Muses Méduses fin de siècle

Lydie Parisse
Université de Toulouse le Mirail

[ezcol_1third]
Auteure
[/ezcol_1third] [ezcol_1third]
Résumé
[/ezcol_1third] [ezcol_1third_end]
Abstract
[/ezcol_1third_end]

Lydie Parisse est enseignant-chercheur  à l’Université de Toulouse le Mirail, rattachée à l’équipe ELH-PLH. Dix-neuviémiste de formation, elle travaille sur la création littéraire et le théâtre (du symbolisme au théâtre contemporain) en lien avec la tradition spirituelle de la voie négative. Elle a récemment publié l’ouvrage collectif Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours (Paris, Classiques Garnier, 2012).

 

À la fin du XIXe siècle, la figure de la Méduse devient une représentation de la posture de l’artiste fin de siècle, mais aussi une figure de l’inspiration poétique et, enfin, une illustration du processus créateur, envisagé, depuis l’époque romantique, dans sa dimension négative de sacrifice et de perte, ainsi que l’a montré Jérôme Thélot dans son essai Violence et poésie (1993). Nous évoquons essentiellement Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly et Le Désespéré de Léon Bloy.

At the end of the nineteenth century, the figure of Medusa becomes a representation of the posture of the artist, but it is also a figure of poetic inspiration. Finally, it is an illustration of the creative process, envisaged since the romantic period in its negative size of sacrifice and loss, as Jérôme Thélot showed in his essay Violence et poésie. We study essentially Un prêtre marié of Barbey d’Aurevilly and Le désespéré of Léon Bloy.


La Méduse, des Grecs aux peintres Rubens et Le Caravage, ne cesse de fasciner, dans le cadre d’une esthétique oculocentrique1

Voir Georges Bataille, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, 1993.

qui lie décapitation et effroi, comme l’a souligné Sigmund Freud2

Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes. vol. II : 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 49-50.

, et métamorphose et création, ainsi que l’a montré Pierre Brunel3

Voir Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, nouv. éd. augmentée, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 [1988].

. Figure ambivalente, à la fois monstrueuse et liée au motif de la beauté originelle, elle occupe une place privilégiée dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle, par son ambivalence et la confusion des genres qu’elle suggère, selon l’étude de Mario Praz4

Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, trad. par Constance Thompson Pasquali, Paris, Denoël, 1977, p. 47.

. Si Jean Clair5

Jean Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989.

, dans son étude sur l’iconographie fin de siècle, a souligné que la Méduse est souvent associée à Narcisse, nous aimerions tenter de montrer comment la figure subit en cette période un infléchissement singulier, dans la mesure où elle nourrit un métadiscours sur la création littéraire et sur la place de l’artiste dans la société. Suscitant fascination et répulsion, alliant androgynie et misogynie, l’idéal méduséen fin de siècle correspond au mythe de la beauté artiste, tout en valorisant un modèle sacrificiel qui devient fondateur de l’acte poétique. La Méduse, dont la spécificité est de pétrifier par son regard, devient celle qui voit et peut communiquer au poète, par des moyens obliques, un aperçu de ses visions. Elle se pare alors du double attribut de la femme visionnaire et de la Muse. Cependant, sa vocation est d’être anéantie. Créature mythifiée par la tradition, parée des attributs ambigus du mystère, elle est une figure de l’inspiration poétique, dont la vocation est de disparaître à l’intérieur de l’œuvre qu’elle a suscitée.

Nous tenterons de montrer comment la figure devient à cette époque une représentation de la posture de l’artiste fin de siècle, mais aussi une figure de l’inspiration poétique ; enfin, une illustration du processus créateur, envisagé, depuis l’époque romantique, dans sa dimension négative de sacrifice et de perte, ainsi que l’a montré Jérôme Thélot dans son essai Violence et poésie6

Jerôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993.

.

Portrait de l’artiste en Méduse

Ce qui marque sans doute la littérature fin de siècle, c’est la place importante accordée à la figure de l’écrivain dans les œuvres de fiction : un écrivain masculin, qui s’affirme souvent contre son public et fait siens les préceptes baudelairiens pour asseoir sa posture. Charles Baudelaire, à la suite du Sturm und Drang, a prôné la beauté de la Méduse. Praz, dans son ouvrage intitulé La Chair, la mort et le diable, donne un vaste aperçu de ce qu’il nomme la « libido algolagnique7

Algolagnie (du grec «algos », douleur, et « lagnéia », commerce intime : plaisir sexuel lié à la douleur ressentie ou suscitée, selon le Larousse).

 » dans la littérature romantique, effeuillant les fantasmes masculins d’auteurs qui ont marqué, et continuent de marquer, notre modernité. Autour de la figure de Méduse, la sensibilité érotique, du romantisme à l’esprit fin de siècle, privilégie en effet la morbidité et la pulsion de mort. Avant « le beau est toujours bizarre » baudelairien, Novalis avait montré que l’horreur peut être source de plaisir et de beauté : « Il est étrange que la relation entre volupté, religion et cruauté n’ait pas depuis longtemps attiré l’attention des hommes sur leur étroite parenté et leur commune tendance. Il est étrange que la véritable origine de la cruauté soit la volupté8

Mario Praz, op. cit.p. 47.

 ».

L’esthétique du terrible et de l’horrible trouve sa consécration chez Baudelaire. Il avait un goût des histoires d’amour avec des femmes difformes ou laides : les naines, les géantes, Sara la « Louchette », la mendiante rousse… D’après Praz, il a un sens de la beauté éminemment méduséen. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire fait ainsi l’éloge de la beauté corrompue, maudite et fatale :

J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste… Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, – soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation et de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractéristiques du Beau.9

Charles Baudelaire, cité par Mario Praz, op. cit., p. 47.

