Le triomphe du néant : exils d’une Médée-frontière

Clément Courteau
Université McGill

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Auteur
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Résumé
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Abstract
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Littéraire autodidacte, Clément Courteau pratique l’acupuncture à Montréal et termine un baccalauréat à l’Université McGill en attendant la publication de son premier roman. Son principal champ d’intérêt est la configuration sociale contemporaine et la manière dont les œuvres littéraires la reflètent dans leur architecture. Il s’intéresse pour cela à l’émergence de l’hypertextualité comme médium d’expression du flux tendu qui caractérise le capitalisme contemporain. Gagnant 2011 du Concours Philosopher, il a collaboré aux revues Hors-d’Œuvre, Postures et Études francophones.

L’article explore Médée, poème enragé, l’adaptation théâtrale récente du mythe de Médée par l’haïtien Jean-René Lemoine, afin d’y découvrir des pistes pour une lecture contemporaine du mythe dans laquelle la figure de Médée n’est plus seulement vouée à l’infanticide, mais devient un personnage beaucoup plus complexe dont les principales caractéristiques sont l’amour et son complément obligé, l’exil. La Médée de l’exil, qui tue ses enfants par noyade, se rapproche de notre époque en ce qu’elle entretient une conception atmosphérique et environnementale de l’amour. La comparaison entre elle et des récents cas d’infanticides au Québec nous éclaire sur la place de la figure de Médée dans le capitalisme actuel, celui de la crise.

The paper explores Médée, poème enragé, the recent theatrical adaptation of the myth of Medea by the Haitian director and playwright Jean-René Lemoine, in order to pursue paths towards a contemporary lecture of the myth, in which Medea is not entirely dedicated to infanticide but becomes a complex character whose main characteristics are her love for Jason and its obligatory counterpart: exile. The exiled Medea, who kills her children by drowning them, is close to us because of her atmospheric and environmental approach towards love. The parallel lecture of this play with recent infanticide cases in Quebec sheds light on the role of Medea as a figure in the contemporary crisis of capitalism.


« Video meliora proboque, deteriora sequor1

« Je vois la meilleure chose, et je l’approuve, mais je poursuis la pire. » (traduction maison) Publius Ovidius Naso, « Metamorphoses », Perseus Digital Library, <http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.02.0029%3Abook%3D4%3Acard%3D1> (page consultée le 17 mars 2015).

 » : ainsi Ovide dépeint-il une Médée qui se tient devant son crime comme devant l’inévitable. Un inévitable d’autant plus tragique qu’il provient, non pas des dieux qui se joueraient de son sort, mais d’elle-même, de la passion qui l’habite et la dépasse. Mais ce qui se glisse sous la passion et s’exprime dans ce désarroi de Médée face à son acte à venir, cette prémonition panique, elle la doit à une conscience aiguë de soi, de son avenir, qui transcende l’espace des Métamorphoses. Médée se sait forcée de poursuivre le pire, car elle se sait sorcière, elle se sait infanticide, elle se sait Médée. Si la figure de Médée telle qu’on la connaît aujourd’hui ne s’est pleinement formée qu’avec Euripide, qui ajoute à l’histoire de la sorcière fratricide et exilée la dimension de l’infanticide2

Florence Dupont, dans Euripide, Médée, trad. Florence Dupont, Paris, Éditions Kimé, 2009, p. 7.

, celle-ci ne la quittera plus et prendra une place de plus en plus importante, jusqu’à devenir, à l’époque romaine et après, la caractéristique principale de la protagoniste. La Médée de Sénèque, donc, se voit entrer dans la tragédie du philosophe par la porte de l’infanticide, moment fort qui éclipse le reste du récit. Juste avant de franchir le seuil de « la barrière qui s’ouvre sur la vie maudite 3

Euripide, op. cit., p. 112.

 », c’est-à-dire avant d’assassiner ses enfants, Médée, au désespoir d’avoir tout perdu à la suite de la trahison de Jason, se rassure en se souvenant : « Il me reste Médée : et en elle tu vois et la mer et la terre et le fer et la flamme et les dieux et la foudre ! 4

Sénèque, Théâtre complet, trad. Florence Dupont, volume II, Paris, Éditions Imprimerie Nationale, coll. « Le Spectateur Français », 1992, p. 24.

