Andrea Oberhuber
Andrea Oberhuber est professeure à l’Université de Montréal où elle enseigne les littératures française et québécoise, notamment l’écriture des femmes (XIXe-XXIe siècles), les avant-gardes historiques et les rapports texte/image (littérature et photographie). Elle a dirigé, entre autres, le collectif Claude Cahun : contexte, postures, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux (2007) ainsi que les dossiers « Voir le texte, lire l’image » (Dalhousie French Studies, no 89, 2009) et « À belles mains. Livre surréaliste, livre d’artiste » (Mélusine (n˚ 32, 2012). Son essai Corps de papier. Résonances est paru en octobre 2012 chez Nota bene.
© 2013 Marjolaine Dégremont
Tant de têtes, tant de visages, tant de regards de Méduse, entre la figuration – célébrissime – de ses traits par le Caravage (à la bouche béante, aux yeux écarquillés, à la chevelure mystérieuse, immobilisée par l’artiste sur un bouclier de parade en bois de peuplier) et sa reconfiguration dans le sexe médusant de Rose dans À ciel ouvert de Nelly Arcan ; entre la quête vaine du regard unique sur le visage d’autrui par Monsieur de Phocas, le regard pénétrant de la mère dans le poème « Medusa » de Sylvia Plath qui explore la double symbolique de l’invertébré aquatique et du pouvoir de pétrification à la figure mythologique, et les figures de femmes apotropaïques, capables à la fois de tuer et de sauver la vie, mises en scène dans les romans de Calixthe Beyala ; entre le retour sur scène de Méduse en Médée Kali de Laurent Gaudé, le portrait « majestueux » de Myra (Hindley, meurtrière d’enfants en série) par l’artiste britannique Marcus Harvey, l’effet paralysant de l’écriture à l’égard de la peinture qui hante L’Enfant méduse de Sylvie Germain, et l’affrontement de la Gorgone et de Persée, métaphore de l’écriture, dans le Petit traité sur Méduse de Pascal Quignard. Ce sont là, depuis les multiples motifs de Gorgô sur les amphores grecques, des interprétations modernes et contemporaines, sous forme de représentation picturale, de réécriture littéraire ou d’adaptation théâtrale, de l’une des figures myth(olog)iques les plus fécondes de l’Antiquité grecque. En deçà du bouclier contre lequel se heurta le regard de la Gorgone, des auteurs font apparaître le visage de Méduse dans la ville d’Istanbul, le voient émerger à travers les pages de fragments-poèmes issus du journal de Méduse ; d’autres opèrent un changement de perspective afin de tenir tête à la violence sacralisée du mythe de Gorgô à travers le regard oblique, la parole inspirée qui se voit éditée, ou grâce à la réflexion psychanalytique.
La plus dangereuse mais aussi la seule mortelle des trois Gorgones, figures archaïques par excellence1 Ses sœurs Sthéno et Euryale sont nettement moins marquées par un « atroce destin ». Tel est l’attribut choisi par Hésiode dans Théogonie pour évoquer la singularité de Méduse. Voir Dimitris Karakostas, « Méduse », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 1287. En témoignent les textes rassemblés par Marjorie B. Garber et Nancy J. Vickers dans Medusa Reader, New York, Routledge, 2003.
Rappelons qu’à l’origine, Méduse n’existe que comme récit fragmentaire, incomplet, en tant que « simple » motif accolé au mythe de Persée avant d’atteindre au fil des siècles passés, à travers diverses reprises et réécritures (par Hésiode, Homère, Ovide, Euripide, Dante, Calderón, Milton et Goethe, entre autres) le statut de figure mythologique à part entière, et ce grâce à sa mise à mort par décapitation3 Voir Camille Dumoulié, « Méduse », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 [1988], p. 1018. Plusieurs auteurs antiques insistent sur la beauté initiale de Méduse. Ce n’est que dans la compétition avec la beauté d’Athéna que la Gorgone se serait transformée en être monstrueux. Camille Dumoulié, loc. cit., p. 1018. Camille Dumoulié (ibid., p. 1020-1021) insiste avec raison sur les attributs similaires que se partagent les deux figures de femme : les serpents, le regard fascinant, l’allure terrifiante du monstre en temps de combat. Pour Tobin Siebers, dans son étude sur la « logique de la superstition », l’aspect de la rivalité entre Athéna et Méduse ainsi que le motif spéculaire sont au cœur du mythe de Méduse (The Mirror of Medusa, Berkeley, University of California Press, 1983). Voir Roger Caillois, Méduse et Cie, Paris, Gallimard, 1990 [1960].