Tristesse, mélancolie, amertume refluante, choc des contraires, tels sont les critères de la beauté méduséenne, que nous trouvons abondamment représentée dans la peinture symboliste de Arnold Böcklin et de Fernand Khnopff. La revendication du modèle méduséen comme fondement d’une posture de l’artiste n’aura de cesse à partir de cette époque.

En 1875, dans La Méduse-Astruc, Léon Bloy se livre à un panégyrique assez grandiloquent du buste de Jules Barbey d’Aurevilly qui vient d’être sculpté par Zacharie Astruc. Le Connétable des lettres est immortalisé dans la pierre avec ses attributs d’écrivain redoutable. Bloy, faisant l’éloge de la colère pétrifiée de la Méduse, met en scène sa propre stupeur et s’émerveille en Pygmalion devant ce visage expressif tiré de l’argile, et conçu « pour l’épouvante et la pétrification des bourgeois de la Terre10

Léon Bloy, « La Méduse-Astruc », dans Œuvres, vol. IV, éd. par Joseph Bollery et Jacques Petit, Paris, Mercure de France, 1965, p. 21.

 ». Dans cet exercice de style hyperbolique, le jeune Bloy, encore sous l’influence de Barbey, féminise son maître en l’identifiant à la Méduse et fait, en termes baudelairiens et novalisiens, l’éloge d’une beauté de l’effroi, dont les traits distinctifs sont l’inhumanité et la froideur. La Méduse est « l’éclatante et soudaine manifestation de la Beauté11

Ibid., p. 26.

 », une « beauté inouïe, effrayante12

Ibid., p. 22.

 », au « tressaillement surhumain13

Ibid., p. 24.

 », primitive car « puissante, inattendue, naïve14

Ibid., p. 28.

 ». Le plus terrible, ce sont les yeux, des yeux de bête de proie qui finissent par « vous déchiqueter dans les nues15

Ibid., p. 28-29.

 ». Tous les attributs conventionnels de la Méduse se trouvent déclinés ici : décapitation, pétrification, effroi, stupeur… mais appliqués à la figure de l’écrivain que l’on nomme plaisamment le « Grand Inquisiteur ». L’écrivain Barbey, comparé par son élève à une Méduse, renvoie à un effroi qui se mue en terreur, et fait la promotion d’une esthétique de l’étrange qui joue sur la confusion des valeurs pour mieux mener le lecteur au bord de l’abîme, d’un enfer qui serait ce fameux « ciel en creux » évoqué dans Les Diaboliques16

Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 202.

.

À la fin du XIXe siècle français, à une époque de récession du religieux pendant laquelle le catholicisme, pour ramener les foules, a recours aux charismes et aux miracles – comme en témoigne le succès des pèlerinages de Lourdes et de La Salette –, cette beauté corrompue de la Méduse trouve une application dans le champ religieux, chez des écrivains chrétiens tels Barbey et Bloy17

Le rapprochement entre l’œuvre de Barbey et celle de Bloy permet de mettre en avant quelque chose de commun dans la représentation de cette Méduse propre aux deux œuvres : peut-être est-elle de l’ordre d’une formulation de la « pulsion spirituelle » ainsi que Paul Diel, dans Le symbolisme dans la mythologie grecque. Étude psychanalytique (Paris, Payot, 1952, p. 104-108), le dit de Méduse ?

. Dans Celle qui pleure, paru en 1907, Bloy identifie la Vierge sanglante, guerrière et dominatrice de La Salette à « une Méduse d’innocence et de douleur qui changeait en pierres de cathédrales ceux qui la regardaient pleurer18

Léon Bloy, « Celle qui pleure », dans Œuvres, vol. X, op. cit., 1970, p. 172.

 ». Ce thème de la pétrification par les larmes conforte les analyses de Gaston Bachelard à propos de Joris-Karl Huysmans, que l’on peut ici appliquer au texte de Bloy : ces larmes sont de colère, car le « complexe de Méduse », qui transforme en pierre le minéral, est selon Bachelard le complexe de la « colère pétrifiée19

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1978 [1947], p. 208.

 ». À la fin du XIXe siècle, la référence aux visionnaires et à la tradition mystique relève d’un sursaut d’intérêt qui ira s’accentuant, dans le cadre de l’appropriation des modèles religieux par la littérature et de l’émergence d’une « apologétique laïque » depuis les années 1830, selon l’expression de Pierre Glaudes20

Pierre Glaudes, « Barbey et la parabole », Littératures. Barbey polémiste, numéro dirigé par Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard, n° 58-59, 2008, p. 234.

. Dans la recherche de figures significatives, toutes féminines, pour décrire l’inspiration poétique, revendication méduséenne et fascination pour la femme visionnaire ont partie liée, car ces figures de la transgression et de la démesure semblent seules capables de rivaliser avec l’image de l’artiste fin de siècle. Le poète allemand Clemens Brentano en a ouvert la voie, opérant le croisement entre le génie poétique et la femme visionnaire, tandis qu’il consacrait les dernières années de sa vie à noter les visions de la voyante allemande Anne-Catherine Emmerich21

Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) est une visionnaire allemande, de milieu modeste, bergère et illettrée, devenue célèbre par sa stigmatisation, rendue publique en 1813, et pour ses visions sanglantes du supplice de la croix et des enfers. Tourmentée par les autorités, elle fut l’objet de deux enquêtes publiques pour ses stigmates. Son secrétaire, dans les dernières années de sa vie, fut le poète Clémens Brentano. Son procès de béatification fut introduit à Rome en 1892. Elle fascina des écrivains tels que Barbey d’Aurevilly, Huysmans, Bloy, Bataille.

