Pour en finir (et enfin commencer) avec Ulysse
Entretien avec Sophie Rabau
Sophie Rabau est enseignante chercheuse à à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Théoricienne de la littérature et poéticienne, elle s’intéresse à la critique créative et à la lirécriture. Outre de nombreux articles sur ces questions, elle a récemment publié trois essais fictionnels aux éditions Anacharsis : B. comme Homère, Carmen pour changer, et L’Art d’assaisonner les textes. Elle est également l’auteur·e de textes littéraires principalement parus dans les revues Vacarme et Délibéré, et publiera en 2022 un premier roman aux éditions Les Pérégrines.
Louis-Thomas Leguerrier détient un doctorat en littérature comparée obtenu à l’Université de Montréal. Sa thèse, dirigée par Terry Cochran, portait sur les réécritures de la figure d’Ulysse au XXe siècle chez Joyce, Fondane, Kafka et Lispector. Son essai tiré de sa thèse, Entre Athènes et Jérusalem : Ulysse au XXe siècle, est paru aux Éditions Hashtag en 2019. Il est actuellement stagiaire postdoctoral au Département de littérature et langues romanes de l’Université Harvard sous la supervision d’Annabel Kim.
Louis-Thomas Leguerrier
Dans votre article intitulé « Ulysse : ne rentre pas », vous parlez directement au héros de l’Odyssée et lui dites sans détour :
Si tu rentres, tu sais ce qui va se passer : ils vont faire de toi une allégorie, un symbole, te charger de tous les sens. Tu sais comme c’est lourd et à chaque fois un peu plus, ça finit par peser quand même. Ils diront que tu es Grec, que tu rentres comme un Grec, que tu sors (ou pas) comme un Grec, que les Grecs doivent rentrer, ou que nous devons rentrer avec toi, en Grèce. […] Ils diront n’importe quoi. Plus rien ne sera léger.1Sophie Rabau, « Ulysse : ne rentre pas », Vacarme, vol. 73, nº 4, 2015, p. 26.
Comment en êtes-vous arrivée à cette prise de position ?
Sophie Rabau
Je peux d’abord répondre à cette question par une anecdote. J’ai écrit l’article que vous citez à l’occasion d’un numéro de la revue Vacarme dont le thème était « rentrer », à tous les sens du terme. À peine le thème décidé par le comité de rédaction, j’ai eu la certitude qu’on allait me demander un papier sur Ulysse puisqu’on savait que j’avais travaillé en lien avec l’Antiquité et j’ai immédiatement éprouvé une sorte de fatigue intellectuelle devant l’automatisme culturel, le topos en somme un peu paresseux, qui faisait associer Ulysse au retour et réciproquement, sans que l’on interroge ce lien dans son évidence un peu trop rassurante. On assignait le retour à Ulysse (et Ulysse au retour) et on m’assignait Ulysse. Cela faisait beaucoup d’assignations pour une revue qui voulait les combattre et où on avait plutôt tendance à se lever contre les fausses évidences. Cette révolte que j’aimais et qui expliquait que j’écrive avec bonheur à Vacarme, voilà qu’elle semblait se dissoudre dans la révérence due à l’Antique. Voilà pourquoi j’ai voulu me révolter dans cet article, inventer un Ulysse que je pourrais libérer du poids de l’autorité conceptuelle que l’on faisait peser sur ses épaules en même temps que je tentais de m’extirper de l’autorité que l’on fait peser sur les épaules de celles qui, comme moi, ont eu le malheur (en la matière) de « faire du grec » – je ne voulais pas qu’Ulysse rentre à Ithaque et je ne voulais pas rentrer à la maison des « Classiques » alors que je tentais depuis longtemps d’en faire un point de départ, où je ne reviendrai surtout pas. Parlant à Ulysse, je me parlais un peu à moi-même en une sorte d’autodysséobiographie.
Avec le recul à présent, je crois que beaucoup de mon désir d’épargner à Ulysse (et à moi-même !) la pesanteur d’un figement dans le retour avait beaucoup à voir avec cette idée précisément de point de départ ou, pour mieux dire, de commencement. Dire que l’on rentre ou qu’Ulysse rentre (et même d’ailleurs qu’il ne rentre pas), c’est prendre pour boussole ce qui a déjà été, un même auquel on reviendrait et c’est par là s’interdire, non seulement la fluidité, mais aussi la surprise et l’inattendu dans leur dimension inchoative : or le commencement et l’oubli dans ce qu’il a de libérateur sont le seul rapport que je désire entretenir à la littérature qu’elle soit ou non antique – j’ai sûrement trop lu (mais je m’en porte bien !) les Considérations intempestives de Nietzsche. Ulysse est prompt à se perdre et habile à accueillir l’imprévu, le nouveau, l’inattendu, en changeant de masque, en étant masque lui-même avant d’être substance (peut-être n’y a-t-il pas d’autre substance odysséenne que le masque, ou une collection de masques), et l’on voudrait qu’il rentre au point de départ – c’est-à-dire à Ithaque et quelque part dans l’avant qui fait autorité ? Quel gâchis !
