Claire Augé-Rabier
Professeure agrégée, Académie de Lyon
Claire Augé-Rabier est professeure agrégée de Lettres modernes au lycée Charlie Chaplin (Décines, France). Titulaire d’un master 1 en allemand et d’un master 2 en Lettres modernes, elle a consacré son mémoire de recherche de master 2, en littérature comparée, à la figure de Médée (La voix de Médée. Réécritures contemporaines du mythe in : Medea. Stimmen de Christa Wolf et Médée Kali de Laurent Gaudé).
Laurent Gaudé interroge la figure de Méduse à la manière d’un ready-made : la Gorgone est associée à deux autres démons de la nuit, Médée et Kali. Cerbère à trois têtes, la voix de cette héroïne s’intensifie par sa polyphonie ; elle n’est plus figure d’altérité absolue mais au contraire figure métisse. Il nous faut également noter que, outre cet enrichissement mythique, le genre théâtral choisi par Laurent Gaudé offre à cette figure grecque, habituellement contrainte au silence puisqu’elle pétrifie tous ceux qui lui accordent de l’attention, un espace de parole où sa voix éclate. Force est alors de constater que le spectateur, silencieux par essence, est contraint à l’écoute ; le théâtre quitte le simple espace scénique et s’annexe le silence. Ainsi, Méduse, créature-voix, lutte face à un silence puissant et tueur : de cette lutte, renaît un sentiment tragique.
Laurent Gaudé investigates the figure of the Medusa as a ready-made: the Gorgone is associated with two other nocturnal demons, Medea and Kali. A three-headed Cerberus, this heroin’s voice is intensified through its polyphony; she ceases to be the figure of radical otherness to become, on the contrary, a hybrid figure. It is also to be noted that, besides this mythical enrichment, Laurent Gaudé, in choosing the theatrical genre, gives this Greek figure, usually confined to silence because she petrifies those whose attention she draws, a space for speech where her voice explodes. As a consequence, the spectator, silent by definition, is forced to listen; theatre leaves the simple space of the stage to avail itself of silence. Thus, Medusa, a voice-creature, toils in the face of a powerful and lethal silence: her struggle gives rise anew to a sentiment of the tragic.
Le mythe de Méduse ne nous est parvenu que de façon littérarisée ou travaillée par un artiste, c’est-à-dire « tout enrobé de littérature1 Pierre Brunel, « Introduction », Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988, Introduction. Saul Kripke, cité dans Véronique Léonard-Roques, « Figures mythiques, mythes, personnages. Quelques éléments de démarcation », dans Figures mythiques. Fabrique et métamorphose, Clermont-Ferrand, PUBL, 2008, p. 30. Wladimir Krysinski, « Don Juan mis à nu par ses scripteurs, même », dans Yves Chevrel et Camille Dumoulié (dir.), Le mythe en littérature. Essais en hommage à Pierre Brunel, Paris, PUF, 2000, p. 108.
Cette usure érode les invariants du mythe et entraîne de profondes transformations de la figure mythique qui semble alors devenir un « objet qui se prête à toutes les déconstructions-reconstructions, à la manière précisément d’un ready-made4 Ibid., p. 109. Laurent Gaudé, « Inspiration : l’Antiquité », Laurent Gaudé, <http://www.laurent-gaude.com/index2.html> (page consultée le 5 septembre 2013). En effet, Médée Kali est le résultat d’une commande d’écriture de la Compagnie les Mots dits. Laurent Gaudé, Médée Kali, Arles, Actes Sud, 2003, p. 8. Désormais MK. Ibid., p. 37. (en italique dans le texte)
Le lien entre Méduse et Médée est légitimé par une étymologie commune : en effet, leurs noms découlent de la même racine indo-européenne med-. Médée signifie « celle qui est de bon conseil » : elle représente donc la femme sage perdue dans sa méditation. Or, pour les Grecs, le sage méditant avait le même œil fixe que celui pétrifiant de la Méduse. Laurent Gaudé tire parti de deux expressions françaises – « être pétrifié » et « être médusé » – pour unir Méduse aux deux autres figures. Médée, par l’infanticide, pétrifie, au sens figuré, Jason et les Corinthiens.
