Violences

Catherine Boschian-Campaner
Université de Lorraine

Catherine Boschian-Campaner est professeure de lettres à l’Université de Lorraine. Spécialiste de la littérature française des XIXe et XXe siècles, elle a travaillé sur Barbey d’Aurevilly et sur le vers libre symboliste. Éditrice de la correspondance de Francis Vielé-Griffin et d’Henri Ghéon aux éditions Champion, elle est l’auteur de biographies, dont Henri Ghéon, camarade de Gide, biographie d’un homme de désirs, parue aux Presses de la Renaissance. Elle a également écrit des poèmes et des nouvelles.


1

– Bon Dieu !

Dans la voiture-bar où il termine son eau gazeuse, Charles-Pierre Weber maudit l’orage qui l’empêche de prévenir ses hôtes du retard du TGV qui le conduit à Metz. En prenant garde à ne pas perdre l’équilibre, il rejoint sa place près de la vitre. Les poteaux qui défilent et la pluie battante lui donnent la nausée. À nouveau il tente de téléphoner, sans succès, s’agace de l’aspect de ses mains, de leurs taches traîtresses qui déparent son corps mince et ses cheveux foncés. La tête appuyée sur son siège, Weber se dit qu’il aimerait revivre ses trente-cinq ans, l’âge idéal où il travaillait à Prague. Les yeux clos, il se remémore le concert qu’il y avait dirigé à la suite d’une après-midi d’amour. Le public l’avait ovationné, les critiques avaient été dithyrambiques. Depuis, déplore-t-il alors que le train le ballote de gauche à droite sur son siège, les mois et les années se sont empilés à une vitesse vertigineuse. À cet instant, il aurait besoin de la compagnie d’une femme qui, sans parler, lui caresserait les cheveux et mettrait sa peur de la mort à distance.

Arrivé en gare de Metz, le maestro relève le col de sa veste et en époussète les pellicules. Son taux d’adrénaline est remonté, comme chaque fois qu’il arrive sur un nouveau lieu de résidence. La directrice du conservatoire et trois élus locaux l’attendent sur le quai, Weber les salue avec une simplicité parfaite. Il ne prête pas attention à la voyageuse qui le dévisage et qui le trouve plus petit et menu qu’elle ne l’aurait cru, moins arrogant que sur les photos des magazines.

2

– Salomé, dépêche-toi ! Tu sais comme c’est agréable d’arriver en retard à l’Arsenal !

– Ne crie pas maman, je t’en prie ! Tu ne veux vraiment pas y aller seule ? Après, tu pourrais rencontrer le maestro en coulisses, lui dire que tu étais dans le même train que lui…

– Quelle bonne idée, interrompt Hélène, et je demanderai que l’on nous prenne tous les deux en photo ! Allez, prépare-toi ! intime-t-elle à Salomé qui soupire avec ostentation.

Hélène et sa fille accèdent au hall bondé de l’ancienne bâtisse militaire juste au moment où retentit la sonnerie qui appelle à entrer dans la salle principale. Alors qu’elles s’installent, le volume des voix s’atténue et les instruments s’accordent, jusqu’au silence. Apparaît Charles-Pierre Weber, qui salue le public et s’installe à son pupitre pour diriger le Concerto en ré majeur de Tchaïkovski.

Vibrations, des instruments, des yeux, les poitrines montent et descendent. Le corps du maestro se transfigure, devient bouleversant. Salomé s’offre à l’explosion de la musique, comme à l’océan glacé dont elle aime recevoir la morsure. Son plaisir est si violent que sa pudeur lui fait craindre le regard de sa mère. Encore, encore et encore la puissance des sons, la frénésie des archets, la prise d’assaut des cordes, Charles-Pierre Weber gouverne, entraîne, soumet, le monde rayonne. Saturée d’émotions, la mère pose sa main sur celle de sa fille : « Je t’aime », lui murmure-t-elle.

