Méduse à trois têtes :
de la polyphonie au tragique
Médée Kali de Laurent Gaudé

Claire Augé-Rabier
Professeure agrégée, Académie de Lyon

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Claire Augé-Rabier est professeure agrégée de Lettres modernes au lycée Charlie Chaplin (Décines, France). Titulaire d’un master 1 en allemand et d’un master 2 en Lettres modernes, elle a consacré son mémoire de recherche de master 2, en littérature comparée, à la figure de Médée (La voix de Médée. Réécritures contemporaines du mythe in : Medea. Stimmen de Christa Wolf et Médée Kali de Laurent Gaudé).

 

Laurent Gaudé interroge la figure de Méduse à la manière d’un ready-made : la Gorgone est associée à deux autres démons de la nuit, Médée et Kali. Cerbère à trois têtes, la voix de cette héroïne s’intensifie par sa polyphonie ; elle n’est plus figure d’altérité absolue mais au contraire figure métisse. Il nous faut également noter que, outre cet enrichissement mythique, le genre théâtral choisi par Laurent Gaudé offre à cette figure grecque, habituellement contrainte au silence puisqu’elle pétrifie tous ceux qui lui accordent de l’attention, un espace de parole où sa voix éclate. Force est alors de constater que le spectateur, silencieux par essence, est contraint à l’écoute ; le théâtre quitte le simple espace scénique et s’annexe le silence. Ainsi, Méduse, créature-voix, lutte face à un silence puissant et tueur : de cette lutte, renaît un sentiment tragique.

Laurent Gaudé investigates the figure of the Medusa as a ready-made: the Gorgone is associated with two other nocturnal demons, Medea and Kali. A three-headed Cerberus, this heroin’s voice is intensified through its polyphony; she ceases to be the figure of radical otherness to become, on the contrary, a hybrid figure. It is also to be noted that, besides this mythical enrichment, Laurent Gaudé, in choosing the theatrical genre, gives this Greek figure, usually confined to silence because she petrifies those whose attention she draws, a space for speech where her voice explodes. As a consequence, the spectator, silent by definition, is forced to listen; theatre leaves the simple space of the stage to avail itself of silence. Thus, Medusa, a voice-creature, toils in the face of a powerful and lethal silence: her struggle gives rise anew to a sentiment of the tragic.


Le mythe de Méduse ne nous est parvenu que de façon littérarisée ou travaillée par un artiste, c’est-à-dire « tout enrobé de littérature1

Pierre Brunel, « Introduction », Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988, Introduction.

 ». Le prénom Gorgo crée un semblant d’unicité, agissant à la manière d’un « désignateur rigide »2

Saul Kripke, cité dans Véronique Léonard-Roques, « Figures mythiques, mythes, personnages. Quelques éléments de démarcation », dans Figures mythiques. Fabrique et métamorphose, Clermont-Ferrand, PUBL, 2008, p. 30.

. Toutefois, ce nom convoque la somme de toutes ses incarnations : au sein des réécritures, la figure mythique est transformée ; elle n’est pas unique mais au contraire plurielle. Le nom renvoie à un caractère marquant plutôt qu’à un personnage particulier. Ainsi, nous pouvons envisager la figure mythique telle qu’un ready-made selon la formule du sculpteur Duchamp : « L’usure des matériaux rend possible le renouvellement de l’écriture par des transformations qui ont pour effet de mettre à nu les sujets et les objets de la narration.3

Wladimir Krysinski, « Don Juan mis à nu par ses scripteurs, même », dans Yves Chevrel et Camille Dumoulié (dir.), Le mythe en littérature. Essais en hommage à Pierre Brunel, Paris, PUF, 2000, p. 108.

 »

Cette usure érode les invariants du mythe et entraîne de profondes transformations de la figure mythique qui semble alors devenir un « objet qui se prête à toutes les déconstructions-reconstructions, à la manière précisément d’un ready-made4

Ibid., p. 109.

 ». La figure de Méduse a ainsi été déconstruite et reconstruite. Ainsi, à l’orée du XXIe siècle, siècle du métissage culturel et de la mondialisation, Méduse se mêle à deux autres grandes figures mythiques dans la pièce de Laurent Gaudé Médée Kali. Laurent Gaudé, dramaturge et romancier français, aime à tisser dans ses œuvres différentes cultures, légendes et histoires ; l’écrivain ne réécrit pas les mythes au sens propre du terme, il extrait leurs parfums qu’il combine à d’autres essences. C’est ainsi qu’il mêle les Enfers grecs, Dante et l’Italie contemporaine dans La porte des enfers, ou encore pour reprendre ses mots la vieille Hécube aux conteurs bambara dans La mort du roi Tsongor. « Mon antiquité n’existe pas. Il n’y a aucune terre que je puisse fouiller avec un désir d’archéologue et qui me dévoilerait les vestiges que je cherche. C’est un espace imaginaire où la vieille Hécube côtoie des conteurs bambara […]5

Laurent Gaudé, « Inspiration : l’Antiquité », Laurent Gaudé, <http://www.laurent-gaude.com/index2.html> (page consultée le 5 septembre 2013).

 ». Cette réécriture ne s’inscrit pas dans la mouvance des réécritures des XXe et XXIe siècles : elle n’est ni retour aux sources, ni réécriture féministe, ni revendication politique6

En effet, Médée Kali est le résultat d’une commande d’écriture de la Compagnie les Mots dits.