, qu’il considérait comme le plus grand des poètes par sa relation insolite aux mots de la tribu.

Méduse et inspiration poétique

Ce n’est pas un hasard si La Méduse-Astruc associe un portrait de l’artiste en Méduse à un développement sur l’enthousiasme, dans la lignée du romantisme. Dans cette tradition, l’enthousiasme, conçu comme un feu sacré, traduit l’investiture de l’écrivain par le divin, toute écriture n’étant qu’une réécriture de l’Écriture, toute création ne pouvant être qu’une recréation. Par ailleurs, pour les romantiques, l’acte créateur humain est à l’image de l’acte créateur divin, nécessairement violent. Pour ces écrivains et leurs héritiers, la Méduse, liée à la figure de la femme visionnaire, arrive à point pour alimenter cette thématique sacrificielle, en privilégiant les valeurs négatives de perte, de sacrifice, d’amputation.

Dans son roman Un prêtre marié, paru en 186522

Paris, A. Faure.

, Barbey peint son personnage principal sous les traits ambigus de la Méduse. Il s’agit de Calixte, jeune carmélite non cloîtrée que ses visions rapprochent d’Emmerich et de Thérèse d’Avila. Le roman commence ainsi : dans leur Normandie profonde, l’ex-abbé Sombreval et sa fille Calixte, ainsi que son soupirant éconduit Néel de Néhou, mènent une existence frénétique en marge de tous. L’ancien prêtre, devenu scientifique et chimiste et perçu comme une sorte de diable par les autochtones, passe son temps à confectionner des potions pour maintenir en vie sa fille, atteinte d’un étrange mal. Néel, fou d’amour pour Calixte, cherche à se tuer en attelant sa briska à deux chevaux sauvages pour se faire aimer d’elle, mais elle reste insensible à cet amour. Vivant entre la vie et la mort, en proie à ses visions, elle s’est fait carmélite en secret pour expier l’apostasie de son père. Leur destin est déjà écrit : l’ex-sorcière nommée la Malgaigne a prédit leur mort, à tous.

Le premier portrait de Calixte par l’abbé Hugon est celui d’une stigmatisée marquée de l’« horreur pour la vie23

Jules Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié, éd. revue et complétée par Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1980, p. 46.

 » ressentie par sa mère au moment de sa naissance – celle-ci ignorait que son mari fût prêtre. Le front bandé d’un tissu sanglant masque une croix de sang qui fait explicitement référence à A.-C. Emmerich. Cette dernière, pendant ses neuf ans passés au couvent d’Agnetembert jusqu’en 1912, a tenté de cacher ses stigmates, dont notamment une couronne d’épines au front et une croix sanglante sur la poitrine, jusqu’à ce que l’affaire devienne publique et donne lieu à deux procès. C’est pourquoi le front de Calixte renvoie à la visionnaire de Dülmen et non à d’Avila : « ses grands yeux de sainte Thérèse sous leur bandeau de velours ponceau, qui n’était pas le placide bandeau de lin de la Carmélite24

Ibid., p. 94.

 ». « On aurait pensé à ces Méduses chrétiennes dont le front ouvert verse du vrai sang sous les épines du couronnement mystique comme nous en avons vu couler, ces dernières années, du front déchiré des Stigmatisées du Tyrol ! Elle aussi était stigmatisée !25

Ibid., p. 78.

 » Calixte est bien une Méduse qui pétrifie le jeune et impétueux Néel de Néhou. Dès le premier regard, il en tombe amoureux… mais pour lui, elle est d’abord une tête. Barbey était hanté par le motif de la décapitation. Tous ses personnages sont d’abord des têtes, et de belles têtes, qui auraient pu tomber sous l’effet d’une autre terreur – historique celle-ci. Néel décrit Calixte comme « cette tête dont il était fou, et qu’il n’osait pas regarder quand elle avait les yeux ouverts26

Ibid., p. 155.

 ». Quand il regarde le front nu de la jeune fille, il est dit qu’« il était presque épouvanté de le voir ! Il la contempla longtemps, elle et son front nu, en silence, avec une religieuse pitié. Chose singulière ! Il se trouvait plus religieux qu’amant […]27

Ibid., p. 159.

 ». Comparée à l’Édith d’Harold, ou encore à « la beauté fatale et mortelle28

Ibid., p. 113.

 » d’Anne de Boleyn, qui eut le cou tranché, Calixte est une suppliciée, mais aussi un résumé de la beauté artiste qui prévaudra à la fin du XIXe siècle, type de beauté qui échappe à l’œil non exercé des paysans du terroir normand, comme en conclut le narrateur : « La beauté pâle, transparente, émaciée de Calixte n’existait pas pour ces paysans grossiers29

Ibid., p. 151.

 ». La difformité devient critère de beauté, selon un regard qui emprunte ses critères d’appréciation à l’architecture et à la peinture, aux antipodes des canons de la Grèce antique, qui identifiait vertu et beauté. Sur le médaillon décrit dans le prologue, le visage de la jeune fille semble pétri dans de l’ivoire humain, alliant souffrance et suavité30

Ibid., p. 23.

, représentant un modèle intemporel de l’expiation31

Ibid., p. 29.

.

Calixte, image de perfection chrétienne, est une créature oxymorique chargée d’incarner la rencontre improbable des contraires, à la fois « Marthe et Marie tout ensemble, dans sa passive activité32

Ibid., p. 152.

 ». Néel est amoureux de « cette taille longue et brisée de jeune fille malade, qui mêle aux désirs tous les frissons de la terreur33

Ibid., p. 113.