3

Cobaye retenu pour la leçon exemplaire du maître en résidence, Salomé joue du violon jusqu’à en être exténuée. Elle donnerait n’importe quoi pour que le moment redouté où elle va participer au cours de Weber appartienne déjà au passé.

Le jour de la leçon, l’adolescente tremble.

La salle Berlioz est comble, ornée de roses pâles. Weber s’assoit au premier rang parmi les auditeurs, avec la conscience de ne ressembler à personne. D’une voix douce, il appelle le premier élève, un garçon qui interprète Ballade et danse de György Ligetti. Quand le morceau est achevé, le maestro se lève et sourit à l’auditoire :

– Voilà, vous et moi, nous avons eu envie d’arracher l’archet des mains de ce jeune homme, c’est humain !

Cette connivence, qu’il établit maintenant, après les avoir tous surpris par sa patience, c’est cela le grand Weber, un génie capable de mansuétude, doublé d’un professeur brillantissime qui explique à son public comment apprendre à un élève à alterner de manière harmonique le jeu entre sourdine et sul ponte.

– Va t’asseoir, va, intime le maestro au garçon avec magnanimité. Et il joue à son tour, un court passage, suffisant pour rappeler sa virtuosité renversante d’interprète. Un deuxième élève se produit, et c’est au tour de Salomé.

Les joues de la jeune fille sont brûlantes, ses doigts engourdis, elle est tétanisée. Weber l’engage à jouer par un geste charmant au cours duquel il rejette en arrière une mèche de sa chevelure sombre. Elle s’exécute, interprète avec justesse la sonate de Prokofiev choisie par sa professeure, laquelle se sent gratifiée de voir le maestro marquer le tempo d’un balancement léger de la tête.

C’est fini, Salomé esquisse une révérence, il est près d’elle. Délicatement, Weber lui emprunte archet et violon et commente la reprise de son morceau, il pointe les défauts de l’adolescente, trop lente pour un allegro, mais souligne qu’elle est la seule à avoir fait de la musique.

Éloquent, le maître se grise de lui-même, enivre un public subjugué d’avance qui, par son attention déférente, ressuscite ses plus belles années. Garçons et filles, tous si admirablement jeunes, Weber, malgré sa posture désinvolte, les aime qui s’effacent devant lui et se prosternent à ses pieds, prêts à baiser le siège qu’il a occupé.

Salomé est à la fois soulagée et déçue de ne plus retenir l’attention du maître, mais, quand il se tourne à nouveau vers elle pour la regarder avec tendresse, les battements de son cœur s’accélèrent.

Le cours est terminé, elle rejoint Marie Fiani, sa professeure, au sein de l’aréopage qui entoure Weber, et apprend qu’elle va bénéficier d’une leçon particulière. À quelques centimètres du maestro, elle peut sentir son parfum, Habit rouge, une fragrance qu’elle n’oubliera jamais.

4

Face au miroir de sa chambre, où résonne l’opus 61 du Concerto en si mineur d’Edward Elgar, le dernier enregistrement de Charles-Pierre Weber violoniste, Salomé respire Habit rouge à la saignée de son poignet. Sur son sein, elle reproduit la caresse furtive qu’Il lui a prodiguée alors qu’Il redressait son archet. Elle se rêve dans sa loge d’artiste. Agenouillé devant elle, il lui murmure : « Je t’aime plus que tout, je t’adore… »

Pantalon et tee-shirt blancs, veste marine cintrée et ballerines, c’est la tenue que Salomé a revêtue après une nuit où l’excitation de revoir Weber l’a privée de sommeil. Toute la journée, elle appréhende de ne plus plaire à cet homme dont l’existence est devenue irréelle. En fin d’après-midi, son violon accroché sur le dos, elle entre dans l’édifice du conservatoire. Le tonnerre gronde, domine la mélodie qui s’échappe de la salle Yvette Chauviré, dramatise le piano qui accompagne les pointes des petites filles en chignon et tunique rose. Salomé progresse vers le maître qui l’attend sous les toits, dans la salle Mendelssohn. Ses pas relient Chopin à Bartok, son regard embrasse les murs dont les photographies sous verre figent un chœur, des danseuses, un ténor italien… « Oh, toutes ces marches à monter encore, avant de Le voir enfin ! pense-t-elle. Et si je le décevais ? » Elle frappe à la porte. « Il n’a pas entendu, peut-être s’est-Il absenté », elle frappe à nouveau, plus fort.