. Le mythe prend un nouvel envol. Ainsi l’antiquité mythique que l’on retrouve dans la pièce Médée Kali, créée le 11 septembre 2003 au théâtre du Rond-Point à Paris dans une mise en scène de Philippe Calvario, devient un espace imaginaire où Médée, l’infanticide, côtoie Kali, déesse hindoue déchue. Si le désignateur rigide de Méduse est effacé du titre, il ouvre néanmoins cette pièce quasi monologique : « Je suis la Méduse, / Gorgo, Gorgo, la Méduse.7

Laurent Gaudé, Médée Kali, Arles, Actes Sud, 2003, p. 8. Désormais MK.

 » Méduse est le lien entre les deux figures ; elle est celle qui permet le métissage et transcende les cultures. « Les hommes, sur notre passage, parlent de la Gorgone à trois têtes. »8

Ibid., p. 37. (en italique dans le texte)

Le lien entre Méduse et Médée est légitimé par une étymologie commune : en effet, leurs noms découlent de la même racine indo-européenne med-. Médée signifie « celle qui est de bon conseil » : elle représente donc la femme sage perdue dans sa méditation. Or, pour les Grecs, le sage méditant avait le même œil fixe que celui pétrifiant de la Méduse. Laurent Gaudé tire parti de deux expressions françaises – « être pétrifié » et « être médusé » – pour unir Méduse aux deux autres figures. Médée, par l’infanticide, pétrifie, au sens figuré, Jason et les Corinthiens.

Ils sont là.
Regarde,
Pétrifiés, devant nous.
C’est moi qui ai fait cela.
[…] C’est la foule de ceux qui voulaient me cracher dessus
Mais qui se sont figés dès qu’ils ont croisé mon regard.
C’est la foule de ceux qui sont restés saisis dans l’effroi pour l’éternité.9

Ibid., p. 7-8.

Force est de noter le riche champ lexical de la pétrification : « pétrifier », « statues », « immobile », « figé », « saisi ». On peut remarquer le glissement du sens littéral au sens abstrait dans le passage de la pierre à l’effroi. Laurent Gaudé pousse plus loin encore son analyse du sème « méduser » : « être médusé », cela signifie être étonné, être perplexe face à quelque chose d’incroyable. Or Kali étonne par ses pouvoirs divins : « Les statues, sous les yeux médusés des brahmanes, ont pris vie.10

Ibid., p. 14.

 »

De plus, on ne peut être que frappé par les similitudes entre le mythe de Méduse et celui de Kali : le viol par les brahmanes et par Poséidon, la jeune beauté de Kali et de Méduse, les références serpentines et enfin le mythème de la décollation. Le mythe raconté dans Médée Kali est un mythe métis qui pose un nouveau regard sur Méduse : l’effroi avec le visage de Médée, l’étonnement sous les traits de Kali. Une telle remarque force la contradiction ; depuis l’origine du mythe, Méduse est comprise comme la figure de l’altérité absolue. Comment peut-elle devenir figure d’union ? Si l’altérité s’efface ou du moins s’amenuise, quel lien peut-elle créer avec le spectateur qui lui fait face, dans le cadre confiné du théâtre ? Peut-elle devenir une nouvelle figure tragique ?

Voix polyphonique

Écho de la voix de déesse-mère

Figures de l’ambiguïté de la Terre et de la femme, les déesses-mères à l’exception de Déméter sont à la fois douces et cruelles. Elles sont en effet celles qui font naître parce qu’elles peuvent faire mourir11

Jean Przyluski, La Grande déesse. Introduction à l’étude comparative des religions, Paris, Payot, 1950, p. 17.

. Médée Kali réunit trois mythes et deux cultures différentes : le nom composé rythme toute la pièce, apparaissant à douze reprises. Ce nombre inscrit dans le texte, par la symbolique des nombres, l’union du divin (Kali) et de l’humain (Médée). Laurent Gaudé tire parti des attributs de la déesse hindoue pour pouvoir l’associer naturellement aux figures grecques, Médée et Méduse.

Je suis la déesse Kali
Aux yeux sanglants
Qui danse comme le serpent
Et touche la lune du bout des doigts.12

MK, p. 39.

Le serpent, attribut ambigu de la déesse-mère, relie l’Inde à Méduse et sa chevelure sifflante. Les yeux sanglants de Kali renouvellent le motif rouge de l’infanticide de Médée. Si la lune est un attribut de la déesse-mère, elle évoque également la nuit terrifiante des forces du mal. Cette référence consacre Médée Kali comme un « démon de la nuit13

Véronique Léonard-Roques, « Mythe de Jason et de Médée au XXe siècle : filiations et métissage », dans Yves Clavaron (dir.), Métissages littéraires, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 2005, p. 455.

 ». En mêlant le nom de Médée à celui de la déesse-mère hindoue, Kali, Laurent Gaudé restitue à la mère infanticide sa divinité perdue depuis Apollonius de Rhodes14

Médée était en effet immortelle dans la Théogonie d’Hésiode. Elle aurait été auparavant un avatar de la déesse-mère, honorée dans le Proche-Orient ainsi qu’en Grèce même. Pour l’argumentation archéologique sur les origines divines de Médée, nous renvoyons à l’étude d’Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, le va-nu-pieds et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 112.

 ; il lui redonne son éclat d’antan. Ce retour aux sources se double toutefois d’une nouveauté surprenante : le dramaturge ne redonne à Médée ni les traits d’Héra, ni ceux d’Aphrodite ou d’Artémis, déesses-mères grecques. Celles-ci ont en effet perdu leur puissance dans notre société : elles n’inspirent désormais ni crainte, ni fascination au contraire de la divinité hindoue encore adorée de nos jours. Le métissage géographique et culturel ne désagrège pas le mythe mais au contraire le réactualise. Médée Kali est le monologue d’une déesse-mère.