 » Dans ces quelques vers, apparaît l’autonomisation de la figure de Médée, qui existe comme un appareil prêt à être utilisé par la protagoniste. Sa faiblesse de femme trompée et humiliée est entièrement compensée par le simple souvenir qu’en elle se terre la terrible Médée, capable d’assassiner ses propres enfants. « Et la mer et la terre […] et la flamme […] et la foudre ». Médée concentre en elle la puissance de la nature et nous rappelle la sauvagerie primordiale des mères :  

La mère est animale, archaïque, primitive. Elle met bas ses enfants comme une chienne, comme une vache. Elle les lèche un peu rapidement mais elle peut aussi les étouffer sans y prendre garde dès leur naissance, dans une étreinte furieuse ou dans un détachement brutal. Le maternel est violent, abrupt. 5

Catherine Mavrikakis, Duras Aruspice, Montréal, Éditions Héliotrope, 2006, p. 28.

Aux prises avec l’effondrement de son amour pour Jason et le vide qui s’insinue dans son cœur, la femme contemple le mythe comme le chemin vers une sauvagerie qu’elle peut incarner à condition d’en accepter la violence : Médée se tient devant elle-même comme Macbeth devant la prophétie qui lui promet le royaume. « Je la deviendrai6

Sénèque, op. cit., p. 25.

. » Ainsi, le simple nom de Médée convoque tout un appareillage primaire et terrible qui, programmé d’avance par la tradition, la mènera tout droit à son autoréalisation. L’horreur de la Médée d’Ovide devant son crime imminent est celle d’un sujet pris en charge par un dispositif qui l’amène presque sans sa participation du point A du désespoir au point B de la violence abrupte de la mère originelle. Cette automatisation, qui concentre l’efficace du mythe dans le moment fort de l’infanticide, s’accompagne d’un amincissement certain de la figure de la sorcière, si bien qu’aujourd’hui, tout comme Hercule est immédiatement associé à la force surhumaine et aux 12 travaux, Médée l’est au ressentiment et à l’infanticide. Par exemple, The Medea Gene, article de biologistes publié dans Unbinding Medea, ouvrage comparatiste sur la figure de Médée7

Heike Bartel et Anne Simon, Unbinding Medea : Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century, London, Legenda, 2010.

, distille au maximum la figure de Médée : les auteurs ne traitent que d’animaux ou d’insectes qui ont la particularité de tuer leur progéniture dans certaines circonstances. L’infanticide a trouvé son nom propre. Du coup, chaque meurtre d’enfants rapporté dans les faits divers nous rappelle inévitablement le mythe, en même temps qu’il suscite toujours la même posture morale. L’horreur sans nom s’appelle Médée.

S’il fallait encore, à l’époque romaine, convoquer le dispositif du mythe comme le fait la Médée de Sénèque ou, plus subtilement, celle d’Ovide, pour qu’il prenne en charge le déroulement du récit, c’est aujourd’hui l’inverse que l’on observe : le dispositif précède l’héroïne, qui a bien du mal à exister en tant que femme, sorcière, exilée, ou même fratricide, sans que le public aussitôt ne saute aux conclusions et attende de pied ferme le meurtre des enfants. Ce qui fait la force de Médée, poème enragé, monologue théâtral de Jean-René Lemoine créé en mars 2014, c’est surtout de mettre en tension cette attente du lecteur avec une situation chargée dès le départ des déchirements de l’univers médéen, alors que celle-ci est encore jeune, postée chez son père, à attendre Jason. En présentant une Médée incestueuse, amoureuse, troublée et blessée dès l’enfance, il insuffle une nouvelle vie à la figure de Médée, représentante de la misère des femmes en terre masculine. Tout comme Médée sera, dans la pièce, à cheval entre un personnage autonome et une femme soumise à l’amour de son mari, l’auteur présente un mythe qui se veut fidèle à la tradition en même temps que contemporain, à la fois au cœur du temps mythique et de l’époque actuelle. À travers une lecture de ce monologue théâtral, nous examinerons comment il opère un décentrement significatif de la figure de Médée, plaçant le moment fort du récit sur l’exil – vécu de différentes manières – de la protagoniste plutôt que sur le meurtre des enfants, ce qui la révèle comme bâtisseuse de monde, frontière qui sépare l’espace où l’on peut exister de celui qui est irrespirable.

Confirmant la toute-puissance du mythe qui lui préexiste, la Médée de Lemoine se trouve, et ce dès la jeunesse, dans une situation de déchirement qui colore toute l’ouverture du poème. Elle doit attendre, impatiemment, que les éléments du récit se mettent en place et lui permettent, non pas de se devenir comme chez Sénèque, mais d’enfin pouvoir se vivre, c’est-à-dire vivre l’amour d’un Jason dont elle se languit dès l’enfance : « Quand viendras-tu, Jason, quand viendras-tu ? / Me prendre / À mon père / À ma maman / Aspyrte, le pauvre Aspyrte, ne fut que ta prémonition8

Jean-René Lemoine, Médée, poème enragé, Besançon, Solitaires intempestifs, 2013, p. 16.