– Entre ! Mais entre, qu’attends-tu ? La voix du maestro est mélodieuse, son ton impérieux.

Salomé répond à son injonction.

Il est devant elle, assis, lui demande de sortir son violon.

Elle attend ses instructions.

– Joue !

Charles-Pierre Weber se tait, il l’observe. Ses yeux brillants s’attardent sur les doigts d’aurore qui pincent les cordes, l’arrondi des joues, les seins minuscules aux mamelons proéminents. « Bon dieu, jure-t-il, bon dieu ! » Parce que Salomé le trouble et qu’il refuse de s’adresser au diable. La jeune fille tremble, quête dans ses yeux moins de réprobation, cherche le fil de la gentillesse voisine de la tendresse qu’Il lui a témoignée la première fois.

Alors que les coups de tonnerre résonnent par intermittence dans la petite salle mansardée, la respiration du maestro devient haletante, l’adolescente redoute sa colère.

– Oublie tes gestes mécaniques, bon sang ! lui ordonne le maestro.

Offensée, elle s’applique, à en crisper tous ses membres. Weber sourit. Elle lui répond avec les yeux, que oui, elle l’aime, qu’ils peuvent s’enfuir ensemble au bout du monde pour s’y promener côte à côte. Les mains tavelées s’approchent de son corps, prêtes pour un festin.

On frappe à la porte.

– Entre donc !

Courroucé d’être dérangé, le maestro se radoucit en voyant la jolie femme qui lui fait face. C’est Hélène, qui s’enquiert de l’heure où doit rentrer sa fille. « Quelle irrévérence, songe-t-il et quel délice aussi. » Oh, il l’aime, l’embarras de la mère, comme la colère qui enflamme les yeux de l’adolescente et la rend encore plus délicieuse.

« Pourquoi est-elle venue, s’interroge Salomé, je lui avais pourtant précisé que je prendrais un taxi… Il va me trouver ridicule. »

Le maestro examine Hélène, l’offense d’un regard qui évalue son charme et le relativise puis rompt le silence avec la proposition de donner son numéro de téléphone.

– Appelez-moi si vous jugez que je retiens votre fille trop longtemps, ou dans la semaine, pour que je vous dise ce que je pense de son travail…

Il lui remet une carte minuscule dans la main et lui dispense une caresse si aérienne que sa destinataire n’est pas certaine de ne pas l’avoir imaginée. En quittant la salle Mendelssohn, Hélène frissonne.

– Personne ne nous dérangera plus, assure Weber à l’adolescente, il n’y avait que ta mère pour faire cela…

Les doigts internationalement connus effleurent la peau de l’adolescente.

– Pose ton violon, assieds-toi près de moi.

Impossible pour Salomé de résister à l’injonction du génie. Ses sens crépitent, Weber, agenouillé, suit le contour des ses hanches, elle s’abandonne au plaisir d’être aimée. Il pose sa tête sur ses cuisses. Le maestro est un incube, il épouse les désirs les plus secrets.

– Ton corps est magnifique, il semble moulé sur ton violon, tu es délicieuse, couche-toi par terre, oui, là…

Cela l’embête, le sol est dur, elle préférerait rester là où elle est, continuer à se laisser adorer… Il s’installe à son côté, avec une petite grimace à cause de son genou devenu trop raide pour cette gymnastique. Entre les deux côtés de la chemise à moitié déboutonnée de Weber, Salomé découvre la peau rouge et amincie de son torse. Il approche la bouche de son visage, enfonce le menton dans sa joue, comme par jeu. C’est râpeux, désagréable, elle se raidit. Contre lui maintenant, l’adolescente perçoit son odeur, reconnaît son parfum, mêlé à des relents de soupe et de transpiration. Elle tente de se redresser, mais les caresses du maestro la retiennent au sol, se font de moins en moins douces, jusqu’au geste brusque par lequel il descend son pantalon.

