Clément Courteau
Université McGill
Littéraire autodidacte, Clément Courteau pratique l’acupuncture à Montréal et termine un baccalauréat à l’Université McGill en attendant la publication de son premier roman. Son principal champ d’intérêt est la configuration sociale contemporaine et la manière dont les œuvres littéraires la reflètent dans leur architecture. Il s’intéresse pour cela à l’émergence de l’hypertextualité comme médium d’expression du flux tendu qui caractérise le capitalisme contemporain. Gagnant 2011 du Concours Philosopher, il a collaboré aux revues Hors-d’Œuvre, Postures et Études francophones.
L’article explore Médée, poème enragé, l’adaptation théâtrale récente du mythe de Médée par l’haïtien Jean-René Lemoine, afin d’y découvrir des pistes pour une lecture contemporaine du mythe dans laquelle la figure de Médée n’est plus seulement vouée à l’infanticide, mais devient un personnage beaucoup plus complexe dont les principales caractéristiques sont l’amour et son complément obligé, l’exil. La Médée de l’exil, qui tue ses enfants par noyade, se rapproche de notre époque en ce qu’elle entretient une conception atmosphérique et environnementale de l’amour. La comparaison entre elle et des récents cas d’infanticides au Québec nous éclaire sur la place de la figure de Médée dans le capitalisme actuel, celui de la crise.
The paper explores Médée, poème enragé, the recent theatrical adaptation of the myth of Medea by the Haitian director and playwright Jean-René Lemoine, in order to pursue paths towards a contemporary lecture of the myth, in which Medea is not entirely dedicated to infanticide but becomes a complex character whose main characteristics are her love for Jason and its obligatory counterpart: exile. The exiled Medea, who kills her children by drowning them, is close to us because of her atmospheric and environmental approach towards love. The parallel lecture of this play with recent infanticide cases in Quebec sheds light on the role of Medea as a figure in the contemporary crisis of capitalism.
« Video meliora proboque, deteriora sequor1 « Je vois la meilleure chose, et je l’approuve, mais je poursuis la pire. » (traduction maison) Publius Ovidius Naso, « Metamorphoses », Perseus Digital Library, <http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.02.0029%3Abook%3D4%3Acard%3D1> (page consultée le 17 mars 2015). Florence Dupont, dans Euripide, Médée, trad. Florence Dupont, Paris, Éditions Kimé, 2009, p. 7. Euripide, op. cit., p. 112. Sénèque, Théâtre complet, trad. Florence Dupont, volume II, Paris, Éditions Imprimerie Nationale, coll. « Le Spectateur Français », 1992, p. 24.
La mère est animale, archaïque, primitive. Elle met bas ses enfants comme une chienne, comme une vache. Elle les lèche un peu rapidement mais elle peut aussi les étouffer sans y prendre garde dès leur naissance, dans une étreinte furieuse ou dans un détachement brutal. Le maternel est violent, abrupt. 5
Catherine Mavrikakis, Duras Aruspice, Montréal, Éditions Héliotrope, 2006, p. 28.
Aux prises avec l’effondrement de son amour pour Jason et le vide qui s’insinue dans son cœur, la femme contemple le mythe comme le chemin vers une sauvagerie qu’elle peut incarner à condition d’en accepter la violence : Médée se tient devant elle-même comme Macbeth devant la prophétie qui lui promet le royaume. « Je la deviendrai6 Sénèque, op. cit., p. 25. Heike Bartel et Anne Simon, Unbinding Medea : Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century, London, Legenda, 2010.