Louis-Thomas Leguerrier
Cette exhortation à rester au large que vous adressez à Ulysse, cet appel à ne pas s’offrir en pâture à qui est impatient d’en faire un symbole du retour, de l’appartenance et de la cohérence identitaire – ou au contraire un symbole de l’exil et de la crise identitaire – me semble dévoiler un phénomène dont le présent numéro est sans doute une manifestation, à savoir le besoin qu’a notre époque de penser à partir de la figure d’Ulysse. En effet, si on reprend la notion de personnage conceptuel proposée par Deleuze et Guattari, on peut affirmer qu’Ulysse est de tous le plus convoqué. À voir la façon dont la malléabilité de ce polumètis a été exploitée, je comprends que vous puissiez lui souhaiter de rester loin de cette Ithaque où on l’attend pour en faire un tâcheron éternel du savoir. Comment expliquer ce besoin d’Ulysse et ce qu’il nous permet de penser, ou encore de ne pas penser ?
Sophie Rabau
En refusant le retour d’Ulysse, je tentais de me battre contre l’autorité du même, que le même se nomme Ithaque, maison, lieu de naissance, Antiquité gréco-latine, origine antique de l’Europe, etc. Et puisque vous parlez de Deleuze, je préférerais voir en Ulysse une sorte de figure schizoïde qui se fragmente et s’éclate en un parcours sans but… Revenir sur ses pas en croyant qu’on progresse comme dans un labyrinthe, revenir sur ses pas et ne pas les reconnaître, voilà qui me semble plus riche que de vérifier, vingt ans plus tard, que le même se trouve bien à la place du même. Non pas que je cherche à autoriser à mon tour cette vision par Ulysse : je dis bien que je « préférerais voir » en Ulysse et non pas que « j’ai besoin » d’Ulysse. De plus, si nous avons besoin d’Ulysse, je crains que cela ne soit que pour de mauvaises raisons, pour assigner une autorité à la figure qui pourrait plutôt faire éclater l’autorité et qui, surtout, est si étrangère à nos questions qu’elle n’a rien à nous dire, rien à prouver. Je préfère pour ma part le regarder divaguer sur la mer sans plan et sans raison plutôt que de le transformer en boussole. Rentrer donc, mais rentrer ailleurs sans rentrer, « rentrer hors des clous » ce qui était le titre complet de ce numéro de Vacarme…
Louis-Thomas Leguerrier
Je partage votre désir d’entretenir avec la littérature un rapport qui se pose sous le signe de l’oubli et du commencement, suivant cette « aptitude de sympathie – que Pierre Klossowski voyait chez Nietzsche – en vertu de laquelle l’esprit entre en contact immédiat non seulement avec ce qui semble le plus étranger, mais avec le monde le plus anciennement révolu, avec le passé le plus reculé, conquête d’une nouvelle possibilité de vivre2Pierre Klossowski, « Sur quelques thèmes fondamentaux de la Gaya Scienza de Nietzsche », dans Un si funeste désir, Paris, Gallimard, 1963, p. 13. ». Convoquer la figure d’Ulysse dans le cadre d’une pratique d’écriture, c’est-à-dire moins pour lui demander des réponses que pour en faire un matériau fictionnel, poétique, littéraire, n’est-ce pas faire preuve de cette inactualité qui – je reprends ici les mots de Laurence Sylvain, qui signe un article sur Klossowski dans le présent numéro – « parce qu’inactuelle, demeure toujours virtuellement actuelle » ? Et n’est-ce pas donc opposer un vivant démenti à la conception linéaire de l’histoire qui place Ulysse (et avec lui, l’Antiquité) au commencement, et partant, à l’idée qu’on puisse retrouver le même là où on croyait l’avoir laissé ?
Sophie Rabau
Il me semble que dans votre commentaire vous acceptez et revendiquez la notion d’inactualité, sans renoncer pour autant à celle d’actualité. Pour moi, l’inactualité ne peut en aucun cas se résumer à un « toujours actuel » parce que qui dit « inactualité » (ou disons « intempestivité »), dit qu’il n’y a plus d’actuel ou de non-actuel. Je ne dis pas que cela soit ce qu’affirme Nietzsche, mais c’est vers cette direction que j’essaie d’aller – j’ai failli écrire « de m’orienter » mais je me suis retenue à temps, preuve, s’il en était besoin, que nous avons bien du mal à nous défaire de ces catégories spatio-temporelles qui organisent notre lecture, et qu’il n’est pas donné à tout le monde de se perdre tout à fait et d’oublier vraiment. Si les pauvre Sirènes n’avaient pas suffisamment donné à l’allégorèse et si je n’étais pas fermement décidée à les laisser dériver en paix, je dirais d’ailleurs que c’est peut-être ce qu’elles proposent à Ulysse : se perdre totalement (tout en lui laissant croire évidemment qu’il va trouver un miroir de lui-même).