Le théâtre de la voix

Laurent Gaudé dessine à travers cette œuvre un cerbère féminin à qui il donne une voix. L’écriture dramaturgique offre ainsi à cette figure métisse, condamnée traditionnellement au silence par sa solitude et son altérité, un espace de parole. Médée Kali est la pièce d’une voix, d’une parole qui émerge et éclate. Le public ne peut la fuir : cette voix couvre 93% de la représentation15

La voix de Médée Kali est parfois entrecoupée par la voix outre-tombe des enfants morts.

. Comme l’écrit Charles Juliet, elle est « un mixte de sons-mots-souffle-rythme, à quoi s’ajoute un certain quelque chose propre à chacun16

Charles Juliet, « Écrire la voix », La Bartavelle, no 1, décembre 1994, <http://pppculture.free.fr/juliet.html> (page consultée le 13 avril 2010).

 ». Notre voix est l’écho de notre identité ; elle appelle, invoque, communique et exprime. Ce retour vers l’intime offert par le monologue à Médée Kali théâtralise le sujet qui se multiplie, ou se dédouble, et le fait basculer dans une dialectique du Même et de l’Autre. Constituée métaphoriquement comme un théâtre, la voix devient la scène d’un affrontement intime du « je ». Dans la pièce de Gaudé, le « je » de Médée Kali se pose tout de suite comme expression de l’altérité. En effet, Médée Kali se présente en recourant au nom propre : « Je suis la Méduse, / Gorgo, Gorgo, la Méduse.17

MK, p. 8.

 » Son nom propre se décline sous quatre formes – Médée, Méduse/Gorgo, Kali et Médée Kali – qui apparaissent à 32 reprises dans la pièce de théâtre. Cette forte récurrence du nom crée une certaine distanciation. Médée Kali pose un regard extérieur sur elle-même en recourant à la troisième personne du singulier : « Tu as décidé de suivre Médée.18

Ibid., p. 10.

 » Le « je » est dédoublé ; il est éloigné et prend un tour impersonnel. Médée Kali fait d’elle le héros de son propre récit. Cette mise à distance transforme Médée Kali en « créature » : le personnage dramatique est défiguré, dépersonnalisé dans ses va-et-vient entre regard intérieur – « je » – et regard extérieur – noms propres. D’ailleurs, Médée Kali devient, aux yeux des Corinthiens, l’expression monstrueuse de l’autre. Le fait qu’elle n’arrive à instaurer d’échange oral avec autrui l’éloigne du jeu des pronoms personnels et tend à la déshumaniser. Elle devient pour les Grecs un « ça » : « Laissez passer Médée Kali, / Le monstre aux lèvres de sang et aux mains brûlées […]19

Ibid., p. 36.

 ». L’apposition de « Médée Kali » et du groupe nominal « le monstre », sans comparant, souligne cette radicalité extrême de la figure dramatique : à chaque fois que Médée Kali recourt à une apposition à son « je », il s’agit de l’expression de la différence radicale. Dans la citation suivante, le rythme ternaire – « mère », « chienne », « étrangère » – donne à voir cette fragilité du « je ». Les regards extérieurs mettent en péril son « moi », annonçant sa destruction : « Votre mère est là, / La chienne, / L’étrangère.20

Ibid., p. 19.

 »

Métamorphoses

Le « moi » se divise en trois voix : la mère, la chienne et l’étrangère ou peut-être Médée, Kali et Méduse. Ces trois voix ne sont pas pourtant simultanées ; elles correspondent à différentes temporalités dans le déroulement du récit. Le mythe de Méduse multiplie sous la plume de Laurent Gaudé les constructions et déconstructions d’un ready-made.

Médée Kali est née sur les bords du Gange. Elle n’est alors que Médée, fille inconnue d’un quartier pauvre. Sauvée de la misère par des brahmanes, elle est rebaptisée et devient Médée Kali. C’est là la toute première métamorphose :

J’avais un nouveau nom,
Que tous, un à un, répétait.
Médée Kali
Médée Kali.21

Ibid., p. 16.

Cependant, ce nouveau nom est abandonné par amour quand Médée rencontre Jason :

Et j’ai trouvé Jason.
[…] Je l’ai vu et plus rien n’existait.
Je suis née sous ses yeux.22

Ibid. p.16

C’est là la deuxième métamorphose de l’héroïne. Médée est la figure qui correspond le plus au passé pour Médée Kali. Elle incarne l’épouse aimante et la mère, dans les deux premiers mythèmes. Elle est liée à Jason ; ses premières apparitions dans la littérature la présentent comme un adjuvant permettant à Jason de réussir sa mission. Simple second rôle, elle suit l’homme qu’elle aime trahissant alors son père Aiétès, par amour pour le Grec. Même dans la pièce d’Euripide, pièce par laquelle Médée devient pleinement indépendante de la destinée de l’Argonaute en tuant ses enfants, son crime – ses crimes – semble résulter de son amour blessé23

L’amour est l’une des motivations de l’infanticide mise en exergue par Euripide. Il est bien évident que c’est le mystère de ce crime qui est à la source des nombreuses réécritures et qui fascine les écrivains à travers les siècles. Voir Euripide, « Médée », dans Tragédies complètes I (trad. par Marie Delcourt-Curvers), Paris, Gallimard, 1962.