 ». Le déplacement est énorme : plutôt que d’avoir les yeux rivés vers l’aboutissement meurtrier de la trahison inévitable de Jason, le lecteur comme la protagoniste elle-même d’ailleurs, considère plutôt la relation qui lie les deux protagonistes comme le moment d’importance de la tragédie. L’amour précoce de Médée pour un Jason qu’elle n’a jamais rencontré, les mystérieuses douleurs qui l’habitent et qu’une relation incestueuse avec Aspyrte l’aide à calmer placent l’emphase, non plus sur le meurtre, mais sur l’amour et les douleurs de l’amour, caractéristiques principales de la sorcière dans l’œuvre de Lemoine et qui témoignent de son rapport problématique au rôle de reproductrice spécialisée dévolu aux femmes. Loin de chez elle même en terre natale, Médée ne peut être apaisée que par l’arrivée de Jason. Mais cette arrivée, longuement attendue, est vécue sous le signe de la fatalité : « Il est venu. […] Tout est fini. […] Il n’y a pas d’issue / Il n’y a pas d’issue9

Ibid., p. 18.

 ». Médée est au désespoir lorsqu’elle voit s’amorcer son histoire. Se sachant Médée, elle se sait condamnée, mais pas qu’au meurtre cette fois. Au moment où Jason entre dans sa chambre, alors qu’ils se voient pour la première fois, elle s’exclame « Desdémone, Ophélie, Iseult !10

Ibid., p. 18.

 », première de trois séries d’énumération de figures féminines au destin tragique qui ponctueront sa course vers son destin (suivie de « Iseult, Iseult, Brunhild11

Ibid., p. 22.

 », puis de « Iseult, Brunhild, Penthésilée ! 12

Ibid., p. 45.

 »). Dans ces appels à la communauté des femmes mythiques, solidaires de sa désolation, la Médée de Lemoine ne témoigne pas seulement de sa conscience de soi et de sa maîtrise du fonds culturel mythologique, elle nous indique aussi à laquelle de ces figures va sa sympathie : Iseult, qui est présente dans chacune des séries et répétée plus souvent que toutes les autres. Médée sent que sa plus proche parente est l’amoureuse par excellence. Une femme forte, mais malgré elle incapable de vivre sa force hors d’une union avec un homme, voilà la véritable nature de la Médée contemporaine. Son union avec Jason est son seul domaine. Son seul crime sera de ne pas accepter de mourir d’amour comme sa consœur médiévale, de se laisser engloutir par la tristesse, et de s’accrocher à son ressentiment comme à une veste de flottaison.

Avec Lemoine, la détresse de Médée se déplace de l’inévitabilité du crime imminent à la conscience malheureuse diffuse, dont on ne peut savoir où elle nous mènera mais que l’on sait qu’elle devra nous perdre. « Video meliora, proboque, deteriora sequor » : la participation de Médée à sa propre perte, situation terrifiante à l’Antiquité, est devenue d’une troublante banalité dans la société administrée. Ainsi Peter Sloterdijk peut-il entamer Critique de la raison cynique, son ouvrage diagnostic du pseudo-savoir-être contemporain en actualisant le vers ovidien : « agir contre son intime conviction c’est aujourd’hui la situation globale de la superstructure ; on se sait sans illusion et pourtant tiré par le bas par la puissance des choses13

Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2000, p. 28.

 ». Tirée vers le bas par son amour, Médée sait qu’il est sa condamnation, mais que lui seul peut mettre fin à l’inadéquation qui l’habite depuis toujours. Ce déplacement de l’infanticide à l’amour met l’accent sur le premier crime, symbolique, qui se révèle en fait l’accomplissement du devenir-Médée de la protagoniste : l’exil. « Jason, Jason, je tuerai mon père, je tuerai ma mère14

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 19.

 ». Médée, étrangère en terre natale, doit se faire une paria vis-à-vis des siens afin d’être finalement chez elle dans le pays d’amour où son époux lui permettra d’immigrer.

Son union avec Jason fonde le nouveau territoire où Médée pourra enfin être chez elle : « Je n’ai d’autre terre maintenant que ton corps15

Ibid., p. 24.