 ». Jeune rejeton de la noblesse, esthète antibourgeois, amateur de sensations fortes, il voit en elle la perfection esthétique34

Ibid., p. 76-77.

et spirituelle : pour lui, elle est un être parfait, une sorte d’androgyne, une figure fantasmatique de la rencontre des contraires. Il ne voyait « dans l’âme de Calixte que la désolante pureté des êtres parfaits, le calme implacable des anges35

Ibid., p. 153.

 ». Mais ce qu’il voit ne ressemble pas à la vie. Calixte, irréelle, est pour la Malgaigne une « morte-vivante36

Ibid., p. 136.

 », un rêve, et non la réalité, une vision surnaturelle de l’ange de la souffrance. Cette esthétique de l’ambiguïté, caractéristique de l’univers de Barbey, peut se lire comme une provocation métaphysique. Modèle d’angélisme, d’innocence et de piété, Calixte, en expiant l’apostasie de son père, sombrera dans la démesure de ses charismes : stigmates, crises de somnambulisme, visions et apparitions. Un soir, elle se tord comme une épileptique devant la vision d’un crucifix qui saigne. Quand elle revient de cette vision, elle ne se souvient absolument de rien, et ce dédoublement de personnalité est en quelque sorte garant de l’activité visionnaire.

Plus encore, cette activité visionnaire est garante de l’activité poétique. La figure de la femme visionnaire véhicule des représentations de l’altérité : elle est chargée d’incarner l’Autre au cœur du groupe social et religieux, l’Autre au cœur du langage, l’Autre au cœur de l’œuvre. À ce titre, il est pas indifférent qu’elle soit assimilée à celle du génie, voire de l’inspiration poétique. Calixte, « d’une ignorance de sauvage37

Ibid., p. 50.

 » avant sa conversion, est « poétique, géniale, à la nature d’Inspirée38

Ibid., p. 51.

 ».

Il en va de même pour une femme visionnaire centrale dans l’œuvre romanesque de Bloy : il s’agit de la Véronique du Désespéré – son premier roman, paru en 188639

Paris, A. Soirat.

–, qui n’est jamais nommée explicitement « Méduse », mais qui, cependant, en possède les attributs, au gré d’un certain nombre de déplacements. Compagne et inspiratrice de l’écrivain Marchenoir, qui n’est autre qu’un hétéronyme de Bloy, elle est à la fois une visionnaire et une prostituée repentie, vivifiant la traditionnelle association de l’artiste et de la prostituée prônée depuis Simon le Magicien, gnostique du IIe siècle, et reprise par Baudelaire. Cette composante est également présente dans la figure de la Méduse, en laquelle Héraclite, d’après Pierre Chuvin, voyait une prostituée40

Pierre Chuvin, La mythologie grecque. Du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, Fayard, 1992, p. 137.

.

Dans Le Désespéré, le personnage principal, l’écrivain Caïn Marchenoir, a recueilli dans la rue une prostituée occasionnelle, Véronique Cheminot, surnommée « la Ventouse », qu’il convertit. Cette femme devient une croyante fervente, au point de se consumer en visions. Ses épisodes visionnaires s’amplifiant, elle en perd la raison et doit être internée. Peu après, Marchenoir se fait écraser par un camion et on le retrouve mourant à la dernière page, au seuil de la perdition et du salut.

En réalité, ce roman transpose librement un épisode autobiographique de la vie de Bloy, qui vécut à Paris, entre 1878 et 1882, aux côtés d’une jeune femme illettrée, Anne-Marie Roulé, prostituée occasionnelle qu’il avait sauvée de la rue et convertie, jusqu’à ce qu’elle sombre dans la folie et le quitte pour être internée à l’hôpital Saint-Anne. Dans la première partie du roman, Bloy narre la fascination de son personnage pour Véronique, au même titre qu’il confie lui-même, dans sa correspondance, l’admiration qu’il éprouvait pour celle qui lui a inspiré l’écriture de son premier roman, ainsi que les visions présentes dans Le salut par les juifs.

De 1878 à 82, ma vie a été réellement extraordinaire […]. Je vivais en contact permanent avec un être tout à fait exceptionnel, qui a soudainement et tragiquement disparu, me laissant dans l’horreur de ce monde, horreur prodigieusement accrue pour moi par quatre années d’une existence lumineuse où je croyais marcher tous les jours dans un incendie.41

Léon Bloy, Lettres à René Martineau (1901-1917), Paris, La Madeleine, 1933, p. 277-278.

Comme son modèle, Marchenoir vit, aux côtés de Véronique, une vie merveilleuse qui le protège de l’ennui du monde réel. Subjugué, il décrit ainsi sa compagne : « cette habitante de l’autre rive […] à laquelle aucune dévote ne ressemblait et qui semblait avoir reçu, en même temps que le don de la perpétuelle prière, la faculté surhumaine de tout ramener à une vision objective42

Léon Bloy, Le Désespéré, Œuvres, vol. III, op. cit., 1964, p. 287.

 ». Véronique est une sorte de femme-fée, une illettrée éclairée possédant les clés de l’inspiration poétique et de l’intuition spirituelle, à l’image des Figures du sauvage évoquées par Michel de Certeau à propos d’une tradition qui remonte au IVe siècle43

Voir Michel de Certeau, « Figures du sauvage », La fable mystique. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982.

. Évoquant le miracle des interprétations ingénues des Écritures par Véronique, le narrateur affirme la fascination de Marchenoir : « La merveille s’était renouvelée un certain nombre de fois, pour qu’il regardât cette fille à peu près comme une prophétesse44

Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 287.

