Lydie Parisse
Université de Toulouse le Mirail
Lydie Parisse est enseignant-chercheur à l’Université de Toulouse le Mirail, rattachée à l’équipe ELH-PLH. Dix-neuviémiste de formation, elle travaille sur la création littéraire et le théâtre (du symbolisme au théâtre contemporain) en lien avec la tradition spirituelle de la voie négative. Elle a récemment publié l’ouvrage collectif Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours (Paris, Classiques Garnier, 2012).
À la fin du XIXe siècle, la figure de la Méduse devient une représentation de la posture de l’artiste fin de siècle, mais aussi une figure de l’inspiration poétique et, enfin, une illustration du processus créateur, envisagé, depuis l’époque romantique, dans sa dimension négative de sacrifice et de perte, ainsi que l’a montré Jérôme Thélot dans son essai Violence et poésie (1993). Nous évoquons essentiellement Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly et Le Désespéré de Léon Bloy.
At the end of the nineteenth century, the figure of Medusa becomes a representation of the posture of the artist, but it is also a figure of poetic inspiration. Finally, it is an illustration of the creative process, envisaged since the romantic period in its negative size of sacrifice and loss, as Jérôme Thélot showed in his essay Violence et poésie. We study essentially Un prêtre marié of Barbey d’Aurevilly and Le désespéré of Léon Bloy.
La Méduse, des Grecs aux peintres Rubens et Le Caravage, ne cesse de fasciner, dans le cadre d’une esthétique oculocentrique1
Voir Georges Bataille, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, 1993. Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes. vol. II : 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 49-50. Voir Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, nouv. éd. augmentée, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 [1988]. Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, trad. par Constance Thompson Pasquali, Paris, Denoël, 1977, p. 47. Jean Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989.
Nous tenterons de montrer comment la figure devient à cette époque une représentation de la posture de l’artiste fin de siècle, mais aussi une figure de l’inspiration poétique ; enfin, une illustration du processus créateur, envisagé, depuis l’époque romantique, dans sa dimension négative de sacrifice et de perte, ainsi que l’a montré Jérôme Thélot dans son essai Violence et poésie6
Jerôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993.
Portrait de l’artiste en Méduse
Ce qui marque sans doute la littérature fin de siècle, c’est la place importante accordée à la figure de l’écrivain dans les œuvres de fiction : un écrivain masculin, qui s’affirme souvent contre son public et fait siens les préceptes baudelairiens pour asseoir sa posture. Charles Baudelaire, à la suite du Sturm und Drang, a prôné la beauté de la Méduse. Praz, dans son ouvrage intitulé La Chair, la mort et le diable, donne un vaste aperçu de ce qu’il nomme la « libido algolagnique7
Algolagnie (du grec «algos », douleur, et « lagnéia », commerce intime : plaisir sexuel lié à la douleur ressentie ou suscitée, selon le Larousse). Mario Praz, op. cit.p. 47.
L’esthétique du terrible et de l’horrible trouve sa consécration chez Baudelaire. Il avait un goût des histoires d’amour avec des femmes difformes ou laides : les naines, les géantes, Sara la « Louchette », la mendiante rousse… D’après Praz, il a un sens de la beauté éminemment méduséen. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire fait ainsi l’éloge de la beauté corrompue, maudite et fatale :
J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste… Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, – soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation et de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractéristiques du Beau.9
Charles Baudelaire, cité par Mario Praz, op. cit., p. 47.
Tristesse, mélancolie, amertume refluante, choc des contraires, tels sont les critères de la beauté méduséenne, que nous trouvons abondamment représentée dans la peinture symboliste de Arnold Böcklin et de Fernand Khnopff. La revendication du modèle méduséen comme fondement d’une posture de l’artiste n’aura de cesse à partir de cette époque.
En 1875, dans La Méduse-Astruc, Léon Bloy se livre à un panégyrique assez grandiloquent du buste de Jules Barbey d’Aurevilly qui vient d’être sculpté par Zacharie Astruc. Le Connétable des lettres est immortalisé dans la pierre avec ses attributs d’écrivain redoutable. Bloy, faisant l’éloge de la colère pétrifiée de la Méduse, met en scène sa propre stupeur et s’émerveille en Pygmalion devant ce visage expressif tiré de l’argile, et conçu « pour l’épouvante et la pétrification des bourgeois de la Terre10
Léon Bloy, « La Méduse-Astruc », dans Œuvres, vol. IV, éd. par Joseph Bollery et Jacques Petit, Paris, Mercure de France, 1965, p. 21. Ibid., p. 26. Ibid., p. 22. Ibid., p. 24. Ibid., p. 28. Ibid., p. 28-29. Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 202.