. Le sentiment amoureux apparaît comme l’un des principaux motifs de ce mythe, ce qui en fait un élément traditionnellement invariant. Cependant, dans l’œuvre de Laurent Gaudé, Jason n’est plus l’être aimé mais il devient l’être ayant été aimé. Médée Kali ne conjugue le verbe « aimer » avec Jason pour complément qu’au passé composé. L’amour a cédé la place à la haine : Médée a tué pour se libérer de Jason auquel elle s’était livrée. L’infanticide n’est évoqué ici que comme moyen pour elle de détruire tout ce qui l’unissait encore à l’Argonaute. C’est parce qu’il a été insuffisant et qu’il subsiste un lien entre elle et Jason que Médée revient à Corinthe dans le premier chant, pour achever son travail commencé : Médée Kali est une pièce de la rupture.

Médée va brûler la Grèce et ses enfants.
Médée va brûler Jason et sa trahison.
Je ne laisse rien derrière moi,
Ni tombe ni larme.
Médée brûle la mère.
Médée brûle l’amante et son amant.
Je mets le feu à ce qui fut ma vie.24

MK, p. 21.

Le bûcher ne laisse rien subsister et a un aspect purgatif. Brûler les enfants, c’est brûler le passé et les idées qui y étaient mêlées. Autrement dit, c’est brûler et effacer Médée. « Tu ne sentiras plus le regard de Médée sur toi. / […] / Je te laisse, à jamais Jason, effacé, derrière moi.25

Ibid., p. 26-27. C’est nous qui soulignons.

 » Dans ces deux vers, la situation bascule par un jeu des noms et pronoms personnels. Alors que dans le premier vers, Jason encadre, par le « tu » et le « toi », Médée, dans le second vers la situation est inversée. Médée Kali s’est alors libérée de son mariage et de son nom grec.

Cependant Médée ne s’est pas affranchie de l’amour dans l’œuvre de Laurent Gaudé ; elle s’est seulement affranchie de son statut d’épouse et de mère. Médée Kali met en scène une femme charnelle. Libre de Jason auquel elle n’appartient plus, Médée redevient Kali, une femme indépendante à la sexualité de « catin ».

J’ai quitté le pays et j’ai erré de villes en campements, de faubourgs en hameaux.
Je ne fuyais pas.
Je cherchais quelque chose qui puisse satisfaire mon nouvel appétit.
J’allais où les hommes se réunissaient.26

Ibid., p. 22.

On note dans cette citation le terme « appétit » qui est mis en valeur ; il renvoie à l’idée de la voluptas associée discrètement déjà à Médée, et ce dès Euripide − en effet, dans l’acte meurtrier, Médée semblait jouir27

Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », Silène, 4 mai 2007, (page consultée le 29 novembre 2009).

. Cette sexualité démoniaque éclate parfaitement dans la figure de Kali. L’hindoue, connue par le spectateur français à travers la nouvelle de Marguerite Yourcenar « Kâli décapitée », jouissant de son corps, est scandaleuse. « Kâli est abjecte.28

Marguerite Yourcenar, « Kali décapitée », Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, p. 122.

 » La violence des images, la crudité du vocabulaire et les détails donnés des descriptions érotiques prennent une couleur obscène qui peut mettre le spectateur mal à l’aise, évoquant le théâtre coup-de-poing du début du siècle.

La sueur des corps sur la douceur des pierres.
La semence des hommes coulait le long des murs,
Le long des jambes,
De bouche en bouche.
[…] Je me suis mêlée à mon tour à cette foule inondée de pluie, de sueur et de foutre,
Oubliant mon nom,
Oubliant le Gange,
Je m’offrais simplement à des mains,
Je parcourais des doigts des sexes, des seins, des bouches humides.
Je me laissais pénétrer par des hommes qui n’étaient plus que râle et hébétude.29

MK, p. 15.

Le vocabulaire sexuel – « foutre », « sucer », « sexe », « semence », etc. – et le contexte religieux éveillent de surcroît chez le spectateur occidental des images censurées par la société et vécues comme des interdits. La violence de ces images est renforcée par le statut d’étrangère de Kali : elle vient des « confins du monde30

Ibid., p. 36.

 ». Le Gange est son berceau et son linceul. Or ce fleuve apparaît aux yeux du spectateur comme une nouvelle frontière entre le connu et l’inconnu31

Il faut noter que, déjà, dans une pièce de théâtre antérieure, Laurent Gaudé représentait l’Inde ainsi : « Nous allions droit vers le Gange, / Je pensais que ce pouvait être là le fleuve frontière de la terre et je voulais vérifier de mes propres yeux » (Le tigre bleu de l’Euphrate, Arles, Actes Sud, 2002, p. 44).

. Il évoque le Styx dans la mythologie grecque : il est la frontière entre la vie et la mort, le Même et l’Autre. Médée Kali incarne le scandale même sur scène, à travers l’excès : « Des nuits entières, j’ai ensanglanté la terre de sexes mutilés. / Des nuits entières, les hommes m’ont couvert le visage de leur foutre victorieux.32

MK, p. 23.

 »

La sexualité devient terre de combats entre l’homme et la femme ; Médée Kali réveille des cauchemars primitifs enfouis chez les spectateurs masculins. Le monde obscur de la chair éclate ici, dans l’espace hors scène, dans le temps précédant le lever du rideau ; il est conféré à Médée Kali l’image d’une transgression inquiétante dans laquelle elle se perd elle-même et s’oublie. Ainsi la femme charnelle devient une bête de foire, un « monstre » : « Et plus je devenais sauvage, plus les hommes s’attroupaient.33

Ibid., p. 22.