 ». En convoquant la « merveille », Bloy établit à son insu un croisement avec les légendes médiévales, tout en affirmant une vocation esthétique dans la lignée de Baudelaire, qui voit dans la « merveille » un remède à l’ennui de l’artiste confronté à la platitude du monde.

Véronique, suspendue entre deux mondes, est une créature double qui allie en elle les contraires : femme-enfant, fée-sorcière, sainte-prostituée, Thaïs-Méduse, Ventouse-Madeleine. Au croisement du religieux et du paganisme, elle est le personnage hybride par excellence, comme en témoigne l’étrange nature du contrat qui l’unit à Marchenoir, et fait songer à la légende de Mélusine. Avant son mariage, Mélusine pose ces conditions à Raymondin : « Ne me demandez pas qui je suis. Aussi longtemps que vous me poserez cette question, je pourrai rester auprès de vous.45

Mélusine à Raymondin dans « Livre XVI », Parzival, trad. par Danielle Buschinger, Paris, UGE, 1989, p. 380.

 » Raymondin ne sait quelle femme il épouse, et il se satisfait de cette identité énigmatique. Chez Bloy, ce motif de l’identité mystérieuse prend tout son sens, mais d’une façon moins contractuelle que dans la légende de Mélusine, puisque, loin d’être un privilège réservé à quelques-uns, elle est le propre de tous les êtres humains, personne ne sachant qui il est en regard de l’« absolu ». Véronique serait plutôt celle qui sait lire l’identité réelle des autres, comme dans ce moment où elle dit à Marchenoir : « Vous ne savez donc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous ne devinez rien […] ?46

Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 287.

 »

Le type de relation qui unit Véronique à Marchenoir ressemble à celui qui unit Mélusine à Raymondin dans la légende, à savoir une relation mal assortie entre deux individus qui ne sont pas de même nature, ou encore une union impossible entre un être humain et un monstre. Le fonctionnement en est le même : l’homme rompt le contrat et la femme s’enfuit. Marchenoir, en écrivant une lettre de déclaration d’amour à Véronique, rompt le contrat fondé sur le modèle du pur amour mystique qui refuse toute consommation charnelle. Il se trompe d’histoire et Véronique fuit, non dans les airs comme Mélusine, mais dans la folie. Au lieu de se transformer en femme-oiseau comme les ancêtres des sirènes, elle s’absente dans un asile d’aliénés. Issue moderne, plus prosaïque de la légende.

L’histoire de Marchenoir et de Véronique, comme celle de Mélusine, débouche sur l’absence. Si Marchenoir ne peut épouser Véronique, c’est pour des raisons obscures qui ne correspondent pas aux données biographiques et semblent désigner la nature monstrueuse de la femme-médiatrice : « Impossible d’épouser la femme qu’il aimait, impossible surtout de vivre sans elle47

Ibid., p. 104.

 ». Cette phrase, laissée à la libre interprétation du lecteur, peut faire songer à l’impossible transposition moderne du mythe courtois selon Denis de Rougemont : selon lui, le mariage moderne, parce qu’il tente de concilier le contrat social avec le modèle passionnel hérité de la légende de Tristan et Iseult ne peut qu’aboutir à une impasse. Il est en effet paradoxal de vouloir fonder le mariage sur « les valeurs élaborées par une éthique de la passion » alors que « la passion ruine l’idée même du mariage 48

Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 10/18, 1972, p. 310.

». Passion et mariage sont inconciliables, comme le souligne Marchenoir. Mais aussi, la passion est négation de l’Autre. Marchenoir, comme Raymondin, n’admet pas la double nature de sa bien-aimée. Il n’admet pas qu’elle puisse garder en elle cette force instinctive tout entière transférée au culte divin, il devient jaloux de Dieu et souffre de son passé de prostituée. La légende de Mélusine est l’histoire de l’union impossible entre le chevalier et la fée, entre le surnaturel et le naturel. Il en est de même pour Marchenoir et Véronique, et pour Bloy et Anne-Marie. Véronique et Anne-Marie sont reléguées au domaine de la « merveille », coupées du monde, entretenant une relation tenue secrète par leur compagnon qui, lui, demeure ancré dans le réel, effet renforcé, dans Le Désespéré, par le caractère du roman à clés. Marchenoir et Véronique, c’est un peu le chevalier et la fée transposés dans l’univers du XIXe siècle.

La Véronique du Désespéré apparaît comme une créature fabuleuse aux capacités métamorphiques et qui, par sa fonction de médiatrice, échappe à l’ordre naturel tout comme à la psychologisation propre au genre romanesque. Cependant, elle n’est autre qu’une figure de la Muse sacrifiée. La compagne de Bloy, tout comme son avatar romanesque, sombrent dans la folie avant de disparaître totalement de la vie de leur compagnon ; or avant de s’évanouir, elles leur auront non seulement fourni la matière d’un premier roman autobiographique, mais aussi révélé le contenu de l’œuvre à venir, en leur transmettant leur « secret ». L’œuvre doit sa naissance au sacrifice de la Muse. La mise en scène de ce sacrifice se fait par le biais de la figure de la Méduse. Si Véronique possède un don de vision, celui-ci, néanmoins, la rend inquiétante aux yeux du narrateur qui la considère comme un monstre, à l’image de la Méduse : un monstre qui le répugne et l’attire. La figure de la Méduse n’est plus seulement convoquée pour représenter l’artiste et sa Muse, mais pour décrire le processus créateur dans sa négativité fondamentale.