Ils sont là.
Regarde,
Pétrifiés, devant nous.
C’est moi qui ai fait cela.
[…] C’est la foule de ceux qui voulaient me cracher dessus
Mais qui se sont figés dès qu’ils ont croisé mon regard.
C’est la foule de ceux qui sont restés saisis dans l’effroi pour l’éternité.9Ibid., p. 7-8.
Force est de noter le riche champ lexical de la pétrification : « pétrifier », « statues », « immobile », « figé », « saisi ». On peut remarquer le glissement du sens littéral au sens abstrait dans le passage de la pierre à l’effroi. Laurent Gaudé pousse plus loin encore son analyse du sème « méduser » : « être médusé », cela signifie être étonné, être perplexe face à quelque chose d’incroyable. Or Kali étonne par ses pouvoirs divins : « Les statues, sous les yeux médusés des brahmanes, ont pris vie.10 Ibid., p. 14.
De plus, on ne peut être que frappé par les similitudes entre le mythe de Méduse et celui de Kali : le viol par les brahmanes et par Poséidon, la jeune beauté de Kali et de Méduse, les références serpentines et enfin le mythème de la décollation. Le mythe raconté dans Médée Kali est un mythe métis qui pose un nouveau regard sur Méduse : l’effroi avec le visage de Médée, l’étonnement sous les traits de Kali. Une telle remarque force la contradiction ; depuis l’origine du mythe, Méduse est comprise comme la figure de l’altérité absolue. Comment peut-elle devenir figure d’union ? Si l’altérité s’efface ou du moins s’amenuise, quel lien peut-elle créer avec le spectateur qui lui fait face, dans le cadre confiné du théâtre ? Peut-elle devenir une nouvelle figure tragique ?
Voix polyphonique
Écho de la voix de déesse-mère
Figures de l’ambiguïté de la Terre et de la femme, les déesses-mères à l’exception de Déméter sont à la fois douces et cruelles. Elles sont en effet celles qui font naître parce qu’elles peuvent faire mourir11 Jean Przyluski, La Grande déesse. Introduction à l’étude comparative des religions, Paris, Payot, 1950, p. 17.
Je suis la déesse Kali
Aux yeux sanglants
Qui danse comme le serpent
Et touche la lune du bout des doigts.12MK, p. 39.
Le serpent, attribut ambigu de la déesse-mère, relie l’Inde à Méduse et sa chevelure sifflante. Les yeux sanglants de Kali renouvellent le motif rouge de l’infanticide de Médée. Si la lune est un attribut de la déesse-mère, elle évoque également la nuit terrifiante des forces du mal. Cette référence consacre Médée Kali comme un « démon de la nuit13 Véronique Léonard-Roques, « Mythe de Jason et de Médée au XXe siècle : filiations et métissage », dans Yves Clavaron (dir.), Métissages littéraires, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 2005, p. 455. Médée était en effet immortelle dans la Théogonie d’Hésiode. Elle aurait été auparavant un avatar de la déesse-mère, honorée dans le Proche-Orient ainsi qu’en Grèce même. Pour l’argumentation archéologique sur les origines divines de Médée, nous renvoyons à l’étude d’Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, le va-nu-pieds et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 112.
Le théâtre de la voix
Laurent Gaudé dessine à travers cette œuvre un cerbère féminin à qui il donne une voix. L’écriture dramaturgique offre ainsi à cette figure métisse, condamnée traditionnellement au silence par sa solitude et son altérité, un espace de parole. Médée Kali est la pièce d’une voix, d’une parole qui émerge et éclate. Le public ne peut la fuir : cette voix couvre 93% de la représentation15 La voix de Médée Kali est parfois entrecoupée par la voix outre-tombe des enfants morts. Charles Juliet, « Écrire la voix », La Bartavelle, no 1, décembre 1994, <http://pppculture.free.fr/juliet.html> (page consultée le 13 avril 2010). MK, p. 8. Ibid., p. 10. Ibid., p. 36. Ibid., p. 19.