 » Le verbe « devenir » marque le passage vers une nouvelle métamorphose : Médée Kali sombre dans la bestialité comme le mot « attrouper » l’évoque. En atteignant ce point d’orgue de l’altérité, Médée Kali se transforme en Gorgo, médusant. La pièce s’ouvre sur la prise de conscience de cette dernière naissance : « Je suis la Méduse, / Gorgo, Gorgo, la Méduse.34

Ibid., p. 8.

 » La Méduse est alors le masque cruel de la Médée antique derrière lequel se cache une humaine « moins sauvage où la féminité et les sentiments maternels l’emportent35

Véronique Léonard-Roques, « Les enfants de Médée dans la littérature moderne », dans Liana Nissim et Alessandra Pressa (dir.), Magia, gelosia, vendetta. Il mito di Medea nelle lettere francesi, Milan, Cisalpino, 2006, p. 295.

 » et le masque de Kali, derrière lequel se cache une voluptas démoniaque. Méduse est ici dans la lignée de ses autres réécritures ; elle est saisie comme l’expression de « l’horreur terrifiante de ce qui est absolument autre, [de] l’indicible, [de] l’impensable, [du] pur chaos36

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1998, p. 12.

 ». Elle cristallise la monstruosité des figures.

Écriture du silence : l’affrontement Méduse-Persée

Le silence pour entendre Méduse

Le silence est une donnée essentielle de la réécriture de Méduse. En effet, la voix de Médée Kali est mise en scène comme une parenthèse jaillie d’un silence où elle était plongée. Traditionnellement, au théâtre, le silence correspond à une pause entre deux discours : la division en chants de Médée Kali fait surgir sept silences de transition qui apparaissent comme des respirations, comme si Médée Kali reprenait son souffle. Le silence permettrait alors à la voix de reprendre son élan. Cependant, dans cette pièce, on a l’impression que l’opposition entre la voix et le silence s’anime sous les traits de Médée Kali et de Persée. Le guerrier grec deviendrait alors le héros du silence, prêt à combattre la créature-voix. Le conflit dramatique se déplace hors de la sphère même du dialogue.

Le conflit dramatique : voix ou silence

Dans sa mise en scène, Philippe Calvario introduit Persée sur scène, aux côtés de Médée Kali37

Mise en scène de Philippe Calvario au Théâtre du Rond-Point à Paris en 2003 avec Myriam Boyer et Marcial Jacques.

. Sa présence permet au spectateur de se reposer de la vision de Gorgone, de trouver en Persée son double. En effet, comme Persée, le public est contraint au silence, il n’est que le confident impuissant de l’action. Claude Brozzoni, quant à lui, n’offre aucune échappatoire au public38

Mise en scène de Claude Brozzoni au Théâtre d’Annecy en 2008 avec Dominique Vallon.

 : la comédienne Dominique Vallon est enfermée dans un bac à sable, dans un espace scénique minuscule dont le regard ne peut sortir. Néanmoins, le silence est là, pesant et palpable. « Tu me suis en silence.39

MK, p. 38.

 » Au début de la pièce, ce silence est synonyme d’impuissance : « Les larmes de notre père et ses cris, longtemps, nous ont bercés, longtemps, puis ce fut le silence – d’un coup le silence, comme s’il était resté sans voix.40

Ibid., p. 7. (en italique dans le texte)

 » Persée se tait, il a peur. Il ne trouvera pas les mots pour répondre à cette voix mais il fera de ce silence son arme. Écouter va lui permettre de regarder Méduse : en effet c’est lorsqu’elle aura tout dit, tout raconté, qu’il pourra porter son regard sur elle41

On peut songer ici au roman Syngue sabour d’Atiq Rahimi. Méduse, comme l’héroïne du roman de Rahimi, se confie et lorsqu’elle achève son récit, la pierre de patience explose en mille morceaux.

. D’ailleurs, on peut noter l’importance du verbe « regarder » dans l’œuvre. La pièce oblige en effet à poser un nouveau regard sur Méduse. Laurent Gaudé interroge ici la figure mythique de Gorgone : celle dont on ne peut croiser le regard souhaite ici être entendue et vue – les nombreux impératifs « regarde » dans les premiers chants en témoignent. Le silence permet à la voix de jaillir. Persée, le tueur, est celui qui détrône Médée Kali ou la voix de son piédestal. Elle se livre à la fin de sa longue confession au silence, qui la dévore de l’intérieur :

Tu es tout près de moi,
Si près que ton nom, enfin, me parvient.
Je le sens m’envahir.
Il résonne en moi.
Persée, Persée,
Persée, le tueur,
[…].
Tu es Persée.
Médée se met à genoux devant toi.42

MK, p. 38.

Le long monologue de Médée Kali ressemble à une lutte vaine. Si Médée Kali parle sans cesse, c’est peut-être parce que c’est là la seule solution qui lui reste, consciente à la fois « du vide et de la nécessité de cette parole qui [la] fait exister43

Pascale Alexandre-Bergues, « Les voix du silence », dans Didier Alexandre et Jean-Yves Debreuille (dir.), Lire Beckett. En attendant Godot. Fin de partie, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 55.

 ». La voix fait résonner le silence qui l’entoure : plus Médée Kali parle et plus, paradoxalement, Persée grandit et prend de l’importance dans le déroulement de la pièce.

On peut alors se demander si le mythe de Méduse ne devient pas paradoxalement un mythe silencieux. En effet, le silence est l’ossature de la pièce. Entourée de silence, Médée Kali n’entend plus rien : c’est à peine si elle distingue le murmure des paroles de ses enfants qui s’expriment alors comme en aparté, ce qui contribue encore à renforcer l’atmosphère ouatée de la pièce. En effet, dans l’aparté, si nous reprenons le schéma proposé par Arnaud Rykner44

Arnaud Rykner, L’envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris, José Corti, 1996, p. 102.