Louis-Thomas Leguerrier
Je pense à Joyce et à son drôle de schéma (en plus de son drôle d’Ulysse juif), ou encore à Aragon avec son Télémaque, bref à des auteurs qui écrivent dans le but de toucher à la fine pointe du nouveau et d’en finir avec tout ce qui a déjà été. Je pense aussi à Benjamin Fondane, ce grand compagnon d’Ulysse, qui écrit, dans l’Exode : « Nous tournions autour de choses, qui tournaient autour de nous3Benjamin Fondane, « L’exode », dans Le mal des fantômes, Paris, Verdier, 2006, p. 155. ». Le cercle dessiné par un tel mouvement n’échappe-il pas à toute forme de clôture ? Écrire avec, contre et à partir de la figure d’Ulysse, cela ne peut-il pas aussi être une façon d’aller se perdre loin de toute boussole conceptuelle, de s’oublier soi-même dans cette multitude infinie de masques, cette prosopopée sans fin et sans fond qu’est la littérature ?
Sophie Rabau
Si vraiment il faut se perdre dans cette littérature sans fin et sans fond que vous évoquez, alors faisons-le vraiment et, au premier chef, perdons-nous dans les temps, en terme disciplinaire d’abord – dans ce que je connais de l’université occidentale, nous classons encore les disciplines et les savoirs littéraires selon des siècles bien rangés –, en terme intellectuel ensuite, car malgré de notables exceptions, nous réfléchissons encore à la littérature en termes plus diachroniques qu’erratiques, plus linéaires qu’explosés. Pour revenir à Ulysse, il ne s’agit donc pas seulement de renoncer à la clôture, mais, pour lui comme pour d’autres « figures », de l’exploser : par cette métaphore de l’explosion à laquelle votre question me conduit, j’entends une constellation mémorielle au sens de Walter Benjamin, mais provoquée et dispersée à un point tel que l’amas n’est plus reconnaissable en tant qu’amas, qu’il y a, dans le cas d’Ulysse, ici une barbe, là un crétois menteur, encore ailleurs un cochon, et disons un arc, que tout cela flotte sur la mer sans direction particulière, entouré de fragments encore différents et d’origine diverses, et que, encore une fois, on n’y reconnait pas Ulysse, ni même la constellation Ulysse. Voilà ce que serait selon moi un véritable commencement dans notre rapport à Ulysse : Ulysse est la bombe, nous sommes la mèche qui l’allume (à moins que cela ne soit le contraire…), et après l’explosion il n’y a plus que des bribes mais rien que l’on puisse assigner à Ulysse et/ou à l’artificier responsable du feu d’artifice (pour prendre une métaphore un peu moins guerrière, un peu plus festive mais, on n’en sort pas, joycienne !)… Je dirais que les schémas de Joyce auxquels vous faites allusion ne sont pas loin de ce dispositif d’émiettement joyeux : ils n’en offrent pas la forme, ou plutôt l’informe, trop proches qu’ils sont de la grille et du quadrillage fixe, mais fournissent peut-être les éclats qui pourraient divaguer avec d’autres éclats, s’agréger momentanément et se défaire ensuite : « Socrate, Jésus, Shakespeare », mais aussi un cigare, un vagin, une nymphe et une prose péristaltique, etc. Alors la belle phrase de Fondane que vous citez devrait être un peu infléchie : non pas « Nous tournions » et « des choses tournaient autour de nous » qui traduit encore une distinction entre une sphère du sujet et du même (nous, donc) et du non-sujet (les choses), mais quelque chose comme « nousleschoses tournaient autour de
Vous pourriez ici me dire que c’est toutefois à partir d’Ulysse et non pas d’une autre figure que j’essaie de penser cette perte d’Ulysse. Je ne pourrais le nier et me trouverais moi aussi prise, après bien d’autres, dans le cercle que je voudrais secouer : c’est une figure d’autorité qui est mon point de départ pour penser la perte de l’assignation et de l’autorité ; pour tuer un père ou même l’engendrer il faut d’abord qu’il soit père, Joyce se débat dans ce paradoxe ou plutôt laisse Stephen Dedalus s’y débattre. Toutefois l’intérêt du modèle que je propose serait que le point de départ n’est vraiment plus reconnaissable à la fin, qu’il ne s’agirait plus d’une explosion d’Ulysse, d’un Ulysse explosé, mais d’une explosion sans sujet et sans objet de l’explosion, et même pas d’une explosion, car parler d’explosion suppose que l’on sait que quelque chose a existé avant d’éclater en morceaux. Cela serait donc simplement « des choses qui tournent » et dont on peut observer les mouvements erratiques, les regroupements et les séparations. Une configuration telle qu’elle ne serait pas reconnue comme odysséenne, qu’aucune thèse ne pourrait être écrite sur ce nouvel avatar de la réception d’Ulysse, une sorte d’hypertextualité qui explose son hypotexte et n’existe plus qu’en tant que telle. Alors Ulysse serait méconnaissable au sens où il serait irreconnaissable et l’on ne pourrait plus être reconnu (au sens d’autorisé) parce que l’on parle d’Ulysse. Ce qui implique que nous devrions apprendre à lire et à écrire, voire à vivre, en nous passant de reconnaissance à tous les sens du terme : je ne dis pas que cela soit facile.