 ». Il fallait la rupture définitive avec ses origines pour consacrer l’union de Médée avec Jason, vécue comme un exil en même temps qu’un accouchement lors d’une relation sexuelle à l’allure d’un labeur qui oscille entre désir, douleur et résignation :

Sauve-moi, Jason, sauve-moi, prends-moi, enfonce, mords, déchire, ne m’abandonne pas, j’ai tout laissé, terre, souvenirs, j’ai dépecé mon frère pour protéger ta fuite, enfonce, ouvre, écartèle, please, please. […] Je l’emprisonne dans mes bras, j’oublie les chagrins, les années à l’attendre, il n’y a pas d’issue, je suis déracinée, il me comble et le cri jaillit – Pitié, arrête, arrête, Jason – mon amour ! […] Il fallait bien que cela arrivât, tôt ou tard, corps, âme, sanglots, son sexe dans mon sexe, les coups, réguliers, rapides, fous, est-ce qu’on sait pourquoi on aime ? Le silence. La sueur sur sa peau. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il ! 16

Ibid., p. 24.

Cette reterritorialisation de Médée en le corps de Jason ouvre entre elle et son époux l’espace d’un amour où elle pourra finalement demeurer. Un amour condamné, mortel comme les mortels, qui naît dans le silence et a pour nom Ainsi soit-il.

Sloterdijk, qui a décelé que « sous le titre-programme sensationnel d’Être et temps se cache aussi un traité sur l’Être et l’espace17

Peter Sloterdijk, Bulles, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2002, p. 361.

 », désigne par le concept de « sphères » les microcosmes que créent les humains pour rendre le monde habitable et éviter de vivre dans une réalité qui ne serait qu’une immense accumulation de choses. Dans son explication de l’être-dans, au sens d’être-dans-le-monde, Heidegger note que nous ne sommes pas dans le monde comme l’eau serait à l’intérieur d’un verre, c’est-à-dire que l’eau ne partage avec le verre qu’un pur rapport de contigüité désintéressée, mais que nous sommes dans le monde au sens où nous sommes habitués, en familiarité avec lui, que nous cultivons face au monde un souci intéressé18

Martin Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, édition numérique hors commerce, 1985, p. 100.

. Ainsi, pour investir la spatialité du monde, les concepts spatiaux habituels doivent être évacués, au profit d’une psychogéographie des sphères où sont rassemblés les humains : « les hommes sont des créatures qui participent à des espaces dont la physique ne sait rien19

Peter Sloterdijk, Bulles, op. cit., p. 48.

 ». L’auteur entend donc développer « une théorie des couples, de l’existence complétée20

Ibid., p. 370.

 » qui consiste à penser l’espace interindividuel qui se déploie dans les relations sociales, qu’il soit celui de cultures entières ou des mondes amoureux issus d’une relation à deux. « À chaque forme sociale s’attache une maison du monde spécifique, une cloche de sens sous laquelle les créatures humaines commencent par se collecter, se comprendre, se défendre, s’exacerber, sortir de leurs frontières21

Peter Sloterdijk, Globes, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2003, p. 64.

 ». L’intimité de l’amour fonde une sphère à deux qui constituera un monde, où ceux qui le partagent pourront exister, protégés de l’extérieur par une frontière impalpable mais bien réelle.

Mais la tache aveugle dans la topologie ontologique de Sloterdijk, c’est la propriété des moyens de production des sphères par une classe sociale particulière. En présupposant un communisme pneumatique primitif, il néglige le fait que tous ne naissent pas égaux dans la république des souffles. Alors que pour les « globes », grands ensembles sociaux comme l’Empire romain, on parle de propriétaires terriens ou de grand capital, pour les « bulles », ensembles interindividuels, on parle des hommes, qui détiennent le monopole de la légitimité amoureuse, à l’origine de la sphérogénèse. Comme le montrent les travaux de Paola Tabet, les femmes sont confinées à leur propre corps dû à ce qu’elle appelle un « sous-équipement des femmes et un gap technologique entre hommes et femmes », ce qui les empêche d’avoir accès aux outils nécessaires à la création du monde : « l’un des deux sexes détient la possibilité de dépasser ses capacités physiques grâce à des outils qui élargissent son emprise sur le réel et sur la société, tandis que l’autre, au contraire, se trouve limité à son propre corps, aux opérations à mains nues22

Paola Tabet, La construction sociale de l’inégalité des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 19.

 ». Cette « impossibilité de prolonger leurs corps et leurs bras par des outils qui augmenteraient leur pouvoir sur la nature23

Ibid., p. 68.

 » confine les femmes au travail des matières molles, comme les fibres ou le cuir, tandis que les hommes ont accès aux métaux, au bois et aux pierres. Ne construit pas de monde habitable qui veut. Médée qui s’exclame « Est-ce qu’on sait pourquoi on hait ? 24

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 18.

 » devant son père, toute en proie à son désir pour un Jason qui n’est pas encore venu l’arracher à sa terre natale, dira devant celui-ci, juste après les premières douleurs qu’il lui inflige lors de la relation sexuelle qui scelle leur union : « Est-ce qu’on sait pourquoi on aime ? 25

Ibid., p. 24.