, la parole des enfants se situe à mi-chemin entre silence et parole.

Ember Status Item

Toute la tirade de la figure mythique semble être un long chant du cygne : au fur et à mesure que la pièce se déroule, le silence, incarné par le spectateur et Persée, se rapproche de Gorgo/Médée Kali et l’envahit petit à petit. Sa parole se décline silencieusement : le vers qui d’ordinaire crée une certaine continuité de la voix, par son étymologie même, se brise et introduit le silence. La parole se suspend et la phrase se fragmente en recourant aux figures de style de la retenue et de l’aposiopèse. La cascade des vers porte le non-dit qui creuse le discours : « le mot théâtral s’annexe un extraordinaire volume de silence45

Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, Belval, Circé, 1999, p. 119.

 ». Médée Kali marque le triomphe du silence ; Persée est le héros glorieux de l’œuvre dans la mesure, où, puissance, il agit et vainc au final. Il y a un renversement de la hiérarchie entre silence et parole : le silence n’est plus signe d’infériorité mais au contraire de puissance.

La voix silencieuse de Gorgo

La danse exprime la voix devenue silencieuse de Médée Kali : elle lui permet d’exprimer l’inexprimable, lorsqu’il y a faillite du langage. À quatre reprises, Médée Kali danse dans la pièce : en Inde par deux fois pour se sauver de la puanteur du Gange, après l’infanticide pour calmer sa rage, devant Persée pour s’offrir à lui et à la mort. Le silence de la danse est plus fort que la voix : il a un pouvoir de vie et de mort. Face à Persée, Médée Kali danse, séductrice : elle offre son corps jusqu’à son abnégation. Le rythme sinueux des vers libres et leurs enjambements évoquent les mouvements envoutants du corps ; les métaphores comme « j’agripperai le ciel »46

MK, p. 42

dévoilent l’érotisme magique de la scène. L’ultime danse transcende le corps et évoque une cérémonie d’enterrement. On retrouve le serpent – celui qui livre la mort –, le drap du ciel qui devient linceul, la nuit évoquant le trépas, l’herbe qui brûle sous les pieds évoque le bûcher. La danse est l’expression de l’aphasie de la figure mythique. Elle se tait à jamais à la fin de la pièce de théâtre, dans l’expression même de la faillite du langage, mise à nu par la décollation.

Lorsque je m’arrêterai,
Il n’y aura que toi et moi,
Face à face,
Et tu me décapiteras.47

MK, p. 43.

Médée Kali, mythe métis, se situe dans la tendance des réécritures du mythe de Médée du XXe siècle qui mettent en scène une destruction dont le silence est la métaphore. À travers cette dialectique du silence et de la voix émerge un nouveau tragique.

Méduse : figure tragique ?

L’essence du tragique est unique et difficile à saisir dans la mesure où il couvre une réalité vaste et profonde. Le phénomène tragique constitue d’ailleurs, selon Max Scheler, une structure fondamentale de l’univers48

Max Scheler, « Le phénomène tragique », cité par Jean-Marie Domenach in Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, p. 21.

. Dans un souci de définition, nous considérons le tragique comme la confrontation entre l’homme et sa condition. Les mythes de Médée et Méduse – le premier mythème du moins – sont tragiques dans leurs réécritures antiques. Néanmoins après la « mort de la tragédie » théorisée par Georges Steiner49

George Steiner, La mort de la tragédie, Paris, Gallimard, 1993 [Seuil, 1965 pour traduction française ; 1961 en anglais].

, au XVIIIe siècle le tragique s’est échappé de la littérature. Les réécritures du mythe de Médée, par exemple, consistent alors pour la plupart en une adaptation ou en une modernisation de la tragédie grecque : les textes représentent une Médée monstrueuse qui inspire une émotion immense du fait de son caractère effroyable, mais n’expriment plus cet affrontement tragique de l’homme et de sa condition. Cette dimension ontologique du mythe tend alors à s’effacer et en cela perd son caractère tragique. Il en est de même pour le mythe de Méduse. Avec le XXe siècle, ses crimes et son inhumanité, Jean-Marie Domenach note le « retour du tragique » sur la scène littéraire, qui finit pourtant de se détacher des récits mythiques dans la mesure où il quitte « les sommets de l’exceptionnel pour s’immerger dans la foule, à mesure qu’il échappe au hasard pour devenir banalité50

Jean-Marie Domenach, op. cit., p. 243.

 ». L’héroïsme tragique disparaît au profit du commun ; l’homme n’est plus une proie pour les dieux mais la proie d’une nouvelle fatalité créée par lui-même : le vide laissé par la mort de Dieu. La vie, considérée comme absurde, devient, dans les pièces tragiques de Beckett, un péché originel à expier. Le tragique n’est plus affrontement mais lente agonie de l’être. Face à cette conception moderne du tragique littéraire, on en arrive à la problématique suivante : le mythe peut-il être encore, au XXe siècle, tragique ? Méduse, Médée et Kali peuvent-elles être aujourd’hui des figures tragiques ?

Conception ancienne du tragique

La mise en scène du face à face de Médée Kali et de sa mort reproduit un cadre propre au tragique. Il semble, en effet, au spectateur que Médée Kali, dans son parcours entre Corinthe et les eaux du Gange, évolue dans un monde a-géographique. Elle se déplace dans un vide : « de collines en collines51

MK, p. 30.