Méduse et sacrifice fondateur

Le Désespéré raconte le sacrifice de la Méduse, déchue de sa beauté originelle : aux origines en effet, il est dit que la Méduse est une belle jeune fille à l’opulente chevelure. Le roman est l’histoire d’une dévastation : Marchenoir, qui vit une relation platonique avec sa protégée, découvre soudain qu’il est amoureux d’elle et fuit loin d’elle, lors d’une retraite à la Grande-Chartreuse, d’où il lui adresse une lettre passionnée, lui demandant de trouver un remède à cette passion qui le ronge. Elle décide alors, pour le dégoûter d’elle, de se défigurer, se faisant tondre la chevelure et arracher les dents. Hélas, son automutilation ne servira à rien : Marchenoir, à son retour de la Grande-Chartreuse, la trouve plus belle que jamais. Il découvre l’amputation de la tête de son amie et érige cette amputation en critère de beauté. « Les traits, demeurés intacts, semblaient être devenus plus beaux, de même que les membres épargnés sont faits plus robustes, paraît-il, après une amputation.49

Ibid., p. 193.

 » La ruine du visage de Véronique est celui de la Méduse. De la Méduse, elle possède les yeux sans regard, l’ancienne chevelure abondante, enfin le caractère phallique.

Ces yeux « étrangers50

Ibid., p. 194.

 » sont porteurs d’inquiétante étrangeté par leur hésitation entre un aspect rêveur et un côté révulsé – ils sont comparés à des globes. Bloy consacre plus d’une page à la description des yeux de Véronique : « Il y avait surtout les yeux, les yeux immenses, illimités, dont personne n’avait jamais pu faire le tour.51

Ibid.

 » Ces yeux, révélateurs de l’intensité visionnaire du personnage, contiennent « toute une palette de ciels inconnus52

Ibid.

 ». Aux heures de l’extase, lorsqu’ils sont mouillés de pleurs, ils ouvrent sur « un double gouffre pâle et translucide53

Ibid.

 », aux profondeurs minérales inaccessibles. Mais surtout, la véritable nature de ces yeux est l’étrangeté, la froideur, jusqu’à l’effroi. Ils sont des miroirs et reflètent les ciels « jusque sous les pattes glacées de l’ourse polaire54

Ibid.

 », et par leur « inattention infinie55

Ibid.

 » qui les fait ressembler aux « yeux d’une aveugle56

Ibid.

 », ils peuvent provoquer « jusqu’à l’effroi57

Ibid.

 » chez l’observateur grossier.

Le motif paradoxal de l’aveuglement lié à l’activité visionnaire est un topos déjà présent dans la tradition spirituelle médiévale, pour laquelle ceux qui voient l’invisible n’en sont pas moins aveugles, dans la mesure où ce qu’ils – elles – voient est la nuit de l’âme et les ténèbres sans fin dans laquelle ils attendent l’illumination divine. Ce motif appartient à l’histoire de l’anti-oculocentrisme, qui, avant L’histoire de l’œil de Bataille, voit la figure de l’aveugle évoluer à l’époque des Lumières, l’aveuglement étant garant d’une perception primitive et originelle58

Voir William R. Paulson, Enlightenment, Romanticism, and the Blind in France, Princeton, Books on Demand, 1987, p. 26. Cité par Tomasz Swoboda, « Mystique, cécité et discours antioculocentrique dans quelques textes du XXe siècle », dans Lydie Parisse (dir.), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 124.

. Les yeux de Véronique ne sont pas des organes mais un regard d’yeux absents, qui fait songer à la Méduse de Khnopff. Ce qui est caractéristique, c’est leur pouvoir paralysant sur l’observateur masculin, qui y lit en miroir son propre effroi. Bloy ne veut pas du regard de Véronique, il ne veut que ses yeux. Il ne peut accueillir Véronique qu’en fée, qu’en Pythie. Il ne peut accepter l’Autre que réduit à son idée de la poésie – qu’il oppose à la littérature, cette dernière étant selon lui une antivaleur.

Des attributs conventionnels de la Méduse, Véronique possède, avant sa mutilation, la chevelure. Le narrateur évoque « le débordement de la chevelure59

Ibid., p. 195.

 » de « la Ventouse », cette « toison sublime60

Ibid.

 » propre à provoquer des séismes cosmiques. Cette chevelure est décrite, non sans humour et jeux de mots, comme une créature vivante qui a sa vie propre. Indomptée et indomptable, elle fait songer aux serpents des cheveux méduséens, que cependant Véronique, avant de se faire tondre, parvient à domestiquer, contenant « cette houle flamboyante61

Ibid.

 » en un chignon :

Quand la Ventouse n’exista plus, cette houle flamboyante reflua comme elle put, dans tous les sens, pressée, tassée en bandeaux, en nattes, en rouleaux, en paquets, écartelant les épingles, mettant les peignes sur les dents, tombant onéreusement sur ses épaules et quelquefois sur le bas de ses reins, jusqu’à ce que, tordue en un despotique et monstrueux chignon, elle pût enfin tenir tranquille pour l’amour de Dieu.62

Ibid., p. 195.

Personnage prédateur et phallique, « la Ventouse » devient, par la sensualité de ses narines, une « manière de contrepoids à l’héroïsme masculin63

Ibid.

 ». Bloy évoque, toujours avec humour, cette ancienne prostituée, Méduse cannibale qui, telle Circé, métamorphose les hommes, mais en leur donnant du génie :

Sa bouche avait été dangereuse autant que toutes les gueules et tous les suçoirs de l’abîme […]. Le baiser de ses lourdes lèvres, bestialement exquises, cassait les nerfs, fripait les moelles, détraquait les cervelles, dévissait toutes les cuirasses, déboulonnait jusqu’à l’avarice, transformait les aliénés en idiots et les simples en énergumènes.64

Ibid.