S’il fallait encore, à l’époque romaine, convoquer le dispositif du mythe comme le fait la Médée de Sénèque ou, plus subtilement, celle d’Ovide, pour qu’il prenne en charge le déroulement du récit, c’est aujourd’hui l’inverse que l’on observe : le dispositif précède l’héroïne, qui a bien du mal à exister en tant que femme, sorcière, exilée, ou même fratricide, sans que le public aussitôt ne saute aux conclusions et attende de pied ferme le meurtre des enfants. Ce qui fait la force de Médée, poème enragé, monologue théâtral de Jean-René Lemoine créé en mars 2014, c’est surtout de mettre en tension cette attente du lecteur avec une situation chargée dès le départ des déchirements de l’univers médéen, alors que celle-ci est encore jeune, postée chez son père, à attendre Jason. En présentant une Médée incestueuse, amoureuse, troublée et blessée dès l’enfance, il insuffle une nouvelle vie à la figure de Médée, représentante de la misère des femmes en terre masculine. Tout comme Médée sera, dans la pièce, à cheval entre un personnage autonome et une femme soumise à l’amour de son mari, l’auteur présente un mythe qui se veut fidèle à la tradition en même temps que contemporain, à la fois au cœur du temps mythique et de l’époque actuelle. À travers une lecture de ce monologue théâtral, nous examinerons comment il opère un décentrement significatif de la figure de Médée, plaçant le moment fort du récit sur l’exil – vécu de différentes manières – de la protagoniste plutôt que sur le meurtre des enfants, ce qui la révèle comme bâtisseuse de monde, frontière qui sépare l’espace où l’on peut exister de celui qui est irrespirable.
Confirmant la toute-puissance du mythe qui lui préexiste, la Médée de Lemoine se trouve, et ce dès la jeunesse, dans une situation de déchirement qui colore toute l’ouverture du poème. Elle doit attendre, impatiemment, que les éléments du récit se mettent en place et lui permettent, non pas de se devenir comme chez Sénèque, mais d’enfin pouvoir se vivre, c’est-à-dire vivre l’amour d’un Jason dont elle se languit dès l’enfance : « Quand viendras-tu, Jason, quand viendras-tu ? / Me prendre / À mon père / À ma maman / Aspyrte, le pauvre Aspyrte, ne fut que ta prémonition8 Jean-René Lemoine, Médée, poème enragé, Besançon, Solitaires intempestifs, 2013, p. 16. Ibid., p. 18. Ibid., p. 18. Ibid., p. 22. Ibid., p. 45.
Avec Lemoine, la détresse de Médée se déplace de l’inévitabilité du crime imminent à la conscience malheureuse diffuse, dont on ne peut savoir où elle nous mènera mais que l’on sait qu’elle devra nous perdre. « Video meliora, proboque, deteriora sequor » : la participation de Médée à sa propre perte, situation terrifiante à l’Antiquité, est devenue d’une troublante banalité dans la société administrée. Ainsi Peter Sloterdijk peut-il entamer Critique de la raison cynique, son ouvrage diagnostic du pseudo-savoir-être contemporain en actualisant le vers ovidien : « agir contre son intime conviction c’est aujourd’hui la situation globale de la superstructure ; on se sait sans illusion et pourtant tiré par le bas par la puissance des choses13 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2000, p. 28. Jean-René Lemoine, op. cit., p. 19.
Son union avec Jason fonde le nouveau territoire où Médée pourra enfin être chez elle : « Je n’ai d’autre terre maintenant que ton corps15 Ibid., p. 24.
Sauve-moi, Jason, sauve-moi, prends-moi, enfonce, mords, déchire, ne m’abandonne pas, j’ai tout laissé, terre, souvenirs, j’ai dépecé mon frère pour protéger ta fuite, enfonce, ouvre, écartèle, please, please. […] Je l’emprisonne dans mes bras, j’oublie les chagrins, les années à l’attendre, il n’y a pas d’issue, je suis déracinée, il me comble et le cri jaillit – Pitié, arrête, arrête, Jason – mon amour ! […] Il fallait bien que cela arrivât, tôt ou tard, corps, âme, sanglots, son sexe dans mon sexe, les coups, réguliers, rapides, fous, est-ce qu’on sait pourquoi on aime ? Le silence. La sueur sur sa peau. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il ! 16
Ibid., p. 24.
Cette reterritorialisation de Médée en le corps de Jason ouvre entre elle et son époux l’espace d’un amour où elle pourra finalement demeurer. Un amour condamné, mortel comme les mortels, qui naît dans le silence et a pour nom Ainsi soit-il.