Louis-Thomas Leguerrier
Votre très belle image d’Ulysse explosé évoque chez moi beaucoup de choses, et notamment cette idée exprimée par Monique Wittig – grande artiste de l’oubli et du commencement – à savoir qu’un texte littéraire important doit fonctionner suivant le principe de la table rase « en ce sens qu’il est le premier de sa sorte et qu’il détonne comme une bombe là où il n’y a rien avant lui4Monique Wittig, « Le point de vue, universel ou particulier », dans La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2013 (2001(, p. 10. ». Je le mentionne évidemment parce que, dans le dictionnaire personnel de Wittig, un tel texte se nomme « cheval de Troie ». Et si le nom d’Ulysse, ou plutôt d’Ulysséa, apparaît dans Le Corps lesbien de Wittig, la subversion ulysséenne se trouve peut-être moins dans ce passage – où Ulysse, bien que féminisé, est toujours reconnaissable – que dans le corps explosé, démembré, dont les parties gisent devant nous sur la page, sans ordre ni syntaxe, un corps-explosion, où ce qui allume la mèche et ce qui explose se mélangent indistinctement.
Or, si je peux citer Le Corps lesbien comme cette explosion dans le fracas de laquelle Ulysse n’est plus du tout reconnaissable, c’est parce que je connais l’obsession de Wittig pour le cheval de Troie ainsi que la référence au poème « Heureux qui comme Ulysse » de Du Bellay. Je pars donc de la reconnaissance pour en arriver à son contraire, dans un mouvement qui est un peu le mouvement inverse de celui consistant à me présenter sous le nom de « personne » pour aussitôt céder à la réaffirmation compulsive de mon nom tel qu’il permet de me reconnaître parmi tant d’autres « personne ». Cela, j’en conviens, reconduit sans doute une autre compulsion que vous avez mentionnée plus haut, celle qui consiste à exiger d’une figure qu’elle assume l’autorité pour la mettre au service de notre critique de l’autorité. Et en effet, pour Wittig, c’est une fois qu’il a été « adopté » que le cheval de Troie « fonctionne comme une mine, quelle que soit sa lenteur initiale » et qu’» il sape et fait sauter la terre où il a été planté5Monique Wittig, « Le cheval de Troie », op. cit., p. 107-108. ». Mais cela n’est-il pas un autre exemple démontrant qu’Ulysse, parfois de manière explicite, parfois sous une forme qui le rend méconnaissable, n’est jamais bien loin des tentatives les plus audacieuses du dernier siècle pour produire une littérature de la table rase et du commencement radical ? Ou peut-être bien que je m’entête à reconnaître Ulysse à peu près partout où je porte mon regard, et que les « preuves » que je présente pour démontrer qu’il n’y a pas erreur sur la personne sont aussi naïves que la cicatrice et l’anecdote du lit construit sur une branche, comme vous le montrez bien dans votre article mentionné plus haut ?