La figure de la Méduse instaure un brouillage entre les genres, et nous retrouvons chez Bloy les mêmes jeux de déstabilisation de l’identité sexuelle que chez son maître, comme le souligne Myriam Watthee-Delmotte à propos des héroïnes aurevilliennes : elles « sont bien décrites avec des attributs féminins, mais leur initiative dans le domaine de l’amour tend à les viriliser65

Myriam Watthee-Delmotte, « Rops illustrateur de Barbey d’Aurevilly ou les miroirs de Méduse », Les Cahiers du GRIT, (Lien) (page consultée le 1er novembre 2013).

 ».

Le personnage de Véronique s’établit donc sur les ruines de la Ventouse-Méduse, en présentant par sa nouvelle hideur toutes les caractéristiques de la beauté délabrée typiquement méduséenne. Femme fatale – mais qui ne l’est qu’à elle-même –, la Ventouse est une exacerbation de l’image de la femme visionnaire, que de Certeau associe aux figures du sauvage66

Michel de Certeau, op. cit.

. Tous ses attributs sont négatifs et porteurs d’inquiétante étrangeté. Le regard masculin la peint fascinante et repoussante, traduit une peur et une fascination du sexe et des femmes, en mythifiant la figure de la prostituée à travers un personnage qui, avant son automutilation, était peinte sous les traits d’une sorte de monstre fabuleux. L’auteur cultive une ambivalence de l’effroi et de la merveille, à mi-chemin entre les modèles de Méduse et de Mélusine, conjuguant l’esthétique fin de siècle et le mythe médiéval.

Depuis la fin du XIXe siècle, un certain nombre de romans mettent en scène un narrateur artiste ou écrivain qui décrit sa propre perplexité face à une compagne à laquelle il doit tout, mais dont la différence de nature rend caduque tout engagement à son égard. Tout comme les visionnaires se transforment brutalement quand ils sont sujets à leurs charismes, Mélusine, déesse des fontaines proche des vouivres, créature mi-femme, mi-serpent, évoque le thème légendaire et fantastique de la métamorphose qui, par son origine populaire puisée dans le fonds commun des contes et légendes, rejoint l’imaginaire des monstres et des hybrides. Si Mélusine est un être mi-humain, mi-animal, Véronique, sorte de femme-fauve et de prédateur anthropophage, est parée d’une forte animalité quand le narrateur évoque son passé de Ventouse-Méduse, présentant la double nature comme la nature première du personnage.

La mutilation perpétrée sur elle-même par la victime renvoie à la négativité inscrite dans le processus créateur, tel que l’a étudié Thélot à partir de la poésie romantique et tel que Giorgio Agamben l’a généralisé à la littérature moderne. « Écrire, c’est tuer symboliquement, mais en sachant qu’on tue67

Jérôme Thélot, op. cit., p. 495.

 », écrit Thélot à propos de Baudelaire dans son ouvrage Violence et poésie68

Ibid., p. 447.

. « L’écriture est violence, refus du don d’autrui, mise à mort69

Ibid.

 », ajoute-t-il. Thélot voit dans ces mots une affirmation de la littérature comme exercice des différences, comme reproduction du sacrifice d’autrui par l’emploi esthétique de son apparence, l’ambition de l’écrivain étant de devenir une sorte d’égal du divin. Selon Agamben, la littérature moderne est marquée par l’expérience, au sein de l’écriture, de la dépossession de soi, voire de la dénaturation de soi. Selon lui, toute création est un processus destructeur qui implique d’être dépossédé de son outil – le langage – et de soi-même70

Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. par Yves Hersant, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 90.

. Dans cette logique, écrire devient le lieu d’un conflit et d’un échec, et tout acte créateur se confronte à l’impuissance créatrice.

Baudelaire, dans Fusées, tente de formuler les principes d’une littérature sacrificielle. « De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire71

Charles Baudelaire, Fusées. Mon cœur mis à nu. La Belgique déshabillée, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, Folio, 1986, p. 658.

 », il fait le lieu d’un rapport de forces menant au sacrifice, comme dans « l’opération chirurgicale » de l’acte d’amour, où l’un est « l’opérateur, le bourreau », tandis que « l’autre, c’est le sujet, la victime »72

Ibid.

. La logique de la littérature sacrificielle fait de l’acte créateur le lieu d’un conflit et d’une culpabilité. Si créer revient à faire violence au langage et à se faire violence, c’est qu’il n’y a pas de langage sans victime. L’espace littéraire est le lieu d’un sacrifice. La littérature sacrificielle a besoin de légitimer ses créations et d’échapper à la culpabilité en offrant au Dieu terrible une victime : l’œuvre bloyenne s’érige sur la perte de Véronique, sacrifiant à travers elle les figures légendaires de la Méduse et de la Muse errante et prostituée, dont il narre la rencontre dans son premier roman. Sans le sacrifice de Véronique, l’œuvre n’aurait pu voir le jour. Par « Véronique », nous désignons à la fois une personne réelle – Anne-Marie Roulé – et un personnage fictif, son double romanesque, la Véronique Cheminot du Désespéré. La vie réelle est le support de la fiction. Dès 1877, alors que Bloy se retire momentanément à La Trappe, il met en balance son œuvre et son amour dévorant pour la pauvresse dont le salut dépend de lui. Une tension s’installe déjà, la nécessité d’un choix symbolique, se consacrer à sa bien-aimée ou à son œuvre : « J’ai une belle carrière qui m’attend dans le monde. J’en fais volontiers le sacrifice pour que tu sois sauvée.73

Léon Bloy, Lettres à Véronique, éd. par Jacques Maritain, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 6.