Métamorphoses
Le « moi » se divise en trois voix : la mère, la chienne et l’étrangère ou peut-être Médée, Kali et Méduse. Ces trois voix ne sont pas pourtant simultanées ; elles correspondent à différentes temporalités dans le déroulement du récit. Le mythe de Méduse multiplie sous la plume de Laurent Gaudé les constructions et déconstructions d’un ready-made.
Médée Kali est née sur les bords du Gange. Elle n’est alors que Médée, fille inconnue d’un quartier pauvre. Sauvée de la misère par des brahmanes, elle est rebaptisée et devient Médée Kali. C’est là la toute première métamorphose :
J’avais un nouveau nom,
Que tous, un à un, répétait.
Médée Kali
Médée Kali.21Ibid., p. 16.
Cependant, ce nouveau nom est abandonné par amour quand Médée rencontre Jason :
Et j’ai trouvé Jason.
[…] Je l’ai vu et plus rien n’existait.
Je suis née sous ses yeux.22Ibid. p.16
C’est là la deuxième métamorphose de l’héroïne. Médée est la figure qui correspond le plus au passé pour Médée Kali. Elle incarne l’épouse aimante et la mère, dans les deux premiers mythèmes. Elle est liée à Jason ; ses premières apparitions dans la littérature la présentent comme un adjuvant permettant à Jason de réussir sa mission. Simple second rôle, elle suit l’homme qu’elle aime trahissant alors son père Aiétès, par amour pour le Grec. Même dans la pièce d’Euripide, pièce par laquelle Médée devient pleinement indépendante de la destinée de l’Argonaute en tuant ses enfants, son crime – ses crimes – semble résulter de son amour blessé23 L’amour est l’une des motivations de l’infanticide mise en exergue par Euripide. Il est bien évident que c’est le mystère de ce crime qui est à la source des nombreuses réécritures et qui fascine les écrivains à travers les siècles. Voir Euripide, « Médée », dans Tragédies complètes I (trad. par Marie Delcourt-Curvers), Paris, Gallimard, 1962.
Médée va brûler la Grèce et ses enfants.
Médée va brûler Jason et sa trahison.
Je ne laisse rien derrière moi,
Ni tombe ni larme.
Médée brûle la mère.
Médée brûle l’amante et son amant.
Je mets le feu à ce qui fut ma vie.24MK, p. 21.
Le bûcher ne laisse rien subsister et a un aspect purgatif. Brûler les enfants, c’est brûler le passé et les idées qui y étaient mêlées. Autrement dit, c’est brûler et effacer Médée. « Tu ne sentiras plus le regard de Médée sur toi. / […] / Je te laisse, à jamais Jason, effacé, derrière moi.25 Ibid., p. 26-27. C’est nous qui soulignons.
Cependant Médée ne s’est pas affranchie de l’amour dans l’œuvre de Laurent Gaudé ; elle s’est seulement affranchie de son statut d’épouse et de mère. Médée Kali met en scène une femme charnelle. Libre de Jason auquel elle n’appartient plus, Médée redevient Kali, une femme indépendante à la sexualité de « catin ».
J’ai quitté le pays et j’ai erré de villes en campements, de faubourgs en hameaux.
Je ne fuyais pas.
Je cherchais quelque chose qui puisse satisfaire mon nouvel appétit.
J’allais où les hommes se réunissaient.26Ibid., p. 22.
On note dans cette citation le terme « appétit » qui est mis en valeur ; il renvoie à l’idée de la voluptas associée discrètement déjà à Médée, et ce dès Euripide − en effet, dans l’acte meurtrier, Médée semblait jouir27 Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », Silène, 4 mai 2007, Marguerite Yourcenar, « Kali décapitée », Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1963, p. 122.