Sloterdijk, qui a décelé que « sous le titre-programme sensationnel d’Être et temps se cache aussi un traité sur l’Être et l’espace17 Peter Sloterdijk, Bulles, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2002, p. 361. Martin Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, édition numérique hors commerce, 1985, p. 100. Peter Sloterdijk, Bulles, op. cit., p. 48. Ibid., p. 370. Peter Sloterdijk, Globes, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2003, p. 64.
Mais la tache aveugle dans la topologie ontologique de Sloterdijk, c’est la propriété des moyens de production des sphères par une classe sociale particulière. En présupposant un communisme pneumatique primitif, il néglige le fait que tous ne naissent pas égaux dans la république des souffles. Alors que pour les « globes », grands ensembles sociaux comme l’Empire romain, on parle de propriétaires terriens ou de grand capital, pour les « bulles », ensembles interindividuels, on parle des hommes, qui détiennent le monopole de la légitimité amoureuse, à l’origine de la sphérogénèse. Comme le montrent les travaux de Paola Tabet, les femmes sont confinées à leur propre corps dû à ce qu’elle appelle un « sous-équipement des femmes et un gap technologique entre hommes et femmes », ce qui les empêche d’avoir accès aux outils nécessaires à la création du monde : « l’un des deux sexes détient la possibilité de dépasser ses capacités physiques grâce à des outils qui élargissent son emprise sur le réel et sur la société, tandis que l’autre, au contraire, se trouve limité à son propre corps, aux opérations à mains nues22 Paola Tabet, La construction sociale de l’inégalité des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 19. Ibid., p. 68. Jean-René Lemoine, op. cit., p. 18. Ibid., p. 24.
Médée est donc une exilée depuis l’enfance, qui pour exister dans un chez-soi habitable doit intégrer, qu’elle le veuille ou non, un monde d’amour avec Jason, et subir sa loi. Symbolique de cette union, la première chose qu’elle offre à Jason, avant la toison d’or, seront les instruments du règne : « le sceptre, le bâton, la mappemonde26 Ibid., p. 29. Ibid., p. 26. Paola Tabet, op. cit., p. 68.
En échange de cette sujétion, Médée ne revendique qu’une chose : que Jason tienne cette promesse et ce, bien qu’elle la sache vaine dès le départ. Dans l’espace de la pièce de théâtre, à cheval entre le monde mythique où la promesse de Jason est aussi grande que la tragédie que provoquera sa trahison, et le monde contemporain où l’engagement amoureux est aussi petit que sont petits les intérêts qui y sont engagés, cette promesse a doublement de quoi susciter la méfiance. Toutefois, si les sphères peuvent avoir quelque solidité, si elles peuvent durer dans le temps, la promesse est le matériau duquel elles sont faites. Comme Médée, on se sait sans illusion quant à la possibilité de tenir la promesse d’un amour éternel. Même, le simple fait de promettre, pointe vers la nécessité d’inventer un jeu de langage pour pallier à l’inévitable trahison qui séparera les amants. « Dans toute promesse, il y a déjà sa trahison. 29 Ibid., p. 20.
le monde, donné comme promesse, a en lui-même quelque chose d’intenable ou quelque chose qu’on ne peut tenir qu’avec chance et qu’avec peine. Dans l’inquiétant, se manifeste la tendance irrésistible aux promesses qu’on ne peut pas tenir. Voilà pourquoi notre venue-au-monde tend dès le départ vers le néant. 30
Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, trad. Olivier Manonni, Paris, Gallimard, 2003, p. 167.
Ainsi, plus que la destructrice d’avenir à laquelle on a eu tendance à la réduire, Médée est, chez Lemoine, par l’immensité de la promesse qu’elle demande à Jason de respecter et le sérieux avec lequel elle s’engage dans un amour qui sera son seul chez-soi, une figure porteuse d’espoir, une bâtisseuse de monde. Tenir sa promesse est un acte d’affirmation contre le néant qui survient autrement. Elle préfère subir la trahison que laisser le monde s’effondrer.