 », sur « la route52

Ibid., p. 37.

 ». Les pluriels soulignent l’enchaînement des lieux qui se ressemblent et se confondent. Le cadre spatial est dénudé : n’existe que cette route qui relie Corinthe à l’Inde, non sans rappeler au spectateur contemporain le décor de la pièce beckettienne En attendant Godot, symbole du cours de la vie. La route de Médée Kali s’achève aux pieds de Persée prêt à l’exécuter. Ce périple apparaîtrait alors comme une métaphore de la durée et de l’attente avant l’affrontement ultime. Cet ailleurs spatial par la mise à distance permet la catharsis et la confrontation du spectateur à sa condition humaine. De plus, Médée Kali est une figure exceptionnelle : elle exprime dans son singulier, par ses trois noms, un pluriel, comme si son personnage illustrait une destinée collective. Le sentiment d’empathie du spectateur – et de Persée – naît de l’ambiguïté de la figure, à la fois coupable et innocente. Elle ne fait jamais part de ses hésitations ou de ses remords : elle n’est saisie que dans l’action. Lorsqu’elle tue ses enfants, ses gestes semblent mécaniques à la manière d’un pantin automatique. La rage à laquelle elle est soumise en tient les ficelles :

Je retourne là-bas.
Je ne veux rien leur abandonner.
Je ne veux rien leur laisser qui soit à moi.
Ma rage n’est pas encore étanchée.
La terre va crier
Et son cri te rendra fou.53

Ibid., p. 9-10.

Bien que le verbe « vouloir » apparaisse à deux reprises dans cet extrait, la rage supplante le « je ». Dans la continuité d’Euripide, la rage symboliserait ce destin que Médée Kali subit sans pouvoir y échapper. Elle n’est pas libre mais enchaînée à cette rage. Les mots de Clément Rosset à propos du Cid s’adaptent à Médée Kali : « ce n’est pas la liberté de [Médée Kali] qui choisit la voie [de la vengeance]. C’est sa valeur préexistante qui subit la voie [de la vengeance], la seule possible pour [elle].54

Clément Rosset, « La philosophie tragique », dans Jean-Marie Domenach (dir.), op. cit., p. 48.

 » Dans cette réconciliation avec cette valeur supérieure qu’est le destin, le tragique surgit. Médée Kali est scindée entre son destin et l’amour qu’elle porte pour ses enfants. La répétition du mot « rage » illustre cette division interne, le terme revenant dans deux contextes différents de la pièce, désignant dans un premier temps le désir de vengeance et dans un second temps le dévouement de la mère à ses enfants55

« N’ayez crainte, mes enfants. / Je suis une louve / Et il ne peut rien contre ma rage. / Je défends ma portée, / Bec et ongles » (MK, p. 35).

. Médée Kali accepte son destin à la fin de la pièce en s’offrant à Persée et en résistant à son désir de suivre ses enfants dans les eaux du Gange. La réconciliation tragique est alors complète : en effet, il est écrit – au sens du fatum latin – que Persée tue Méduse et il ne peut en être autrement. Elle se livre avec dignité et grandeur, ce qui est le propre du héros tragique. Mais c’est là une conception ancienne du tragique et non sa forme moderne.

Au seuil de la pensée tragique moderne

L’affrontement entre Médée Kali et Persée évoque aussi la lente agonie de l’être caractéristique du tragique moderne : en effet il s’agit d’une confrontation symbolique entre l’homme et sa mort. Médée Kali est un chant du cygne mystérieux : Persée décapitera-t-il Médée Kali ? L’emploi du futur laisse planer un doute sur le texte. Cet espace créé entre la scène et le hors-scène devient un lieu d’attente où Médée Kali expie son crime. Or, cette expiation est devenue le propre du tragique moderne si l’on pense aux réflexions de Samuel Beckett. « La tragédie, c’est le récit d’une expiation […]56

Samuel Beckett, « Proust », cité par Jean-Marie Domenach (dir.), op. cit., p. 275.

 ». Certes, le crime dans Médée Kali n’est pas celui des pièces beckettiennes : Médée Kali n’est pas coupable d’être née, mais coupable aux yeux de la justice humaine. Laurent Gaudé semble placer son texte au seuil de la pensée tragique moderne. Il semblerait que Médée Kali symbolise en quelque sorte le passage de la conception ancienne du tragique à la conception moderne. Dans la pièce, Persée met à mort la divinité Kali. Contrairement à la situation tragique ancienne, ce n’est plus l’homme face à un dieu tout-puissant : le jugement divin est plutôt suppléé par le jugement humain. Médée Kali met en scène l’exécution de la divinité par l’homme ; la pièce est le récit de la mort de Dieu. Elle sonne, dans l’histoire littéraire, le glas du tragique ancien et annonce le tragique moderne. « Pour l’homme débarrassé de Dieu, accepter le destin, en effet, c’est accepter la mort, qui est l’inacceptable.57

Jean-Marie Domenach, op. cit., p. 227.

 » La déesse annonce sa propre mort. L’emploi du futur permet d’entrouvrir le texte sur l’après, la nouvelle ère qui va s’en dégager.

Lorsque je m’arrêterai,
Il n’y aura que toi et moi,
Face à face,
Et tu me décapiteras.58

MK, p. 43.

Médée Kali oscille entre ces deux conceptions du tragique : la pièce de Laurent Gaudé mêle ainsi au mythe des influences de tragique moderne. Le tragique est lui-même métis.