Sophie Rabau
Il est assez troublant de découvrir chez Wittig ce tiraillement : d’un côté, l’explosion (dans laquelle, en effet, je me reconnais assez – je n’emploie pas ce verbe innocemment, comme on va le voir) et le refus du nom dès le début du Corps lesbien¸ « si quelqu’une dit ton nom j/e crois que m/es oreilles vont tomber lourdement par terre6Monique Wittig, Le Corps lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 8. » ; de l’autre côté, cet étrange Ulysséa, nom propre au carré, presque naïf dans sa féminisation de la figure d’autorité, même si Ulysséa, cela sonne aussi assez queer, comme le nom d’une superbe drag-queen. Et la chose semble d’autant plus naïve que, quelques lignes après ce non au nom, voici Sappho nommée de la manière la plus littérale qui soit. On entre dans le cercle de l’autorité dont firent notamment l’expérience les Modernes pendant la querelle d’Homère : j’ai besoin de l’autorité des Anciens pour me défaire de leur autorité, en sont témoins un Houdard de la Motte ou un Marivaux, qui transforment Homère en champion des Modernes. Bien plus, même le non au nom, outre qu’il est évidemment odysséen au sens le plus littéral du terme (Ulysse l’homme qui tarde à se nommer), s’inscrit aussi dans une autre tradition patriarcale s’il en est : l’amour dit courtois, le roman de chevalerie, l’interdit sur le nom de la Dame et de son Amant, etc. Tout se passe donc comme si pour exploser il fallait poser en quelque sorte le centre stable à partir duquel cela va exploser, un cheval de Troie qui fait centre, qui provoque un mouvement centripète (allons voir, Troyens, la merveille, rassemblement général vers le cheval où sont groupés les Grecs) pour mieux disperser ce qu’il a rassemblé (des cadavres de Troyens et de quelques Grecs un peu partout, des corps explosés peut-être aussi).
Louis-Thomas Leguerrier
La référence à Wittig, dont le corps-explosion transgresse sans arrêt la frontière entre l’humain et le non-humain, me donne envie de vous proposer une autre image, qui se trouve dans l’Odyssée et qui appartient certes à la constellation d’Ulysse, mais qui, en soi, n’implique pas nécessairement la reconnaissance d’Ulysse. Je pense à l’image de la pieuvre, évoquée dans l’Odyssée lorsque Ulysse fait naufrage sur les côtes de la Phéacie, et présente dans le Corps lesbien. Sans nécessairement faire nôtre les considérations sur l’intelligence tentaculaire que les philologues ont tirées de cette image, ne pourrait-on pas remplacer Ulysse par la pieuvre ? Ne pourrait-elle pas permettre de condenser en une image une vision plus erratique, moins assujettie à l’histoire et plus décloisonnée de la littérature, une vision de la littérature en tant qu’elle échappe aux divisions arbitraires imposées par l’organisation institutionnelle du savoir ?
Sophie Rabau
C’est du cheval-centre que vient l’explosion qui disperse, un peu comme dans l’image de la pieuvre : on lit (et je suis désolée si mes connaissances de zoologie sont un peu approximatives !) qu’elle possède huit cerveaux et un cerveau central. Ainsi peut-être notre modernité se débat-elle entre la tentation d’éparpillement et le cerveau central (quand même ? nécessairement ?) que serait l’autorité en général ou la figure stable en particulier. Ou bien alors même qu’Ulysse est éparpillé, qu’il n’est peut-être pas unique ou unifié, que l’on peut tout à fait faire l’hypothèse que dans l’Odyssée il y a plusieurs « personnes » – André (anèr, l’homme qui), Odysseus, Personne, le Crétois –, pourquoi voulons-nous qu’il y ait un centre que nous nommons Ulysse et qui joue le rôle de cerveau central dans nos dictionnaires de mythologie et dans notre discours sur l’Odyssée ? Je trouve peut-être une piste (un tentacule !) de réponse dans votre concession que vous ne pouvez pas vous empêcher de reconnaître Ulysse, ou, pour vous citer plus exactement « je m’entête à reconnaître Ulysse à peu près partout où je porte mon regard ». Malgré ce que j’ai dit plus haut de mon désir de rendre Ulysse méconnaissable, je crois que la reconnaissance peut être une très bonne chose (et un des plus grand plaisirs – Aristote, figure d’autorité s’il en fut, l’a fort bien dit – que peut donner la mimesis), à cela près que reconnaître ce n’est pas chercher le même mais bien plutôt introduire de l’autre. En somme, j’aurais tendance, de mon côté, non pas à vouloir reconnaître Ulysse partout où je porte mon regard, mais à me reconnaître et, par là même à m’introduire subrepticement, partout où je ne suis pas invitée. Certes, reconnaître Ulysse partout ce n’est déjà pas si mal et c’est selon moi ce que fait Victor Bérard quand il contribue à une multiplication des Ulysses dans la Méditerranée, en voyant Ulysse absolument partout, allant jusqu’à créer ce que j’ai nommé « un troupeau d’Ulysse7Sophie Rabau, B. comme Homère. L’invention de Victor B., Paris, Anacharis, 2016, p. 181. ». Mais on peut, je crois, aller un peu plus loin en se reconnaissant ou en reconnaissant ce que l’on cherche. C’est ce que j’ai cherché à théoriser dans le même livre (que je cite non pour m’autoriser moi-même mais parce que j’y ai formulé un peu plus clairement ce que je cherche à dire) :
Sans doute ne dis-je pas la vérité. Ou, si je la dis, c’est par accident. Je n’observe ni ne trouve. Je reconnais. Ce n’est pas de Victor Bérard que je parle, ni de François Frédéric dit Fred Boissonas, qui le suivit, bon compagnon, dans son Odyssée de 1912. Mais c’est avec Victor Bérard que je parle, avec lui et comme lui, que je me livre à l’art incertain et fécond de la reconnaissance, pour m’approcher au plus près de Victor B. et des secrets de sa vie amoureuse. Car la portée de la reconnaissance selon Bérard va bien au-delà de la quête d’Ulysse : elle est une méthode d’appréhension du monde [et des textes aurais-je dû ici ajouter !] qui permet de trouver ou – cela revient au même en l’espèce – de construire ce que l’on cherche, pourvu qu’on le cherche avec ardeur8Ibid., p. 188-189..