À la fin du XIXe siècle français, à une époque de récession du religieux pendant laquelle le catholicisme, pour ramener les foules, a recours aux charismes et aux miracles – comme en témoigne le succès des pèlerinages de Lourdes et de La Salette –, cette beauté corrompue de la Méduse trouve une application dans le champ religieux, chez des écrivains chrétiens tels Barbey et Bloy17
Le rapprochement entre l’œuvre de Barbey et celle de Bloy permet de mettre en avant quelque chose de commun dans la représentation de cette Méduse propre aux deux œuvres : peut-être est-elle de l’ordre d’une formulation de la « pulsion spirituelle » ainsi que Paul Diel, dans Le symbolisme dans la mythologie grecque. Étude psychanalytique (Paris, Payot, 1952, p. 104-108), le dit de Méduse ? Léon Bloy, « Celle qui pleure », dans Œuvres, vol. X, op. cit., 1970, p. 172. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1978 [1947], p. 208. Pierre Glaudes, « Barbey et la parabole », Littératures. Barbey polémiste, numéro dirigé par Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard, n° 58-59, 2008, p. 234. Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) est une visionnaire allemande, de milieu modeste, bergère et illettrée, devenue célèbre par sa stigmatisation, rendue publique en 1813, et pour ses visions sanglantes du supplice de la croix et des enfers. Tourmentée par les autorités, elle fut l’objet de deux enquêtes publiques pour ses stigmates. Son secrétaire, dans les dernières années de sa vie, fut le poète Clémens Brentano. Son procès de béatification fut introduit à Rome en 1892. Elle fascina des écrivains tels que Barbey d’Aurevilly, Huysmans, Bloy, Bataille.
Méduse et inspiration poétique
Ce n’est pas un hasard si La Méduse-Astruc associe un portrait de l’artiste en Méduse à un développement sur l’enthousiasme, dans la lignée du romantisme. Dans cette tradition, l’enthousiasme, conçu comme un feu sacré, traduit l’investiture de l’écrivain par le divin, toute écriture n’étant qu’une réécriture de l’Écriture, toute création ne pouvant être qu’une recréation. Par ailleurs, pour les romantiques, l’acte créateur humain est à l’image de l’acte créateur divin, nécessairement violent. Pour ces écrivains et leurs héritiers, la Méduse, liée à la figure de la femme visionnaire, arrive à point pour alimenter cette thématique sacrificielle, en privilégiant les valeurs négatives de perte, de sacrifice, d’amputation.
Dans son roman Un prêtre marié, paru en 186522
Paris, A. Faure.
Le premier portrait de Calixte par l’abbé Hugon est celui d’une stigmatisée marquée de l’« horreur pour la vie23
Jules Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié, éd. revue et complétée par Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1980, p. 46. Ibid., p. 94. Ibid., p. 78. Ibid., p. 155. Ibid., p. 159. Ibid., p. 113. Ibid., p. 151. Ibid., p. 23. Ibid., p. 29.
Calixte, image de perfection chrétienne, est une créature oxymorique chargée d’incarner la rencontre improbable des contraires, à la fois « Marthe et Marie tout ensemble, dans sa passive activité32
Ibid., p. 152. Ibid., p. 113. Ibid., p. 76-77. Ibid., p. 153. Ibid., p. 136.
Plus encore, cette activité visionnaire est garante de l’activité poétique. La figure de la femme visionnaire véhicule des représentations de l’altérité : elle est chargée d’incarner l’Autre au cœur du groupe social et religieux, l’Autre au cœur du langage, l’Autre au cœur de l’œuvre. À ce titre, il est pas indifférent qu’elle soit assimilée à celle du génie, voire de l’inspiration poétique. Calixte, « d’une ignorance de sauvage37
Ibid., p. 50. Ibid., p. 51.
Il en va de même pour une femme visionnaire centrale dans l’œuvre romanesque de Bloy : il s’agit de la Véronique du Désespéré – son premier roman, paru en 188639
Paris, A. Soirat. Pierre Chuvin, La mythologie grecque. Du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, Fayard, 1992, p. 137.