La sueur des corps sur la douceur des pierres.
La semence des hommes coulait le long des murs,
Le long des jambes,
De bouche en bouche.
[…] Je me suis mêlée à mon tour à cette foule inondée de pluie, de sueur et de foutre,
Oubliant mon nom,
Oubliant le Gange,
Je m’offrais simplement à des mains,
Je parcourais des doigts des sexes, des seins, des bouches humides.
Je me laissais pénétrer par des hommes qui n’étaient plus que râle et hébétude.29MK, p. 15.
Le vocabulaire sexuel – « foutre », « sucer », « sexe », « semence », etc. – et le contexte religieux éveillent de surcroît chez le spectateur occidental des images censurées par la société et vécues comme des interdits. La violence de ces images est renforcée par le statut d’étrangère de Kali : elle vient des « confins du monde30 Ibid., p. 36. Il faut noter que, déjà, dans une pièce de théâtre antérieure, Laurent Gaudé représentait l’Inde ainsi : « Nous allions droit vers le Gange, / Je pensais que ce pouvait être là le fleuve frontière de la terre et je voulais vérifier de mes propres yeux » (Le tigre bleu de l’Euphrate, Arles, Actes Sud, 2002, p. 44). MK, p. 23.
La sexualité devient terre de combats entre l’homme et la femme ; Médée Kali réveille des cauchemars primitifs enfouis chez les spectateurs masculins. Le monde obscur de la chair éclate ici, dans l’espace hors scène, dans le temps précédant le lever du rideau ; il est conféré à Médée Kali l’image d’une transgression inquiétante dans laquelle elle se perd elle-même et s’oublie. Ainsi la femme charnelle devient une bête de foire, un « monstre » : « Et plus je devenais sauvage, plus les hommes s’attroupaient.33 Ibid., p. 22. Ibid., p. 8. Véronique Léonard-Roques, « Les enfants de Médée dans la littérature moderne », dans Liana Nissim et Alessandra Pressa (dir.), Magia, gelosia, vendetta. Il mito di Medea nelle lettere francesi, Milan, Cisalpino, 2006, p. 295. Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1998, p. 12.
Écriture du silence : l’affrontement Méduse-Persée
Le silence pour entendre Méduse
Le silence est une donnée essentielle de la réécriture de Méduse. En effet, la voix de Médée Kali est mise en scène comme une parenthèse jaillie d’un silence où elle était plongée. Traditionnellement, au théâtre, le silence correspond à une pause entre deux discours : la division en chants de Médée Kali fait surgir sept silences de transition qui apparaissent comme des respirations, comme si Médée Kali reprenait son souffle. Le silence permettrait alors à la voix de reprendre son élan. Cependant, dans cette pièce, on a l’impression que l’opposition entre la voix et le silence s’anime sous les traits de Médée Kali et de Persée. Le guerrier grec deviendrait alors le héros du silence, prêt à combattre la créature-voix. Le conflit dramatique se déplace hors de la sphère même du dialogue.
Le conflit dramatique : voix ou silence
Dans sa mise en scène, Philippe Calvario introduit Persée sur scène, aux côtés de Médée Kali37 Mise en scène de Philippe Calvario au Théâtre du Rond-Point à Paris en 2003 avec Myriam Boyer et Marcial Jacques. Mise en scène de Claude Brozzoni au Théâtre d’Annecy en 2008 avec Dominique Vallon. MK, p. 38. Ibid., p. 7. (en italique dans le texte) On peut songer ici au roman Syngue sabour d’Atiq Rahimi. Méduse, comme l’héroïne du roman de Rahimi, se confie et lorsqu’elle achève son récit, la pierre de patience explose en mille morceaux.
Tu es tout près de moi,
Si près que ton nom, enfin, me parvient.
Je le sens m’envahir.
Il résonne en moi.