– Non ! Non monsieur, je vous en prie !

Sa supplique n’est qu’un murmure, la sidération empêche l’adolescente d’élever la voix. La bête chaude, féroce et répugnante qui la domine ne peut être Weber. De ses bras, Salomé tente de repousser la masse sans nom qui exerce sur elle une pression constrictive en emprisonnant ses mains, plus elle se débat plus la chose immonde devient violente. Le corps mince du maestro est de plomb. Par une plainte assourdie, l’adolescente implore continûment son bourreau d’arrêter de la toucher. Il ne l’entend plus, s’achemine vers le soulagement de son écœurant désir qu’il fouette en marmottant :

– Je vais étancher ta soif, petite rose en bouton…

Le tonnerre a repris, Salomé voudrait être foudroyée pour ne plus ressentir la pression immonde de ce corps haletant sur le sien. La poitrine bloquée par le corps qui l’assaille, elle peine à respirer. Weber est en sueur, elle sent ses lèvres-limaces sur la peau, leur traînée baveuse, elle hoquette de nausée, « il ne va tout de même pas », pense-t-elle, mais si, il ne s’arrête pas, impose son sexe dans le sien. Lui fait mal.

C’est cela ? se demande Salomé brisée. C’est cela l’amour, cette violence indicible ?

À nouveau l’on frappe à la porte, Weber, rugit un non terrible, proféré du plus intime du corps où il est entré par effraction et dont il se retire afin d’aller appliquer ses lèvres contre le jeune sexe perlé de gouttes de sang.

La lumière a vacillé. Un éclair traverse la pièce. Salomé est pétrifiée, honteuse de ce que ses rêveries ont provoqué. Le maestro se relève, il lui tend la main pour qu’elle se redresse, embrasse ses doigts fuselés et glacés.

– Ne fais pas cette tête-là, je t’en prie !

À demi-impatienté, il la presse de s’en aller :

– Qu’est-ce que tu attends ? Rhabille-toi mon petit cœur ! Ta maman risque de se faire du souci… N’aie pas peur, si elle m’appelle, je ne lui raconterai rien de ce qui s’est passé entre nous… Maintenant, je dois faire entrer ce jeune homme qui ronge son frein derrière la porte ! Crois-tu qu’il nous ait entendus ?

Weber rajuste ses vêtements, le ton de sa voix est badin. Son crime relève d’un autre monde. Le maître a retrouvé sa prestance, il appelle un taxi pour Salomé à qui il fourre un billet dans la main :

– Ne te méprends pas, c’est pour payer la course !

Il sourit. « La petite chérie, pense-t-il, si elle savait comme elle m’a fait du bien ! »

Détendu, Weber ouvre toute grande la porte de la salle Mendelssohn pour laisser s’enfuir sa proie.

5

À l’arrière du taxi, Salomé est fiévreuse. Le visage et le bas de son corps lui brûlent là où la barbe rasée s’est frottée, sa tête bourdonne, ses vêtements, tachés, puent l’odeur âcre du maestro. Un monstre gluant s’insinue entre ses cuisses, un énorme crapaud aux yeux injectés de sang tente de la découper avec des ciseaux :

Entre ! Mais entre, qu’attends-tu ?

Ces mots, lancinants, qu’ils répètent tous les deux, indéfiniment…

N’importe quoi, elle ferait n’importe quoi pour remonter dans le temps, elle essaye de crier, mais plus aucun son ne sort de sa bouche blessée.


Pour citer cette page

Catherine Boschian-Campaner, « Violences » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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