Ce que j’ai reconnu, alors, dans les écrits de Bérard, et que l’on peut reconnaître aussi dans n’importe quel texte, ce sont les signes cryptés de l’homosexualité – on retrouve Wittig – en faisant entrer mon souvenir subjectif dans ce qui m’était donné à lire. Or un souvenir subjectif, cela ne se prouve pas. Tout est d’abord là dans la reconnaissance que je propose : j’aspire à une reconnaissance sans preuve qui s’introduit dans le texte, mais sans faire centre comme le cheval de Troie, qui s’y introduit comme fragment. Un souvenir ou une expérience subjective, cela existe en autant d’exemplaires, de tentacules, qu’il y a d’individus et en autant de fragments qui existent dans ce que l’on nomme un individu. Alors si chacune se reconnaît sans preuve dans Ulysse (au lieu de reconnaître Ulysse partout en le prouvant), il se peut que l’explosion ait lieu sans cerveau central, car la somme de nos lectures et de nos regards n’est pas dirigée (autant que le sache) par un cerveau central.
Cette reconnaissance, j’en fais constamment l’expérience en lisant et en introduisant dans le texte ce que j’y trouve de moi ; puisque nous parlons de pieuvre, je me suis souvenue, grâce à votre question, de ce passage de l’Odyssée où Ulysse (ou plutôt ses deux mains) est comparé à une pieuvre (ou plutôt aux « suçoirs de la pieuvre », comme dit Bérard qui n’en rate pas une). Je me suis souvenue, plus exactement, de ce que j’y reconnais : une baignade dans une mer bleue grise et assez agitée où je n’arrivais pas à m’accrocher à un rocher, à cela près que je ne courrais pas grand danger. Chaque fois que je lis ce passage je pense à cette baignade de manière très inexacte, puisque à aucun moment je n’ai pu, moi, saisir la roche glissante, mais cela n’empêche : lisant les mains d’Ulysse accrochées puis arrachées aux rochers, j’y vois les mains de Sophie (c’est l’avantage d’avoir un prénom grec…) incapables de saisir la roche, et l’inexactitude de ma reconnaissance n’a d’égal que le plaisir qu’elle me donne. Or voilà que relisant ce passage, je m’aperçois qu’Homère (appelons-la comme ça) fait la même chose : elle reconnait la pieuvre dans Ulysse et cela marche – Ulysse est la pieuvre – alors même que la comparaison n’est pas « exacte » puisque d’un côté la roche demeure dans les suçoirs de la pieuvre, alors que c’est la peau d’Ulysse qui reste accroché à la roche. Vous êtes peut-être en train de penser que je cherche dans le texte des « preuves » de ma conception de la reconnaissance et déjà vous êtes en train de vous dire ce que je vais répondre : je ne cherche pas ma lecture reconnaissante, je ne la trouve pas, mais je la reconnais… Un tentacule de plus…Quant à Ulysséa la drag-queen que j’ai reconnue tout à l’heure chez Wittig, il ne reste plus qu’à la chercher ailleurs ou au même endroit… Je pense qu’on devrait parvenir à la reconnaître. Quand vous m’avez proposé cet entretien, je me suis demandé pourquoi j’étais encore si attachée à la figure d’Ulysse dont je veux pourtant m’arracher, pourquoi j’y revenais tout le temps. Je me dis maintenant que c’est peut-être parce que je n’ai pas fini d’explorer en moi toutes les lignes et brisures que je peux encore reconnaître et glisser dans ce que l’on appelle l’Odyssée.