Au début de la deuxième partie du poème, intitulée « Exil », nous retrouvons une Médée au désespoir dans la villa familiale, en proie à la douleur de l’abandon. Jason, incapable de tenir sa promesse, l’a chassée hors de leur amour en s’unissant à Créuse. Dans cette partie, seront contées côte-à-côte les aventures du couple depuis la fuite de Médée et les affres de la sorcière une fois forcée hors de l’amour de Jason. Ce qui consommera pour de bon ce deuxième exil s’ouvre par une référence à Euripide : « Allons vers la barrière qui s’ouvre sur la vie maudite31 Jean-René Lemoine, op. cit., p. 37.
Destruction de futur pour destruction de futur, Médée assassine ses enfants comme Jason assassine leur amour et laisse le néant s’introduire entre leurs corps jadis rassemblés dans la sphère qu’il a démolie, plongeant son ex-épouse dans un environnement où elle ne peut plus vivre. C’est de cette manière qu’elle assassinera sa progéniture. En effet, la marque par excellence de la contemporanéité de la Médée de Lemoine est le meurtre des enfants par noyade. Contrairement à la lame, instrument sanglant lié au travail productif de la chasse, de la préparation d’aliments ou de la justice et que l’on ne retourne contre soi ou ses semblables que dans un état de transe ou de légitimité religieuse qui suspend la responsabilité criminelle de l’assassin, l’eau est passive, improductive. Elle est la plus molle de ces matières molles qui ont été le lot du travail féminin. Comme les tâches d’affection ou de reproduction, semblable à l’amour d’une mère ou d’une épouse, elle englobe et engouffre. Elle est environnement. L’eau est l’instrument d’un meurtre provoqué par la tristesse de l’éclatement d’un monde. Elle est l’utilisation du rôle social féminin à des fins militaires. Comme elle est elle-même exilée dans l’ailleurs sans amour, Médée force l’exil de ses enfants hors du domaine de l’air, dans un pays irrespirable, ce qui provoquera le suicide de Jason. Naissance de la Médée terroriste, qui met à profit « l’émergence du savoir de l’élimination modernisé par la théorie de l’environnement32 Peter Sloterdijk, Écumes, trad. Olivier Manonni, Paris, Fayard, 2005, p. 248. Ibid. Catherine Mavrikakis, op. cit., p. 28. Jean-René Lemoine, op. cit., p. 42. Catherine Mavrikakis, op. cit., p. 29-30. Jean-René Lemoine, op. cit., p. 37.
En s’écartant de la tradition de la lame pour présenter une Médée engouffreuse, Lemoine, en plus d’offrir un portrait environnemental du meurtre de Médée, sans le savoir, renvoie à deux cas d’infanticides récents survenus dans la société québécoise, ceux de Guy Turcotte et de Sonia Blanchette. Turcotte, infanticide classique, assassine ses enfants à coups de poignard sous l’effet de l’ingestion de lave-glace, ce qui lui vaudra une reconnaissance de non-responsabilité criminelle de la part de la cour et permettra sa réinsertion progressive dans la communauté. Blanchette, quant à elle, n’ayant pas un accès facile à ses enfants, devra profiter d’un de ses rares moments seule avec eux, pour noyer ses petits dans l’eau du bain. Avec Blanchette et Lemoine, Médée s’affranchit d’une partie de son héritage antique de héros androgyne, qui ajoute aux traits faibles de la femme et de l’immigrante, les traits forts de la sorcellerie et de l’assassinat, qui joint à la passion et à la faillibilité féminines la force virile la rendant capable d’utiliser un outil masculin pour exécuter ses enfants. Elle devient pleinement une femme, et son drame est interprétable en tant que drame féminin.
Ainsi, nous profiterons de l’occasion pour réfléchir au traitement d’un autre mythe d’infanticide. À la terrible, l’impardonnable Médée, on omet toujours d’opposer un Hercule furieux dont la folie, qui lui provient des dieux, le pousse au meurtre de ses fils. Dans la pièce de Sénèque, il déploie dans la tuerie sa force habituelle et assassine ses enfants avec une violence inouïe, soit par la lame de ses flèches, soit en les faisant tournoyer au-dessus de sa tête et en les projetant contre un mur. Mais plus tard, une fois la folie passée, Amphitryon posera ce jugement à son propos : « Ta part dans ce massacre n’est que le chagrin / Celle que tu dois accuser c’est ta marâtre / C’est un crime sans coupable38 Sénèque, op. cit., p. 193.