Dans Le Désespéré, le personnage principal, l’écrivain Caïn Marchenoir, a recueilli dans la rue une prostituée occasionnelle, Véronique Cheminot, surnommée « la Ventouse », qu’il convertit. Cette femme devient une croyante fervente, au point de se consumer en visions. Ses épisodes visionnaires s’amplifiant, elle en perd la raison et doit être internée. Peu après, Marchenoir se fait écraser par un camion et on le retrouve mourant à la dernière page, au seuil de la perdition et du salut.
En réalité, ce roman transpose librement un épisode autobiographique de la vie de Bloy, qui vécut à Paris, entre 1878 et 1882, aux côtés d’une jeune femme illettrée, Anne-Marie Roulé, prostituée occasionnelle qu’il avait sauvée de la rue et convertie, jusqu’à ce qu’elle sombre dans la folie et le quitte pour être internée à l’hôpital Saint-Anne. Dans la première partie du roman, Bloy narre la fascination de son personnage pour Véronique, au même titre qu’il confie lui-même, dans sa correspondance, l’admiration qu’il éprouvait pour celle qui lui a inspiré l’écriture de son premier roman, ainsi que les visions présentes dans Le salut par les juifs.
De 1878 à 82, ma vie a été réellement extraordinaire […]. Je vivais en contact permanent avec un être tout à fait exceptionnel, qui a soudainement et tragiquement disparu, me laissant dans l’horreur de ce monde, horreur prodigieusement accrue pour moi par quatre années d’une existence lumineuse où je croyais marcher tous les jours dans un incendie.41
Léon Bloy, Lettres à René Martineau (1901-1917), Paris, La Madeleine, 1933, p. 277-278.
Comme son modèle, Marchenoir vit, aux côtés de Véronique, une vie merveilleuse qui le protège de l’ennui du monde réel. Subjugué, il décrit ainsi sa compagne : « cette habitante de l’autre rive […] à laquelle aucune dévote ne ressemblait et qui semblait avoir reçu, en même temps que le don de la perpétuelle prière, la faculté surhumaine de tout ramener à une vision objective42
Léon Bloy, Le Désespéré, Œuvres, vol. III, op. cit., 1964, p. 287. Voir Michel de Certeau, « Figures du sauvage », La fable mystique. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982. Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 287.
Véronique, suspendue entre deux mondes, est une créature double qui allie en elle les contraires : femme-enfant, fée-sorcière, sainte-prostituée, Thaïs-Méduse, Ventouse-Madeleine. Au croisement du religieux et du paganisme, elle est le personnage hybride par excellence, comme en témoigne l’étrange nature du contrat qui l’unit à Marchenoir, et fait songer à la légende de Mélusine. Avant son mariage, Mélusine pose ces conditions à Raymondin : « Ne me demandez pas qui je suis. Aussi longtemps que vous me poserez cette question, je pourrai rester auprès de vous.45
Mélusine à Raymondin dans « Livre XVI », Parzival, trad. par Danielle Buschinger, Paris, UGE, 1989, p. 380. Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 287.
Le type de relation qui unit Véronique à Marchenoir ressemble à celui qui unit Mélusine à Raymondin dans la légende, à savoir une relation mal assortie entre deux individus qui ne sont pas de même nature, ou encore une union impossible entre un être humain et un monstre. Le fonctionnement en est le même : l’homme rompt le contrat et la femme s’enfuit. Marchenoir, en écrivant une lettre de déclaration d’amour à Véronique, rompt le contrat fondé sur le modèle du pur amour mystique qui refuse toute consommation charnelle. Il se trompe d’histoire et Véronique fuit, non dans les airs comme Mélusine, mais dans la folie. Au lieu de se transformer en femme-oiseau comme les ancêtres des sirènes, elle s’absente dans un asile d’aliénés. Issue moderne, plus prosaïque de la légende.
L’histoire de Marchenoir et de Véronique, comme celle de Mélusine, débouche sur l’absence. Si Marchenoir ne peut épouser Véronique, c’est pour des raisons obscures qui ne correspondent pas aux données biographiques et semblent désigner la nature monstrueuse de la femme-médiatrice : « Impossible d’épouser la femme qu’il aimait, impossible surtout de vivre sans elle47
Ibid., p. 104. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 10/18, 1972, p. 310.