 » C’est le contraire qui a eu lieu : Véronique est sortie de la vie de Bloy, permettant l’émergence de l’œuvre. L’écrivain n’a pas sacrifié son œuvre pour Véronique, il a sacrifié Véronique à son œuvre. En janvier 1887, cinq ans après l’internement d’Anne-Marie, Bloy publie Le Désespéré, transposition romanesque et autobiographique de leur histoire. Comme dans la vie, Véronique est immolée en perdant la raison dans la dernière partie du roman. Or la jeune femme, peinte sous les traits de la Méduse, avec qui Bloy vécut quatre ans d’une relation passionnée évoluant en délire mystique, est la véritable inspiratrice de son œuvre. Avant de la rencontrer, il savait seulement qu’il voulait être un écrivain catholique dans la lignée de Barbey. Après l’avoir rencontrée, il s’est trouvé investi d’un « secret » : son projet littéraire a mûri au contact de la visionnaire. L’ex-maîtresse de Bloy, qui fut son maître à penser – ou à rêver –, demeure un personnage mystérieux : personne ne l’a connue, et seuls Tardif de Moidrey et Hello étaient informés de son existence pendant ses quatre ans de liaison secrète avec l’écrivain à ses débuts. Après sa disparition, Véronique devient le mythe fondateur de l’œuvre bloyenne, et les paroles qu’elle a pu prononcer seront à jamais enfouies dans le silence. À Ernest Hello qui voulait connaître le contenu des paroles d’Anne-Marie, Bloy répond : « Elle me défend de vous […] communiquer [ses paroles]…d’ailleurs, quelques-unes de ces choses sont tellement fortes que vous-même ne pourriez les entendre74

Léon Bloy, « Lettre à Ernest Hello », 19 avril 1880, dans le dossier Anne-Marie Roulé, Fonds Joseph Bollery, La Rochelle, ms 2809.

. » Sous couvert de l’effroi lié au sacré, Bloy s’empare des dires de sa compagne, dont il se fait l’unique interprète, confisquant la parole de l’Autre.

***

À la fin du XIXe siècle, la figure de la Méduse, associée à celle de la Muse et de la femme visionnaire, est utilisée, chez certains écrivains héritiers des romantiques, pour alimenter un métadiscours sur la création littéraire et poétique. Elle devient une métaphore de la posture de l’artiste, de l’inspiration poétique, et l’acte créateur lui-même. De la fin du XIXe siècle jusqu’à notre modernité, nous pouvons constater à quel point l’ambivalence attachée à la figure de la Méduse sert à construire une légende de la création littéraire et poétique qui associe Méduse, Muse, femme visionnaire, femme-fée, en nourrissant le mythe sacrificiel fondateur des origines de l’œuvre. On ne peut que souligner à quel point l’ambiguïté névrotique du regard masculin trouve ses racines dans une culture qui assimile le féminin aux figures traditionnelles et passives de l’inspiration.

La Méduse est objet de fascination comme de mépris. Son regard aveugle offre à celui qui le contemple un miroir pour regarder le monde et pour se regarder soi-même. La rencontre de l’artiste et de la femme, à la fois Muse et Méduse, fonde la dimension sacrificielle de l’acte créateur. Celle qui est à l’origine de l’œuvre, qui en fournit le principe secret, est appelée à être oubliée, quittée : elle doit disparaître pour que l’œuvre vive, pour que dans l’absence elle puisse nourrir la légende des origines. Nadja, héroïne éponyme du roman d’André Breton, est, comme la Véronique de Bloy, une femme errante dont la rencontre fortuite, dans la rue, révèle le narrateur à lui-même et à sa vocation d’écrivain. Cette fascination, qui est à l’origine de l’écriture, est liée au regard pétrifié de la Méduse, de celle qui voit tout en étant aveugle. « Les yeux de fougère75

André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1964 [1928], p. 130.

 » de Nadja, tout comme ceux de la Méduse, sont des yeux sans regard, de même que sa parole est l’objet d’une confiscation. L’acte créateur, depuis l’époque romantique, est ramené à une sorte de « péché originel », une négativité fondamentale, qui passe par le sacrifice d’une victime, le sacrifice de l’autre au discours du moi, et, traditionnellement, une instrumentalisation du féminin. Nous retrouvons ce modèle à travers toute la littérature, et notamment chez Beckett. Premier amour, récit rétrospectif qui couvre la période d’une gestation humaine, raconte l’origine d’une écriture, à travers la rencontre d’Anne-Loulou, femme errante, Méduse sans regard, et qui louche, telle la Louchette baudelairienne. C’est dans la promiscuité avec sa Muse que le narrateur-écrivain commence pour la première fois à écrire, mais il ne peut soutenir ni son regard ni sa parole, et c’est parce qu’il la quitte que l’œuvre, dégagée de l’autre, peut acquérir son autonomie : « Je ne me sentais pas bien à côté d’elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu’elle, et c’était déjà énorme, aux vieilles choses éprouvées, l’une après l’autre, et ainsi, de proche en proche à rien, comme par des marches descendant vers une eau profonde. Et je savais qu’en la quittant je perdrais cette liberté.76

Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 1970, p. 39.

 »


Pour citer cette page

Lydie Parisse, « Muses Méduses fin de siècle » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


[ezcol_1half]

Page précédente
Monsieur de Phocas ou les visages de Méduse[/ezcol_1half] [ezcol_1half_end]

Page suivante
Myra de Marcus Harvey,
nouvelle figure de Méduse
[/ezcol_1half_end]