 » Devant les deux figures masculines, la même ignorance de la part de l’enfant ou de l’épouse. Puisqu’elle n’a pas accès aux moyens de production des sphères, elle doit errer d’une bulle à l’autre, toujours dépendante des hommes pour habiter le monde.

Médée est donc une exilée depuis l’enfance, qui pour exister dans un chez-soi habitable doit intégrer, qu’elle le veuille ou non, un monde d’amour avec Jason, et subir sa loi. Symbolique de cette union, la première chose qu’elle offre à Jason, avant la toison d’or, seront les instruments du règne : « le sceptre, le bâton, la mappemonde26

Ibid., p. 29.

 ». Jason sera le roi de ce nouveau monde. Au bout de son voyage qui l’emmène en Grèce, Médée s’est complètement transformée physiquement, pour quitter son aspect d’étrangère : « Mon visage s’est éclairci, mes cheveux sont défrisés. Ma robe est stricte, noire, occidentale. Je suis prête. Je suis belle. Je suis comme eux27

Ibid., p. 26.

 ». Mais elle ne sera pleinement intégrée à sa société d’accueil qu’après avoir porté les enfants de son époux et, lorsqu’il se désintéressera d’elle, devra réaffirmer sa citoyenneté par des marques de sujétion sexuelle. Pour ne pas perdre son droit de séjour dans le royaume de Jason, elle couchera avec Créon après une soirée de débauche. Il s’agit d’un cas d’exemple de ce que Tabet nomme le domptage au viol, qui permet de briser la résistance des femmes pour mieux les intégrer dans la hiérarchie des sexes28

Paola Tabet, op. cit., p. 68.

. Voilà la véritable nature des « rapports psychiques d’hébergement réciproque » de Sloterdijk : un hébergement masculin des femmes dans une société organisée comme une maison de passe, où Médée devra sacrifier une partie d’elle en échange de la promesse d’un avenir.

En échange de cette sujétion, Médée ne revendique qu’une chose : que Jason tienne cette promesse et ce, bien qu’elle la sache vaine dès le départ. Dans l’espace de la pièce de théâtre, à cheval entre le monde mythique où la promesse de Jason est aussi grande que la tragédie que provoquera sa trahison, et le monde contemporain où l’engagement amoureux est aussi petit que sont petits les intérêts qui y sont engagés, cette promesse a doublement de quoi susciter la méfiance. Toutefois, si les sphères peuvent avoir quelque solidité, si elles peuvent durer dans le temps, la promesse est le matériau duquel elles sont faites. Comme Médée, on se sait sans illusion quant à la possibilité de tenir la promesse d’un amour éternel. Même, le simple fait de promettre, pointe vers la nécessité d’inventer un jeu de langage pour pallier à l’inévitable trahison qui séparera les amants. « Dans toute promesse, il y a déjà sa trahison. 29

Ibid., p. 20.

 » Pourtant, Médée se refuse au cynisme, à se laisser tirer vers le bas par l’inévitable et exige plutôt que la puissance humaine fléchisse le cours du destin. Sloterdijk explique « le manque de sérieux des promesses humaines » en ce que :

le monde, donné comme promesse, a en lui-même quelque chose d’intenable ou quelque chose qu’on ne peut tenir qu’avec chance et qu’avec peine. Dans l’inquiétant, se manifeste la tendance irrésistible aux promesses qu’on ne peut pas tenir. Voilà pourquoi notre venue-au-monde tend dès le départ vers le néant. 30

Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, trad. Olivier Manonni, Paris, Gallimard, 2003, p. 167.

Ainsi, plus que la destructrice d’avenir à laquelle on a eu tendance à la réduire, Médée est, chez Lemoine, par l’immensité de la promesse qu’elle demande à Jason de respecter et le sérieux avec lequel elle s’engage dans un amour qui sera son seul chez-soi, une figure porteuse d’espoir, une bâtisseuse de monde. Tenir sa promesse est un acte d’affirmation contre le néant qui survient autrement. Elle préfère subir la trahison que laisser le monde s’effondrer.

Au début de la deuxième partie du poème, intitulée « Exil », nous retrouvons une Médée au désespoir dans la villa familiale, en proie à la douleur de l’abandon. Jason, incapable de tenir sa promesse, l’a chassée hors de leur amour en s’unissant à Créuse. Dans cette partie, seront contées côte-à-côte les aventures du couple depuis la fuite de Médée et les affres de la sorcière une fois forcée hors de l’amour de Jason. Ce qui consommera pour de bon ce deuxième exil s’ouvre par une référence à Euripide : « Allons vers la barrière qui s’ouvre sur la vie maudite31

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 37.