Persée, Persée,
Persée, le tueur,
[…].
Tu es Persée.
Médée se met à genoux devant toi.42MK, p. 38.
Le long monologue de Médée Kali ressemble à une lutte vaine. Si Médée Kali parle sans cesse, c’est peut-être parce que c’est là la seule solution qui lui reste, consciente à la fois « du vide et de la nécessité de cette parole qui [la] fait exister43 Pascale Alexandre-Bergues, « Les voix du silence », dans Didier Alexandre et Jean-Yves Debreuille (dir.), Lire Beckett. En attendant Godot. Fin de partie, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 55.
On peut alors se demander si le mythe de Méduse ne devient pas paradoxalement un mythe silencieux. En effet, le silence est l’ossature de la pièce. Entourée de silence, Médée Kali n’entend plus rien : c’est à peine si elle distingue le murmure des paroles de ses enfants qui s’expriment alors comme en aparté, ce qui contribue encore à renforcer l’atmosphère ouatée de la pièce. En effet, dans l’aparté, si nous reprenons le schéma proposé par Arnaud Rykner44 Arnaud Rykner, L’envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris, José Corti, 1996, p. 102.
Toute la tirade de la figure mythique semble être un long chant du cygne : au fur et à mesure que la pièce se déroule, le silence, incarné par le spectateur et Persée, se rapproche de Gorgo/Médée Kali et l’envahit petit à petit. Sa parole se décline silencieusement : le vers qui d’ordinaire crée une certaine continuité de la voix, par son étymologie même, se brise et introduit le silence. La parole se suspend et la phrase se fragmente en recourant aux figures de style de la retenue et de l’aposiopèse. La cascade des vers porte le non-dit qui creuse le discours : « le mot théâtral s’annexe un extraordinaire volume de silence45 Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, Belval, Circé, 1999, p. 119.
La voix silencieuse de Gorgo
La danse exprime la voix devenue silencieuse de Médée Kali : elle lui permet d’exprimer l’inexprimable, lorsqu’il y a faillite du langage. À quatre reprises, Médée Kali danse dans la pièce : en Inde par deux fois pour se sauver de la puanteur du Gange, après l’infanticide pour calmer sa rage, devant Persée pour s’offrir à lui et à la mort. Le silence de la danse est plus fort que la voix : il a un pouvoir de vie et de mort. Face à Persée, Médée Kali danse, séductrice : elle offre son corps jusqu’à son abnégation. Le rythme sinueux des vers libres et leurs enjambements évoquent les mouvements envoutants du corps ; les métaphores comme « j’agripperai le ciel »46 MK, p. 42
Lorsque je m’arrêterai,
Il n’y aura que toi et moi,
Face à face,
Et tu me décapiteras.47MK, p. 43.
Médée Kali, mythe métis, se situe dans la tendance des réécritures du mythe de Médée du XXe siècle qui mettent en scène une destruction dont le silence est la métaphore. À travers cette dialectique du silence et de la voix émerge un nouveau tragique.
Méduse : figure tragique ?
L’essence du tragique est unique et difficile à saisir dans la mesure où il couvre une réalité vaste et profonde. Le phénomène tragique constitue d’ailleurs, selon Max Scheler, une structure fondamentale de l’univers48 Max Scheler, « Le phénomène tragique », cité par Jean-Marie Domenach in Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, p. 21. George Steiner, La mort de la tragédie, Paris, Gallimard, 1993 [Seuil, 1965 pour traduction française ; 1961 en anglais]. Jean-Marie Domenach, op. cit., p. 243.
Conception ancienne du tragique
La mise en scène du face à face de Médée Kali et de sa mort reproduit un cadre propre au tragique. Il semble, en effet, au spectateur que Médée Kali, dans son parcours entre Corinthe et les eaux du Gange, évolue dans un monde a-géographique. Elle se déplace dans un vide : « de collines en collines51 MK, p. 30. Ibid., p. 37.