Comme Médée, Sonia Blanchette disparaît à la suite de son forfait, pas sur un char tiré par des dragons mais en se laissant mourir de faim. Son procès n’aura jamais lieu. Ce refus de la justice humaine, s’il a effectivement quelque chose de sublime parce qu’il souligne que l’immigrante Médée ne peut s’attendre à être jugée par ses pairs dans un pays gouverné par la loi des hommes, facilite aussi la récupération du mythe par ceux-là même qui l’auraient jugée, qui la jugeront a posteriori en décidant comment terminer l’histoire. Lemoine, par le décentrement qu’il opère sur la question de l’infanticide, ne fait justement pas se terminer l’histoire au moment où Médée franchit la barrière qui s’ouvre vers la vie maudite :
J’ai oublié comme finissait le poème, si je me suis enfuie sur un char tiré par des chevaux ailés, comme on le raconta un jour, si j’ai couché avec Égée, […] mensonges, légendes, oui, légendes, mais tout cela n’a plus d’importance, car mon destin est d’être parmi ceux qui agonisent, je veux être de ce côté-là du monde, à l’orient de vos terres, ma patrie est – l’adversité. 39
Jean-René Lemoine, op. cit., p. 45.
Ce second exil de Médée participe à dépasser la misogynie de la tradition pour entrevoir un avenir à Médée hors du monde qui l’a conduite à commettre son crime. Dans l’adversité, Médée, qui s’est débarrassée un à un de tous ses atours étrangers pour être acceptée dans le monde de Jason, revient parmi les siens : « je remets sur ma tête le voile de l’étrangère et redeviens Médée40 Ibid., p. 45. Ibid., p. 47.
La parricide Violette Nozières, se libérant par le poison de « l’affreux nœud de serpents42 Paul Éluard, « Violette Nozières », Wikipedia, The Free Encyclopedia. <https://fr.wikipedia.org/wiki/Violette_Nozi%C3%A8re> (page consultée le 3 août 2015). Guy Debord, Œuvre, Paris, Gallimard, 2006, p. 371.
Agir contre son intime conviction, c’est aujourd’hui la situation globale de la superstructure. [Les gens] savent ce qu’ils font, mais ils le font parce que les contraintes imposées par les faits et les instincts de conservation parlent à court terme la même langue pour leur dire qu’il faut que cela soit fait. 44
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 28.
Un pareil langage commun entre les faits et les instincts de conservation, cela saute aux yeux, est parfaitement incompatible avec le cri de terreur de Médée devant son action future, celui d’un instinct de conservation en dissonance complète avec les gestes bientôt posés. L’homme ordinaire, dans le capitalisme contemporain, est une Médée de banlieue, incapable d’assassiner sa progéniture malgré son fort désir de ne pas se faire gruger son fonds de pension par elle. Ne pouvant faire autrement s’il veut se maintenir dans un monde qui s’effondre, il charge l’État ou les firmes d’optimisation du travail de le faire à sa place. Ainsi la Médée radicale contemporaine, la Médée terroriste, toute entière vouée à la destruction de l’avenir, est un instrument de fanatique, un programme de destruction, un manifeste pour la fin du monde. Mais une fin du monde orchestrée par la productrice d’avenir elle-même qui, expropriée du produit de son travail, décide d’en priver aussi bien l’humanité. Médée, qui assume complètement la nécessité de détruire l’avenir qu’on l’a forcée à créer parce que le monde est devenu irrespirable, qui le détruit justement en le plongeant dans un environnement invivable, est le « Nous y sommes, soyons-y ! » de l’époque contemporaine. Si elle mérite d’être appelée héroïne, c’est pour avoir cru de tout son cœur à la réconciliation entre les classes sociales, hommes et femmes ou capitalistes et producteurs, dans un projet commun, nation ou natalité, mais surtout de ne pas avoir hésité à mettre fin au mensonge une fois la trahison consommée.
Pour citer cette page
Clément Courteau, « Le triomphe du néant : exils d’une Médée-frontière » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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