 ». L’image de la barrière, par laquelle Médée sort de l’amour pour entrer dans l’exil de la vie maudite, représente bien le fait que pour elle, lorsque Jason la quitte, ce n’est pas qu’une relation qui prend fin, mais un monde qui s’effondre, monde pour lequel elle s’était abandonnée elle-même, meurtrie elle-même, défaite de ses origines puis refondée dans le corps de Jason. Devant Médée s’étend la froideur de l’exil, la souffrance de l’existence autonome hors de la bulle d’amour de Jason ou de la sphère du royaume paternel. À cheval entre deux douleurs, elle se tient sur la frontière qui sépare ces deux espaces, l’un habitable, l’autre hostile, irrespirable. Elle est elle-même cette barrière, celle qui mène à l’infanticide, réponse inévitable à la trahison de Jason.

Destruction de futur pour destruction de futur, Médée assassine ses enfants comme Jason assassine leur amour et laisse le néant s’introduire entre leurs corps jadis rassemblés dans la sphère qu’il a démolie, plongeant son ex-épouse dans un environnement où elle ne peut plus vivre. C’est de cette manière qu’elle assassinera sa progéniture. En effet, la marque par excellence de la contemporanéité de la Médée de Lemoine est le meurtre des enfants par noyade. Contrairement à la lame, instrument sanglant lié au travail productif de la chasse, de la préparation d’aliments ou de la justice et que l’on ne retourne contre soi ou ses semblables que dans un état de transe ou de légitimité religieuse qui suspend la responsabilité criminelle de l’assassin, l’eau est passive, improductive. Elle est la plus molle de ces matières molles qui ont été le lot du travail féminin. Comme les tâches d’affection ou de reproduction, semblable à l’amour d’une mère ou d’une épouse, elle englobe et engouffre. Elle est environnement. L’eau est l’instrument d’un meurtre provoqué par la tristesse de l’éclatement d’un monde. Elle est l’utilisation du rôle social féminin à des fins militaires. Comme elle est elle-même exilée dans l’ailleurs sans amour, Médée force l’exil de ses enfants hors du domaine de l’air, dans un pays irrespirable, ce qui provoquera le suicide de Jason. Naissance de la Médée terroriste, qui met à profit « l’émergence du savoir de l’élimination modernisé par la théorie de l’environnement32

Peter Sloterdijk, Écumes, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2005, p. 248.

 ». Comme le décrit Sloterdijk dans son analyse de la « guerre des gaz » vers la fin de la Première Guerre mondiale, dans le terrorisme contemporain, « l’attaquant dispose désormais de la possibilité de rendre impossible le prolongement de l’existence [de l’ennemi] en le plongeant suffisamment longtemps dans un milieu invivable. 33

Ibid.

 » Cette tactique Médée l’emploie à la fois pour éliminer ses rejetons, comme pour exercer sa vengeance sur Jason : le meurtre des enfants le plongera à son tour dans une tristesse étouffante qui provoquera son suicide. La noyade révèle ce que la mère a de sauvage, elle qui aime ses enfants mais peut aussi très bien « les étouffer sans y prendre garde dès leur naissance, dans une étreinte furieuse34

Catherine Mavrikakis, op. cit., p. 28.

 ». Les paroles de réconfort qu’elle leur glisse à l’oreille avant de les quitter pour toujours témoignent du ressentiment médéen envers ceux qui échouent à tenir leur promesse : « Soyez heureux… Mais ce sera ailleurs. Votre bonheur ici votre père l’a rendu impossible35

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 42.

 ». Ainsi Catherine Mavrikakis, dans Duras Aruspice, livre-t-elle une explication de l’infanticide de Médée comme une révolte contre le manque de sérieux des promesses de ceux qui se sont accaparé le pouvoir de constituer des communautés : « L’enfant doit être pensé comme un lieu de résistance aux liens sociaux, quitte à ce que cette capacité de résilience qu’il a s’exerce dans la mort, quitte à ce que les gamins soient assassinés pour échapper à la loi des hommes36

Catherine Mavrikakis, op. cit., p. 29-30.

 ». Après la noyade de ses enfants, ce que Médée retrouve n’est pas une paix intérieure qu’elle n’a du reste jamais connue, mais plutôt une quiétude ambiante, toute environnementale, une tranquillité du monde perdu qu’elle habite quelques instants encore, pendant qu’elle nage dans la piscine qui submerge les corps de ses petits : « Je respire. La nuit est tombée. Pas un souffle. Je fais quelques longueurs. L’eau est douce et souple comme un lac. J’arrête de penser. Je suis bien37

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 37.