Louis-Thomas Leguerrier
Elle fait un grand bien, votre invitation à se reconnaître sans preuve dans Ulysse au lieu de reconnaître Ulysse partout en le prouvant, invitation que vous mettez en scène avec force à propos de Bérard dans votre B. comme Homère mentionné ci-haut. Cela me fait penser au rapport qu’on entretient, lorsqu’on croise Ulysse sur sa route, avec la possibilité et l’impossibilité de la vérité telle qu’elle se présente dans le discours scientifique, à savoir comme « objective », ou au contraire telle qu’elle échappe au filet de la connaissance « objective », telle qu’elle se prête davantage, peut-être, à la reconnaissance dans son inexactitude irréductible. Cette façon d’approcher Ulysse me semble un bon remède contre la tentation toujours présente de faire de la pieuvre aux mille tentacules un objet de la connaissance, un objet que le sujet de la connaissance – cette fiction d’une intelligence centrale que vous remettez à juste titre en question – doit capturer dans son filet. Plutôt qu’une autre fiction de connaissance objective, cette conception de la reconnaissance me ramène à votre image d’un amas de fragments flottant sans but sur la mer, un amas dans lequel on ne peut pas reconnaître Ulysse, mais à partir duquel on peut espérer que se déclenche le processus incontrôlable de la reconnaissance comme mise en scène d’une vérité dont l’éclat dépend de « l’ardeur » de qui la recherche.
Sophie Rabau
Pour rebondir sur la première partie de vos remarques, je dirais que ce n’est pas parce qu’une connaissance comporte une part de « non-objectivité » qu’elle est inexacte. J’aurais tendance à dire, d’après mon expérience des sciences humaines et en particulier de la philologie classique, que l’inexactitude guette plutôt tout savoir qui ne reconnaît pas, voire ne connaît pas, sa part de subjectivité, et que le risque est d’abord là. Par quoi, je dois m’interroger, comme vous m’y invitez, sur la question de l’absence d’intentionnalité. On a beaucoup étudié, du côté de l’auteur, l’» intentional fallacy9William Kurtz Wimsatt, The Verbal Icon: Studies in the Meaning of Poetry, Lexington, University Press of Kentucky, 1954. ». Je m’intéresse plutôt à l’illusion (inversement symétrique) qu’un lecteur pourrait ne pas avoir d’intention. Je n’entends pas prôner par là un règne du subjectivisme ou du relativisme, mais plutôt appeler, inviter comme on invite à un bal masqué, chaque lectrice à essayer (à camper) plusieurs subjectivités quand elle lit, à se percevoir face à l’amas des fragments flottants sans but sur la mer comme un autre amas de masques et de subjectivités possibles, si bien que la lecture serait, in fine, une reconfiguration non seulement des éléments du texte, non seulement des masques et costumes à disposition de la lectrice, mais bien une rencontre indéfiniment recomposable entre les masques du lecteur et les fragments flottants. Faire Ulysse, ou Ulile, cela serait alors non pas aller d’îles en îles, mais faire surgir des îles provisoires faites de déguisements et de bribes mémorielles10Sophie Rabau, « Ulile », dans Jean-Marc Besse et Guillaume Monsaingeon (dir.), Le temps de l’île, Marseille, Parenthèses, 2019, p. 26-37.. On peut espérer qu’à la fin du bal masqué, personne ne retrouvera les habits qu’ille aurait laissé au vestiaire avec une petite étiquette pour ne pas les perdre… D’ailleurs il n’y aura plus trop d’étiquettes.
Par rapport à l’image que je convoquais tout à l’heure de fragments flottants sans plus de sujets et de centre, j’évolue donc un peu à présent vers une vision plus peuplée, riche en centres multiples et mouvants du côté de l’objet comme du côté du « récepteur ». L’image qui me vient serait celle d’une chorégraphie de groupe, disons dans un théâtre, où les mouvements des danseurs se feraient en même temps que les mouvements des spectatrices, non seulement cela n’arrêterait jamais de bouger sur la « scène », mais en outre on pourrait bouger constamment dans la « salle », essayer toutes les places, si bien que finalement les notions de scène et de salle n’auraient plus guère de sens. « Fosse » proposé en 2020 à Paris par Boltanski, Kalman et Krawczyk est ce que je connais de plus proche de ce dispositif rêvé et j’ai éprouvé à le vivre un immense plaisir. Cela serait peut-être cela finalement « commencer » : savoir qu’une fois qu’on a commencé, on peut ne pas finir (rentrer ?), mais recommencer. D’ailleurs « Fosse » était censé n’avoir « ni début, ni fin » (ce qui n’était pas tout à fait le cas, dans les faits, mais constituait en tout cas l’horizon désirable que se fixaient les artistes).