Ember Status Item
Tragique ancienMédée KaliTragique moderne
Homme dans les mains de DieuMise à mort de Dieu par l’hommeHomme confronté au néant
Médée et Méduse : héroïnes tragiquesMédée Kali : héroïne tragiqueAbsence d’héroïsme
Mise en scène de l’événement tragiqueExpiation de l’événement tragiqueExpiation d’un péché originel

Alors que le tragique ancien n’a plus le même impact sur le public aujourd’hui et que le tragique moderne est incompatible avec le récit mythique, la réécriture de Laurent Gaudé introduit une once de tragique dans le mythe de Méduse. Médée Kali évoque la condition de l’homme au sein de la justice ; l’affrontement entre Médée Kali et sa rage l’amène à affronter sa propre mort. Cette mise en scène du destin redonne à la notion de fatalité son éclat.

***

Médée Kali, en plaçant Méduse au cœur de son écriture, pose un nouveau regard sur la figure mythique. La voix éclatante de Médée Kali, polyphonique, porte une ombre plus énigmatique sur le personnage. Sa belle voix séduisante augmente la fascination qu’elle impose sur le public. Médée Kali est une figure de l’altérité ; sa voix est enfermée sur elle-même, dans sa solitude, et l’œuvre dramatique lui offre un espace de vie. Tant qu’elle parle, Médée Kali survit : sa voix rappelle à nous cette figure antique, transposée dans un autre monde où elle retrouve face à nous, face au spectateur, une certaine dimension tragique.

Si l’œuvre décrit précisément les ondulations et les flexions de cette voix, le visage de Gorgone demeure néanmoins toujours dans l’ombre. Seule la voix apporte une nouvelle lumière dans la réécriture, comme si Méduse attendait encore de sortir de sa grotte et de retrouver un vrai visage : « Le monde est plein de voix qui perdirent visage / Et tournent nuit et jour pour en demander un.59

Jules Supervielle, Choix de poèmes, Paris, Gallimard, 1947, p. 144.

 »

Bibliographie

1. Sources premières

GAUDE Laurent, Médée Kali, Arles : Actes Sud, 2003 (MK dans les notes).

EURIPIDE, Médée, in Tragédies complètes I., traduit par Marie Delcourt-Curvers, Paris : Gallimard, 1962.

OVIDE, Métamorphoses, traduit par Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, collection. Guillaume Budé, 1928.

SENEQUE, Médée, traduit par Charles Guittard, Paris : Flammarion, 1997

YOURCENAR Marguerite, « Kâli décapitée », in : Nouvelles Orientales, Paris : Gallimard, 1963.

2. Œuvres critiques

a) œuvres critiques :

BRUNEL Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris : Editions du Rocher, 1988.

DOMENACH Jean-Marie, Le retour du tragique, Paris : Editions du Seuil, 1967.

GENETTE Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris : Editions du Seuil, 1982.

GÖBEL-UOTILA Marketta, Medea, Ikone des Fremden und des Anderen in der europäischen Literature des XX. Jahrhunderts, Olms- Weidmann, Hildesheim/ Zürich/ New-York, 2005.

GRIMAL Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Grands dictionnaires », 1999 (1re éd. 1951).

MOREAU Alain, Le mythe de Jason et Médée, le va-nu-pieds et la sorcière, Paris : Les Belles Lettres, 1994.

PRZYLUSKI Jean, La Grande déesse, Introduction à l’étude comparative des religions, Paris : Payot, 1950.

RABATE Dominique, Poétiques de la voix, Paris : José Corti, 1999.

RYKNER Arnaud, L’envers du théâtre, Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris : José Corti, 1996.

SARRAZAC Jean-Pierre, L’Avenir du drame, Belval : Circé, 1999.

STEINER George, La mort de la tragédie, Paris : Gallimard, 1993.

VERNANT Jean-Pierre, La Mort dans les yeux, Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris : Hachette, 1998.

b) ouvrages critiques et collectifs :

ALEXANDRE-BERGUES Pascale, Lire Beckett, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1998.

LEONARD-ROQUES Véronique (sous la direction de), Figures mythiques, Fabrique et métamorphose, Clermont-Ferrand : PUBL, 2008.

SARRAZAC Jean-Pierre (sous la direction de), Poétique du drame moderne et contemporain, Etudes Théâtrales, 22/2001.

c) articles 

KARAKOSTAS Dimitri, « Méduse », in : Dictionnaires des mythes féminins, sous la direction de Pierre Brunel, Editions du Rocher, 2002.

KRYSINSKI Wladimir, « Don Juan mis à nu par ses scripteurs même » in : Le mythe en littérature : Essais en hommage à Pierre Brunel, sous la direction de Yves Chevrel, Camille Dumoulié, Paris : PUF, 2000.

LEONARD-ROQUES Véronique, « Les enfants de Médée dans la littérature moderne », page 295in : Magia, gelosia, vendetta : il mito di Medea nelle lettere francesi, sous la direction de Liana Nissim et Alessandra Pressa, Milan : Cisalpino, 2006.

« Mythe de Jason et de Médée au XXème siècle : filiations et métissage » in : Métissages littéraires : actes du XXXIIème congrès de la SFLGC, sous la direction de Yves Clavaron, Saint-Etienne : Université de Saint-Etienne, 2005.

SCHWEITZER Zoé, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », 4 mai 2007, publié dans la revue électronique Silène (www.revue-silene.com), consulté le 29/11/09.


Pour citer cette page

Claire Augé-Rabier, « Méduse à trois têtes : de la polyphonie au tragique. Médée Kali de Laurent Gaudé » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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