 ». Dans l’eau, pas un souffle, pas une pensée. Le calme de Médée imite la noyade de ses enfants. Ophélie ! Iseut !

En s’écartant de la tradition de la lame pour présenter une Médée engouffreuse, Lemoine, en plus d’offrir un portrait environnemental du meurtre de Médée, sans le savoir, renvoie à deux cas d’infanticides récents survenus dans la société québécoise, ceux de Guy Turcotte et de Sonia Blanchette. Turcotte, infanticide classique, assassine ses enfants à coups de poignard sous l’effet de l’ingestion de lave-glace, ce qui lui vaudra une reconnaissance de non-responsabilité criminelle de la part de la cour et permettra sa réinsertion progressive dans la communauté. Blanchette, quant à elle, n’ayant pas un accès facile à ses enfants, devra profiter d’un de ses rares moments seule avec eux, pour noyer ses petits dans l’eau du bain. Avec Blanchette et Lemoine, Médée s’affranchit d’une partie de son héritage antique de héros androgyne, qui ajoute aux traits faibles de la femme et de l’immigrante, les traits forts de la sorcellerie et de l’assassinat, qui joint à la passion et à la faillibilité féminines la force virile la rendant capable d’utiliser un outil masculin pour exécuter ses enfants. Elle devient pleinement une femme, et son drame est interprétable en tant que drame féminin.

Ainsi, nous profiterons de l’occasion pour réfléchir au traitement d’un autre mythe d’infanticide. À la terrible, l’impardonnable Médée, on omet toujours d’opposer un Hercule furieux dont la folie, qui lui provient des dieux, le pousse au meurtre de ses fils. Dans la pièce de Sénèque, il déploie dans la tuerie sa force habituelle et assassine ses enfants avec une violence inouïe, soit par la lame de ses flèches, soit en les faisant tournoyer au-dessus de sa tête et en les projetant contre un mur. Mais plus tard, une fois la folie passée, Amphitryon posera ce jugement à son propos : « Ta part dans ce massacre n’est que le chagrin / Celle que tu dois accuser c’est ta marâtre / C’est un crime sans coupable38

Sénèque, op. cit., p. 193.

 ». Non sans rappeler les discours masculinistes blâmant l’infidélité de l’épouse Turcotte, c’est Héra, peut-être pas l’épouse mais du moins la belle-mère, autre figure féminine forte, qui est accusée du meurtre des enfants. Tandis que Médée succombe à une passion bien charnelle, Hercule, victime d’une passion divine, sera jugé non-criminellement responsable et apte à la réhabilitation. Il réintègre sa communauté pour y poursuivre ses aventures, réinsertion si efficace que la figure d’Hercule ne reste pas du tout marquée par ce crime. On peut raconter l’histoire du héros en omettant complètement cet épisode devenu détail. Médée, quant à elle, en tant que femme, est toute entière vouée à la reproduction, et, en détruisant l’objet de cette prise en charge, elle détruira tout ce qui justifiait son existence aux yeux du monde. Elle sera marquée à jamais par le meurtre des enfants, et deviendra une figure avant tout infanticide.

Comme Médée, Sonia Blanchette disparaît à la suite de son forfait, pas sur un char tiré par des dragons mais en se laissant mourir de faim. Son procès n’aura jamais lieu. Ce refus de la justice humaine, s’il a effectivement quelque chose de sublime parce qu’il souligne que l’immigrante Médée ne peut s’attendre à être jugée par ses pairs dans un pays gouverné par la loi des hommes, facilite aussi la récupération du mythe par ceux-là même qui l’auraient jugée, qui la jugeront a posteriori en décidant comment terminer l’histoire. Lemoine, par le décentrement qu’il opère sur la question de l’infanticide, ne fait justement pas se terminer l’histoire au moment où Médée franchit la barrière qui s’ouvre vers la vie maudite :

J’ai oublié comme finissait le poème, si je me suis enfuie sur un char tiré par des chevaux ailés, comme on le raconta un jour, si j’ai couché avec Égée, […] mensonges, légendes, oui, légendes, mais tout cela n’a plus d’importance, car mon destin est d’être parmi ceux qui agonisent, je veux être de ce côté-là du monde, à l’orient de vos terres, ma patrie est – l’adversité. 39

Jean-René Lemoine, op. cit., p. 45.