La Véronique du Désespéré apparaît comme une créature fabuleuse aux capacités métamorphiques et qui, par sa fonction de médiatrice, échappe à l’ordre naturel tout comme à la psychologisation propre au genre romanesque. Cependant, elle n’est autre qu’une figure de la Muse sacrifiée. La compagne de Bloy, tout comme son avatar romanesque, sombrent dans la folie avant de disparaître totalement de la vie de leur compagnon ; or avant de s’évanouir, elles leur auront non seulement fourni la matière d’un premier roman autobiographique, mais aussi révélé le contenu de l’œuvre à venir, en leur transmettant leur « secret ». L’œuvre doit sa naissance au sacrifice de la Muse. La mise en scène de ce sacrifice se fait par le biais de la figure de la Méduse. Si Véronique possède un don de vision, celui-ci, néanmoins, la rend inquiétante aux yeux du narrateur qui la considère comme un monstre, à l’image de la Méduse : un monstre qui le répugne et l’attire. La figure de la Méduse n’est plus seulement convoquée pour représenter l’artiste et sa Muse, mais pour décrire le processus créateur dans sa négativité fondamentale.
Méduse et sacrifice fondateur
Le Désespéré raconte le sacrifice de la Méduse, déchue de sa beauté originelle : aux origines en effet, il est dit que la Méduse est une belle jeune fille à l’opulente chevelure. Le roman est l’histoire d’une dévastation : Marchenoir, qui vit une relation platonique avec sa protégée, découvre soudain qu’il est amoureux d’elle et fuit loin d’elle, lors d’une retraite à la Grande-Chartreuse, d’où il lui adresse une lettre passionnée, lui demandant de trouver un remède à cette passion qui le ronge. Elle décide alors, pour le dégoûter d’elle, de se défigurer, se faisant tondre la chevelure et arracher les dents. Hélas, son automutilation ne servira à rien : Marchenoir, à son retour de la Grande-Chartreuse, la trouve plus belle que jamais. Il découvre l’amputation de la tête de son amie et érige cette amputation en critère de beauté. « Les traits, demeurés intacts, semblaient être devenus plus beaux, de même que les membres épargnés sont faits plus robustes, paraît-il, après une amputation.49
Ibid., p. 193.
Ces yeux « étrangers50
Ibid., p. 194. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid.
Le motif paradoxal de l’aveuglement lié à l’activité visionnaire est un topos déjà présent dans la tradition spirituelle médiévale, pour laquelle ceux qui voient l’invisible n’en sont pas moins aveugles, dans la mesure où ce qu’ils – elles – voient est la nuit de l’âme et les ténèbres sans fin dans laquelle ils attendent l’illumination divine. Ce motif appartient à l’histoire de l’anti-oculocentrisme, qui, avant L’histoire de l’œil de Bataille, voit la figure de l’aveugle évoluer à l’époque des Lumières, l’aveuglement étant garant d’une perception primitive et originelle58
Voir William R. Paulson, Enlightenment, Romanticism, and the Blind in France, Princeton, Books on Demand, 1987, p. 26. Cité par Tomasz Swoboda, « Mystique, cécité et discours antioculocentrique dans quelques textes du XXe siècle », dans Lydie Parisse (dir.), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 124.
Des attributs conventionnels de la Méduse, Véronique possède, avant sa mutilation, la chevelure. Le narrateur évoque « le débordement de la chevelure59
Ibid., p. 195. Ibid. Ibid.
Quand la Ventouse n’exista plus, cette houle flamboyante reflua comme elle put, dans tous les sens, pressée, tassée en bandeaux, en nattes, en rouleaux, en paquets, écartelant les épingles, mettant les peignes sur les dents, tombant onéreusement sur ses épaules et quelquefois sur le bas de ses reins, jusqu’à ce que, tordue en un despotique et monstrueux chignon, elle pût enfin tenir tranquille pour l’amour de Dieu.62
Ibid., p. 195.
Personnage prédateur et phallique, « la Ventouse » devient, par la sensualité de ses narines, une « manière de contrepoids à l’héroïsme masculin63
Ibid.
Sa bouche avait été dangereuse autant que toutes les gueules et tous les suçoirs de l’abîme […]. Le baiser de ses lourdes lèvres, bestialement exquises, cassait les nerfs, fripait les moelles, détraquait les cervelles, dévissait toutes les cuirasses, déboulonnait jusqu’à l’avarice, transformait les aliénés en idiots et les simples en énergumènes.64
Ibid.
La figure de la Méduse instaure un brouillage entre les genres, et nous retrouvons chez Bloy les mêmes jeux de déstabilisation de l’identité sexuelle que chez son maître, comme le souligne Myriam Watthee-Delmotte à propos des héroïnes aurevilliennes : elles « sont bien décrites avec des attributs féminins, mais leur initiative dans le domaine de l’amour tend à les viriliser65
Myriam Watthee-Delmotte, « Rops illustrateur de Barbey d’Aurevilly ou les miroirs de Méduse », Les Cahiers du GRIT, (Lien) (page consultée le 1er novembre 2013).