Louis-Thomas Leguerrier
À propos de l’extravagante histoire qu’invente Victor Bérard alors même qu’il prétend nous donner accès à la seule vraie Odyssée d’Homère, et de l’extravagante histoire que vous inventez à votre tour à propos de celle de Bérard, vous écrivez :
La seule histoire qui vaille ne nuit pas à l’essor d’une action ou d’une entreprise. Elle cherche dans le passé la forme des commencements, et l’espoir des changements, qu’ils soient ou non advenus. Cette histoire-là guette la force inchoative de l’invention et du changement. Elle donne un élan au passé en activant ce qui aurait pu advenir et qui fut empêché ; elle donne puissance d’action au présent en le fortifiant des futurs du passé, en recueillant dans le passé l’énergie des débuts. Il faut oublier le monument pesant et achevé pour retrouver l’instant de son projet, quand il est encore ce rêve irréalisable et presque extravagant, porteur, peut-être, de plus de richesses que le produit réalisé11Ibid., p. 34..
Cette histoire qui réactive l’énergie du commencement, peut-on en ébaucher la pratique au sein des études littéraires dominées par une logique historique qui, quant à elle, coupe les textes de leur rapport au commencement toujours à venir en leur assignant un lieu historique définitif, une Ithaque où il ne fait pas bon revenir mais d’où on ne peut s’échapper ? Faut-il faire le saut dans la création littéraire débarrassée de la médiation du discours qui cherche à prouver pour s’approcher de cette histoire qui « cherche dans le passé la force des commencements », ou peut-on y parvenir, dans une certaine mesure, à l’intérieur du discours académique ?
Sophie Rabau
Bien sûr qu’on peut le faire au sein de l’Université, des études dites sérieuses. Qu’on peut le faire (et je vais dire comment) mais aussi, d’abord, qu’on doit le faire. Car l’illusion d’une objectivité fonde et soutient les rapports de pouvoir et de domination au sein même de l’institution universitaire et c’est donc là qu’il est urgent d’agir, et non pas en passant dans un ailleurs artistique d’autant plus rassurant qu’il ne nous concerne pas, nous autres lectrices professionnelles. Ensuite, il est très important pour moi de faire l’expérience de la créativité en tant qu’on lit et non pas en tant qu’on écrit ou qu’on serait écrivain. Je crois en effet que nous vivons dans une culture où l’expérience de la lecture est trop souvent une expérience de soumission à l’autorité du texte (je renvoie aux travaux de Michel Charles sur cette culture qu’il nomme « culture du commentaire12Michel Charles, L’arbre et la source, Paris, Éditions du Seuil, 1985. ») et que la lecture, de plaisir ou de travail, est donc bien souvent une « servitude volontaire » – un·e de mes étudiant·e·s avait un jour fait un exposé qui m’a beaucoup marqué où ille faisait un parallèle entre le texte de La Boétie et nos méthodes universitaires de lecture. Comme quoi, c’est en tant que lectrice que l’on a besoin de faire l’expérience de l’insoumission et de la révolte, c’est en tant que lectrice que l’on peut (s’)apprendre à désobéir. Comment le faire au sein de l’Université ? Mais en le faisant tout simplement, au sein même des cours que nous impose l’institution dans ce qu’elle a de plus discipliné, en s’infiltrant, en sabotant : que si l’on fait un cours d’histoire des idées littéraires, rappelons la tradition rhétorique où on lisait en prenant la place de l’auteur, en refaisant le texte, et non pas en se soumettant à son autorité et signalons aux étudiant·e·s qu’il n’est pas interdit de lire ainsi ; que si l’on doit faire un cours sur la tragédie classique, disons qu’il n’est pas interdit de lire le texte dit tragique en y cherchant une alternative à la supposée « mécanique inéluctable de la fatalité ». Et bien sûr, si l’on a la chance, comme je l’ai et comme, je crois, vous l’avez, de pouvoir proposer des cours dans une discipline peu disciplinée comme l’est la littérature générale et comparée et plus encore la théorie littéraire, rappelons que l’on peut inventer des concepts théoriques (et non pas simplement apprendre l’histoire de la théorie), que l’on peut surtout, d’une manière générale, lire des textes sans être en accord avec eux, en les interpolant, en les variant et en variant le masque lectoral que l’on choisit, en les explosant si l’on veut ! Alors la lecture classique, historique, serait encore possible mais ne serait qu’une possibilité parmi d’autres, et, bien sûr, elle recommencerait constamment selon le point de vue historique que l’on tente de camper. Si la lecture pouvait être une école de l’insoumission, notre monde changerait, peut-être, un peu, un jour. C’est du moins l’espoir que j’entretiens. Et puisque je ne m’interdis aucune lecture, ni aucun masque, je pourrais même dire, me déguisant un instant en une lectrice allégorisante prête à détourner l’autorité de l’Odyssée pour servir son propos, que c’est à Ithaque qu’il faut changer les choses, et non pas au-delà du cap Malée !
Pour citer cette page
Sophie Rabau et Louis-Thomas Leguerrier, « Pour en finir (et enfin commencer) avec Ulysse. Entretien avec Sophie Rabau », MuseMedusa, no 8, 2020, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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