Je retourne là-bas.
Je ne veux rien leur abandonner.
Je ne veux rien leur laisser qui soit à moi.
Ma rage n’est pas encore étanchée.
La terre va crier
Et son cri te rendra fou.53Ibid., p. 9-10.
Bien que le verbe « vouloir » apparaisse à deux reprises dans cet extrait, la rage supplante le « je ». Dans la continuité d’Euripide, la rage symboliserait ce destin que Médée Kali subit sans pouvoir y échapper. Elle n’est pas libre mais enchaînée à cette rage. Les mots de Clément Rosset à propos du Cid s’adaptent à Médée Kali : « ce n’est pas la liberté de [Médée Kali] qui choisit la voie [de la vengeance]. C’est sa valeur préexistante qui subit la voie [de la vengeance], la seule possible pour [elle].54 Clément Rosset, « La philosophie tragique », dans Jean-Marie Domenach (dir.), op. cit., p. 48. « N’ayez crainte, mes enfants. / Je suis une louve / Et il ne peut rien contre ma rage. / Je défends ma portée, / Bec et ongles » (MK, p. 35).
Au seuil de la pensée tragique moderne
L’affrontement entre Médée Kali et Persée évoque aussi la lente agonie de l’être caractéristique du tragique moderne : en effet il s’agit d’une confrontation symbolique entre l’homme et sa mort. Médée Kali est un chant du cygne mystérieux : Persée décapitera-t-il Médée Kali ? L’emploi du futur laisse planer un doute sur le texte. Cet espace créé entre la scène et le hors-scène devient un lieu d’attente où Médée Kali expie son crime. Or, cette expiation est devenue le propre du tragique moderne si l’on pense aux réflexions de Samuel Beckett. « La tragédie, c’est le récit d’une expiation […]56 Samuel Beckett, « Proust », cité par Jean-Marie Domenach (dir.), op. cit., p. 275. Jean-Marie Domenach, op. cit., p. 227.
Lorsque je m’arrêterai,
Il n’y aura que toi et moi,
Face à face,
Et tu me décapiteras.58MK, p. 43.
Médée Kali oscille entre ces deux conceptions du tragique : la pièce de Laurent Gaudé mêle ainsi au mythe des influences de tragique moderne. Le tragique est lui-même métis.
Tragique ancien | Médée Kali | Tragique moderne |
Homme dans les mains de Dieu | Mise à mort de Dieu par l’homme | Homme confronté au néant |
Médée et Méduse : héroïnes tragiques | Médée Kali : héroïne tragique | Absence d’héroïsme |
Mise en scène de l’événement tragique | Expiation de l’événement tragique | Expiation d’un péché originel |
Alors que le tragique ancien n’a plus le même impact sur le public aujourd’hui et que le tragique moderne est incompatible avec le récit mythique, la réécriture de Laurent Gaudé introduit une once de tragique dans le mythe de Méduse. Médée Kali évoque la condition de l’homme au sein de la justice ; l’affrontement entre Médée Kali et sa rage l’amène à affronter sa propre mort. Cette mise en scène du destin redonne à la notion de fatalité son éclat.
***
Médée Kali, en plaçant Méduse au cœur de son écriture, pose un nouveau regard sur la figure mythique. La voix éclatante de Médée Kali, polyphonique, porte une ombre plus énigmatique sur le personnage. Sa belle voix séduisante augmente la fascination qu’elle impose sur le public. Médée Kali est une figure de l’altérité ; sa voix est enfermée sur elle-même, dans sa solitude, et l’œuvre dramatique lui offre un espace de vie. Tant qu’elle parle, Médée Kali survit : sa voix rappelle à nous cette figure antique, transposée dans un autre monde où elle retrouve face à nous, face au spectateur, une certaine dimension tragique.
