petite pierre tombale sous la forme d’un livre qui aurait raconté son histoire. Alors, elle serait dans la mémoire. Être entré dans une mémoire, c’est bien ne pas être morte, n’est-ce pas. J’ai fait entrer Alice dans une mémoire. Ah, c’est ce que j’ai fait, n’est-ce pas, je suis contente. Alice Chaillé n’est donc pas morte du tout, c’est moi, la brave citoyenne qui suis passée par là, le soir de la noyade, ce soir de novembre, c’était moi, j’ai plongé, je vous l’ai rapportée, intacte, sauve, dans sa totale intelligence de la douleur de Florence Chaillé, sa mère, et dans son extraordinaire capacité à stopper en moi la contamination du fermé, à le transformer en propagation de l’ouvert. Je dois vous le dire quand même, l’eau était glaciale, j’ai bien failli y laisser ma peau.


Pour citer cette page

Suzanne Jacob, « Obéissances » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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