Ce second exil de Médée participe à dépasser la misogynie de la tradition pour entrevoir un avenir à Médée hors du monde qui l’a conduite à commettre son crime. Dans l’adversité, Médée, qui s’est débarrassée un à un de tous ses atours étrangers pour être acceptée dans le monde de Jason, revient parmi les siens : « je remets sur ma tête le voile de l’étrangère et redeviens Médée40

Ibid., p. 45.

 ». C’est après le crime, lorsque la tradition a délaissé le mythe, que Lemoine place la naissance de la Médée véritable, celle pour qui tout le récit, de l’amour de Jason jusqu’au meurtre des enfants fut un détour hors de soi. De retour sur le chemin du pays natal, Médée médite les causes de sa perte : « J’avais été empoisonnée. J’avais bu le philtre en conscience41

Ibid., p. 47.

 ». Le poison auquel elle fait référence, c’est le philtre d’amour d’Iseult plus que le lave-glace de Turcotte. La folie de Médée, plus que le meurtre, a été l’amour. L’amour et la croyance futile en la promesse de sa réciprocité, en l’égalité des deux parties dans la sphérogénèse amoureuse.

La parricide Violette Nozières, se libérant par le poison de « l’affreux nœud de serpents42

Paul Éluard, « Violette Nozières », Wikipedia, The Free Encyclopedia. <https://fr.wikipedia.org/wiki/Violette_Nozi%C3%A8re> (page consultée le 3 août 2015).

 » de la famille bourgeoise, a été érigée en figure de proue de la libération de la jeunesse par les Surréalistes. À une époque où le renouvellement économique allait être de plus en plus dévolu à ce groupe d’âge, notamment par le développement de l’industrie culturelle, le groupe d’avant-garde devait, par ses positions pro-ludisme et pro-exaltation, faciliter cette transition. Ils ont inauguré ainsi une ère de « supplément à l’histoire de l’art43

Guy Debord, Œuvre, Paris, Gallimard, 2006, p. 371.

 » néo-œdipienne où la jeunesse empoisonneuse de parents deviendrait le nouvel acteur économique par excellence, sans attaches temporelles et toute entière livrée à la consommation de culture. Si l’enfant tueuse d’adultes pouvait être l’icône d’un capitalisme en pleine expansion qui devait se libérer des entraves du vieux monde freinant la marche en avant de l’Occident de la mi-XXe siècle, Médée, la mère tueuse d’enfants, est le cauchemar du capitalisme à l’ère de la crise, qui réaffirme à chaque restructuration du travail, à chaque intensification de la production, à chaque déréglementation environnementale, le droit de mort des pères sur leurs enfants dans leur lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi les gestionnaires chargés de faire le sale travail d’amincissement de l’entreprise avant d’être coupés à leur tour, le font-ils dans l’esprit du « video meliora proboque, deteriora sequor » médéen, mais en version 9 à 5 :

Agir contre son intime conviction, c’est aujourd’hui la situation globale de la superstructure. [Les gens] savent ce qu’ils font, mais ils le font parce que les contraintes imposées par les faits et les instincts de conservation parlent à court terme la même langue pour leur dire qu’il faut que cela soit fait. 44

Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 28.

Un pareil langage commun entre les faits et les instincts de conservation, cela saute aux yeux, est parfaitement incompatible avec le cri de terreur de Médée devant son action future, celui d’un instinct de conservation en dissonance complète avec les gestes bientôt posés. L’homme ordinaire, dans le capitalisme contemporain, est une Médée de banlieue, incapable d’assassiner sa progéniture malgré son fort désir de ne pas se faire gruger son fonds de pension par elle. Ne pouvant faire autrement s’il veut se maintenir dans un monde qui s’effondre, il charge l’État ou les firmes d’optimisation du travail de le faire à sa place. Ainsi la Médée radicale contemporaine, la Médée terroriste, toute entière vouée à la destruction de l’avenir, est un instrument de fanatique, un programme de destruction, un manifeste pour la fin du monde. Mais une fin du monde orchestrée par la productrice d’avenir elle-même qui, expropriée du produit de son travail, décide d’en priver aussi bien l’humanité. Médée, qui assume complètement la nécessité de détruire l’avenir qu’on l’a forcée à créer parce que le monde est devenu irrespirable, qui le détruit justement en le plongeant dans un environnement invivable, est le « Nous y sommes, soyons-y ! » de l’époque contemporaine. Si elle mérite d’être appelée héroïne, c’est pour avoir cru de tout son cœur à la réconciliation entre les classes sociales, hommes et femmes ou capitalistes et producteurs, dans un projet commun, nation ou natalité, mais surtout de ne pas avoir hésité à mettre fin au mensonge une fois la trahison consommée.


Pour citer cette page

Clément Courteau, « Le triomphe du néant : exils d’une Médée-frontière » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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