Cette force d’une figure féminine à domestiquer n’a pas cessé de se renouveler en dépit de toutes les tentatives qui ont été menées pour l’anéantir. Semblable à une hydre de Lerne qu’Hercule tua, Méduse a la capacité de se régénérer symboliquement de ses mises à mort. Dans les textes anciens et à travers l’histoire culturelle, Méduse endosse divers masques, dont le propre est de cacher certains traits du visage autant qu’il les révèle ; elle continue d’interroger notre regard sur l’Autre, notre capacité de supporter l’étrange terrifiant9 « La face de Gorgô est l’Autre, le double de vous-même, l’Étrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans le miroir […], une image qui vous happerait parce qu’au lieu de vous renvoyer seulement l’apparence de votre propre figure, de réfracter votre regard, elle représenterait, dans sa grimace, l’horreur terrifiante d’une altérité radicale, à laquelle vous allez vous-même vous identifier, en devenant pierre », note Jean-Pierre Vernant dans La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1986, p. 82. C’est d’ailleurs Jean-Pierre Vernant qui considère le mythe de Persée comme explication de la puissance qu’incarne Méduse tout entière en une simple tête. Dimitris Karakostas, loc. cit., p. 1287.
Tout se passe comme si l’ambiguïté de la figure mythique déteignait sur le rapport – le plus souvent ambivalent – que l’art et la littérature peuvent entretenir à Méduse. De fait, ce féminin menaçant reste un objet de controverse. La tête coupée de Méduse, figuration de l’organe féminin, inspire à Freud son interprétation de la figure mythologique comme symbole de la castration ; provoquant l’effroi chez l’enfant qui découvre le sexe maternel, la Medusenhaupt devient synonyme d’une béance ab-jectée alors que la violence infligée à la Gorgone est passée sous silence dans l’interprétation psychanalytique du mythe11 Voir Sigmund Freud, « La Tête de Méduse », Résultats, idées, problèmes. Vol. II : 1921-1938, Paris, PUF, 1985 [1922 ; 1940], p. 49-50. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Vol. II, Paris, Gallimard, 1954, p. 626.
Face à l’effroi, à la panique voire à la paralysie que provoque la vue de la tête de Méduse, la question s’impose : comment regarder Méduse ? Est-il possible d’affronter son regard sans y succomber ? D’autres questions surgissent aussitôt : à quelles nouvelles formes de représentation Méduse a-t-elle donné naissance, de la modernité à aujourd’hui, comment nourrit-elle les œuvres littéraires et artistiques ? Quel est son pouvoir à signifier à différents moments de l’histoire culturelle ? À quelle fin les créateurs et les créatrices usent-ils de la figure mythologique, par quels moyens la déplacent-ils ? Comment aborder un féminin perçu comme monstrueux, repoussant, à la fois diabolique et sublime ? Le présent dossier se propose de répondre à un certain nombre de questions soulevées par le pouvoir pétrificateur de Méduse. Sont rassemblés sous la thématique « Peut-on regarder Méduse ? » treize études (Sylvie Anahory, Valery Rion, Virginie Thomas, Jocelyn Godiveau, Lydie Parisse, Christine Vial Kayser, Claire Augé, Don Tresca, Pascale Joubi, Malik Noël-Ferdinand, Gérard-Marie Messina, Marion Coste, Mathilde Roussigné) et cinq textes de fiction (Laurent Herrou, Benoît Conort, Valérie Lefebvre-Faucher, Vanessa Courville, Nicolas Lévesque) abordant le mythe féminin de différents points de vue (littéraire, esthétique, psychanalytique). S’y ajoute, en troisième volet du premier numéro de MuseMedusa, l’entretien avec deux artistes italiens (signant l’œuvre des pseudonymes Ninja1 et Mach505) qui ont consacré à Méduse une série d’images et d’installations, Medusa, Anamorph, inspirées du street art.
Critiques littéraires et historiens d’art, auteurs et artistes ont survécu aux nombreuses tentatives de pétrification par Méduse en trouvant des moyens de dévier le regard – ô combien défiant ? – de la Gorgone, capable de se réincarner dans différents corps, sous des allures insoupçonnées. Figure extrême, Méduse s’impose par son intensité, son ambivalence, sa démesure.
Pour citer cette page
Andrea Oberhuber, « Ecce Medusa : regardons-la, donc ! » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Méduse ou le miroir des abîmes[/ezcol_1half_end]