Directrice adjointe à la revue Liberté
Anne-Marie Regimbald est née en 1961. Elle est en ce moment rédactrice en chef adjointe à la revue Liberté, où elle publie régulièrement essais et critiques depuis quelques années.
Tu étais si abstrait que la seule manière pour moi de te faire exister était de te laisser me prendre.
Avec moi ou avec les autres, tu faisais bien semblant d’aimer la vie. Dans ta bouche, les mots couverts de vin, noyés, devenaient des poupées que tes rêves de la nuit suivante désarticulaient, sans fin la même histoire se répétait, ta langue se dédoublait et la nouvelle cherchait sa place dans la bouche d’une autre.
Tu aurais aimé que je sois une machine distributrice, et j’ai agi selon ton désir.
Tu es passé, tu es toujours passé et tu ne reviendras pas.
Comme la mort, tu portais toujours le même masque, je préférais que tu le gardes plutôt que de te l’enlever, tu étais si abstrait que la seule manière pour moi de te faire exister était de te laisser être l’ombre chinoise du tueur qui me guettait dans l’ombre.
Tu es malheureux de m’avoir touchée, car à présent tu vois que je suis sale.
Je suis seule et tu es passé, tu es toujours passé. Tu es d’avant la préhistoire. Tu ne veux rien, tu ne veux qu’être tout ce qui existe, mais tu es toujours passé.
Si je me mets à dire tout ce que tu n’es pas, je t’empêche d’exister. Quand j’essaie de parler de toi, ton corps prend en moi toute la place où il serait possible de te penser. En dehors de moi, tu es une plaie dont les mots coulent. Pour toi, j’ai distribué à la demande, mais ce que tu demandais arrivait toujours hors d’usage d’avoir été touché par toi.
Le temps est une machine à tuer ce qu’il a fabriqué, j’embrassais ta révolte sans comprendre qu’il aurait fallu que je cesse de vouloir t’y rejoindre. Désormais, mon vœu le plus cher est que nous nous taisions ensemble.
Si une fois tu me laissais faire, voilà ce qui se passerait : comme une vieille femme qui a attendu longtemps assise devant sa fenêtre, tu ouvrirais la porte avant que je sonne.
Il ferait doux et les bourgeons se seraient retenus d’éclater. Je n’oserais pas sourire et tu partagerais la plénitude de ma retenue.
Je reconnaîtrais tout, le craquement de l’escalier intérieur, mon regard embrassant le noir craquelé de chaque marche où tu passes et repasses depuis tant d’années et ce serait comme si en montant mes pieds se moulaient parfaitement dans tes paumes sans écraser tes mains.
Pour la première fois, je me passerais la remarque qu’en montant, mes yeux auraient le temps de s’habituer à la demi-obscurité qui t’habite aussi, mais je les fermerais pour avoir la chance, enfin arrivée en haut, de te voir apparaître dans toute ta force.
Tu te donnerais le droit d’être bouleversé de ne pas m’avoir revue depuis si longtemps. Tu te retiendrais de m’embrasser sur les lèvres.
L’émotion tue le mouvement. Les objets immobiles apparaîtraient d’abord, ma mémoire les ramènerait un à un dans l’appartement.
Les paquets de Marlboro seraient ouverts sur la table de la cuisine, posés à côté du porte-clés, près du bol de bois que je t’ai offert et où finit le marc de café. Le briquet ne serait pas loin. Sous les napperons de rotin, il y aurait des miettes de pain invisibles.
Le panier à fruits serait appuyé contre le mur, comme moi pour ne pas vaciller, le lendemain tu verrais étonné que j’y ai posé deux sanguines. Ce serait l’unique preuve de mon passage.
Moi, je me rappellerais toujours tes mains, magnifiques de ne pas avoir cherché à me toucher.
Pour citer cette page
Anne-Marie Regimbald, « Dans l’escalier » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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