Si l’œuvre décrit précisément les ondulations et les flexions de cette voix, le visage de Gorgone demeure néanmoins toujours dans l’ombre. Seule la voix apporte une nouvelle lumière dans la réécriture, comme si Méduse attendait encore de sortir de sa grotte et de retrouver un vrai visage : « Le monde est plein de voix qui perdirent visage / Et tournent nuit et jour pour en demander un.59 Jules Supervielle, Choix de poèmes, Paris, Gallimard, 1947, p. 144.
1. Sources premières
GAUDE Laurent, Médée Kali, Arles : Actes Sud, 2003 (MK dans les notes).
EURIPIDE, Médée, in Tragédies complètes I., traduit par Marie Delcourt-Curvers, Paris : Gallimard, 1962.
OVIDE, Métamorphoses, traduit par Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, collection. Guillaume Budé, 1928.
SENEQUE, Médée, traduit par Charles Guittard, Paris : Flammarion, 1997
YOURCENAR Marguerite, « Kâli décapitée », in : Nouvelles Orientales, Paris : Gallimard, 1963.
2. Œuvres critiques
a) œuvres critiques :
BRUNEL Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris : Editions du Rocher, 1988.
DOMENACH Jean-Marie, Le retour du tragique, Paris : Editions du Seuil, 1967.
GENETTE Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris : Editions du Seuil, 1982.
GÖBEL-UOTILA Marketta, Medea, Ikone des Fremden und des Anderen in der europäischen Literature des XX. Jahrhunderts, Olms- Weidmann, Hildesheim/ Zürich/ New-York, 2005.
GRIMAL Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Grands dictionnaires », 1999 (1re éd. 1951).
MOREAU Alain, Le mythe de Jason et Médée, le va-nu-pieds et la sorcière, Paris : Les Belles Lettres, 1994.
PRZYLUSKI Jean, La Grande déesse, Introduction à l’étude comparative des religions, Paris : Payot, 1950.
RABATE Dominique, Poétiques de la voix, Paris : José Corti, 1999.
RYKNER Arnaud, L’envers du théâtre, Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris : José Corti, 1996.
SARRAZAC Jean-Pierre, L’Avenir du drame, Belval : Circé, 1999.
STEINER George, La mort de la tragédie, Paris : Gallimard, 1993.
VERNANT Jean-Pierre, La Mort dans les yeux, Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris : Hachette, 1998.
b) ouvrages critiques et collectifs :
ALEXANDRE-BERGUES Pascale, Lire Beckett, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1998.
LEONARD-ROQUES Véronique (sous la direction de), Figures mythiques, Fabrique et métamorphose, Clermont-Ferrand : PUBL, 2008.
SARRAZAC Jean-Pierre (sous la direction de), Poétique du drame moderne et contemporain, Etudes Théâtrales, 22/2001.
c) articles
KARAKOSTAS Dimitri, « Méduse », in : Dictionnaires des mythes féminins, sous la direction de Pierre Brunel, Editions du Rocher, 2002.
KRYSINSKI Wladimir, « Don Juan mis à nu par ses scripteurs même » in : Le mythe en littérature : Essais en hommage à Pierre Brunel, sous la direction de Yves Chevrel, Camille Dumoulié, Paris : PUF, 2000.
LEONARD-ROQUES Véronique, « Les enfants de Médée dans la littérature moderne », page 295in : Magia, gelosia, vendetta : il mito di Medea nelle lettere francesi, sous la direction de Liana Nissim et Alessandra Pressa, Milan : Cisalpino, 2006.
« Mythe de Jason et de Médée au XXème siècle : filiations et métissage » in : Métissages littéraires : actes du XXXIIème congrès de la SFLGC, sous la direction de Yves Clavaron, Saint-Etienne : Université de Saint-Etienne, 2005.
SCHWEITZER Zoé, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », 4 mai 2007, publié dans la revue électronique Silène (www.revue-silene.com), consulté le 29/11/09.
Pour citer cette page
Claire Augé-Rabier, « Méduse à trois têtes : de la polyphonie au tragique. Médée Kali de Laurent Gaudé » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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