Le personnage de Véronique s’établit donc sur les ruines de la Ventouse-Méduse, en présentant par sa nouvelle hideur toutes les caractéristiques de la beauté délabrée typiquement méduséenne. Femme fatale – mais qui ne l’est qu’à elle-même –, la Ventouse est une exacerbation de l’image de la femme visionnaire, que de Certeau associe aux figures du sauvage66
Michel de Certeau, op. cit.
Depuis la fin du XIXe siècle, un certain nombre de romans mettent en scène un narrateur artiste ou écrivain qui décrit sa propre perplexité face à une compagne à laquelle il doit tout, mais dont la différence de nature rend caduque tout engagement à son égard. Tout comme les visionnaires se transforment brutalement quand ils sont sujets à leurs charismes, Mélusine, déesse des fontaines proche des vouivres, créature mi-femme, mi-serpent, évoque le thème légendaire et fantastique de la métamorphose qui, par son origine populaire puisée dans le fonds commun des contes et légendes, rejoint l’imaginaire des monstres et des hybrides. Si Mélusine est un être mi-humain, mi-animal, Véronique, sorte de femme-fauve et de prédateur anthropophage, est parée d’une forte animalité quand le narrateur évoque son passé de Ventouse-Méduse, présentant la double nature comme la nature première du personnage.
La mutilation perpétrée sur elle-même par la victime renvoie à la négativité inscrite dans le processus créateur, tel que l’a étudié Thélot à partir de la poésie romantique et tel que Giorgio Agamben l’a généralisé à la littérature moderne. « Écrire, c’est tuer symboliquement, mais en sachant qu’on tue67
Jérôme Thélot, op. cit., p. 495. Ibid., p. 447. Ibid. Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. par Yves Hersant, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 90.
Baudelaire, dans Fusées, tente de formuler les principes d’une littérature sacrificielle. « De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire71
Charles Baudelaire, Fusées. Mon cœur mis à nu. La Belgique déshabillée, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, Folio, 1986, p. 658. Ibid. Léon Bloy, Lettres à Véronique, éd. par Jacques Maritain, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 6. Léon Bloy, « Lettre à Ernest Hello », 19 avril 1880, dans le dossier Anne-Marie Roulé, Fonds Joseph Bollery, La Rochelle, ms 2809.
***
À la fin du XIXe siècle, la figure de la Méduse, associée à celle de la Muse et de la femme visionnaire, est utilisée, chez certains écrivains héritiers des romantiques, pour alimenter un métadiscours sur la création littéraire et poétique. Elle devient une métaphore de la posture de l’artiste, de l’inspiration poétique, et l’acte créateur lui-même. De la fin du XIXe siècle jusqu’à notre modernité, nous pouvons constater à quel point l’ambivalence attachée à la figure de la Méduse sert à construire une légende de la création littéraire et poétique qui associe Méduse, Muse, femme visionnaire, femme-fée, en nourrissant le mythe sacrificiel fondateur des origines de l’œuvre. On ne peut que souligner à quel point l’ambiguïté névrotique du regard masculin trouve ses racines dans une culture qui assimile le féminin aux figures traditionnelles et passives de l’inspiration.
La Méduse est objet de fascination comme de mépris. Son regard aveugle offre à celui qui le contemple un miroir pour regarder le monde et pour se regarder soi-même. La rencontre de l’artiste et de la femme, à la fois Muse et Méduse, fonde la dimension sacrificielle de l’acte créateur. Celle qui est à l’origine de l’œuvre, qui en fournit le principe secret, est appelée à être oubliée, quittée : elle doit disparaître pour que l’œuvre vive, pour que dans l’absence elle puisse nourrir la légende des origines. Nadja, héroïne éponyme du roman d’André Breton, est, comme la Véronique de Bloy, une femme errante dont la rencontre fortuite, dans la rue, révèle le narrateur à lui-même et à sa vocation d’écrivain. Cette fascination, qui est à l’origine de l’écriture, est liée au regard pétrifié de la Méduse, de celle qui voit tout en étant aveugle. « Les yeux de fougère75
André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1964 [1928], p. 130. Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 1970, p. 39.
Pour citer cette page
Lydie Parisse, « Muses Méduses fin de siècle » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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