Bernard Banoun est né en 1961 à Oran. Il est professeur de littérature de langue allemande des XXe et XXIe siècles à Sorbonne Université et traducteur littéraire.
Chère Catherine,
Dans la suite de notre dialogue à Montréal au printemps 2017, et sous la forme elle aussi dialogique de la lettre, je réponds bien volontiers à ta proposition de présenter – tant que faire se peut – mon travail sur Josef Winkler. Pour commencer, sur ta suggestion, voici non seulement un extrait de Winkler, dans l’original et dans sa traduction, mais même deux, et de deux livres. Il s’agit de deux ouvrages qui, si différents soient-ils, sont chacun à leur manière une porte d’entrée dans cet univers qui n’est pas d’un abord facile : l’obsession de la mort, la description sans ambages de rituels funéraires, le poids de la religion, l’affrontement violent avec le père et la famille, le maelstrom d’images tantôt hyperréalistes, tantôt fantasmes décousus et visions surréalistes, les litanies et répétitions lancinantes, tout cela peut en effrayer, voire en rebuter plus d’un.
Le premier extrait est un passage d’une des plus courtes publications de Winkler en volume, et qui porte d’ailleurs une indication générique, « Novelle » (qui ne correspond pas exactement à une nouvelle en français) ; pour ce Natura morta, Josef Winkler choisit un titre dans une langue romane, titre qui, pour nous francophones, n’a pas besoin de traduction ; en allemand, une « nature morte » se dit Stillleben (comme still life en anglais), une vie saisie dans l’immobilité ; mais les mots dont usent les langues romanes pour désigner ce genre pictural s’accordent mieux à l’art de Winkler ; d’abord parce que l’oxymore de la nature et de la mort est l’un des principes esthétiques et conceptuels de son œuvre, qui s’articule ou s’arc-boute sur la mort à la fois pour commémorer les défunts et pour provoquer l’intensité de vie, pulvériser les silences mortifères ; ensuite parce que Winkler, écrivain visuel, est un artisan de l’ekphrasis, son écriture rivalise avec la peinture, la phrase patiemment ouvragée, souvent en une hypotaxe tantôt classique, tantôt effrénée, cherche à approcher au plus près l’objet décrit ; dans Natura morta (comme dans Cimetière des oranges amères, dont Natura morta est un rejeton tardif devenu autonome), Winkler erre sur les marchés avec son bloc-notes, consigne les impressions, et édifie un contrepoint scriptural à Chardin et aux vanités flamandes, avec fruits, poissons, animaux abattus, force crânes et pattes de volaille.
Josef Winkler, Natura morta. Eine römische Novelle
DER MACELLAIO HACKTE die weißen, an den Spitzen blutgeröteten Kalbsfüße der Länge nach auseinander, so daß die eine gerötete Zehe auf die linke, die andere Zehe auf die rechte Seite fiel. Weitausholend zerstückelte er mit einer Fleischhacke die Kalbsfüße in sechs, sieben Teile. Mit seinem nackten Oberarm wischte er Knochenbrösel und Gelee von seinem Gesicht. Carni naz/ion/ali stand in den Farben der italienischen Trikolore auf einem Preisschild. Feiner, weißer Knochenstaub rieselte auf eine Marmorplatte, als er mit einer elektrischen Säge schwere Rindsknochen auseinanderschnitt. Weiße, enthäutete Rindsfüße lagen neben den dicken, blauen Rinderzungen. Eine Fliege lief über den blaugrauen Gaumen eines umgedreht auf einem Tablett liegenden Rinderschädels. Das Gebiß des Rinderschädels erinnerte an eine auseinandergebrochene Krone. Jedesmal, wenn der Macellaio – auch an seinem rechten Handgelenk pendelte ein rosaroter Kunststoffschnuller – von einem großen Stück Rindsfleisch ein paar Filets abschnitt und den Rest wieder auf den Fleischerhaken zurückhängte, an dem auch eine Glocke pendelte, hörte man ein helles Bimmeln.
Unter den brennenden, heißen Glühbirnen schwitzte die Haut der drei am Loch der Schußwunde aufgehängten Schweinsschädel, die am Unterkiefer büschelweise blutige Haare hatten. Neben übereinandergestapelten bleichen Schweinsfüßen, denen die Zehennägel abgezogen worden waren, lagen mehrere Schweinsohren zum Verkauf. In den Blasen eines Schweinslungenflügels staken zwei kleine rosarote Plastiktrompeten. Eine Zigeunerin stieß einen Schrei aus, als der zwischen den Verkaufsständen und den Passanten entlanggehende, ein totes Schwein auf seiner Schulter tragende und immer wieder „Attenzione! attenzione!“ rufende Fleischhändler die blutige Schweinsnase absichtlich auf ihren dicken, schwarzen Haarzopf drückte.
Josef Winkler, Natura morta. Une nouvelle romaine
D’UN COUP DE HACHE, le macellaio sépara en deux dans le sens de la longueur les pieds de veau blancs aux pointes rougies de sang, de sorte qu’un onglon rougi tomba du côté gauche et l’autre vers la droite. Levant sa hache pour prendre son élan, il découpa les pieds de veaux en six ou sept morceaux. Il se passa l’avant-bras nu sur le visage pour essuyer les particules d’os et de gélatine. Une étiquette de prix portait les mots Carni naz/ion/ali écrits aux couleurs du drapeau italien. Avec une scie électrique, il tailla dans de gros os de bœuf et une poussière d’os fine et blanche s’écoula sur une plaque de marbre. Des pieds de bœuf blancs dépecés étaient posés à côté de grosses langues de bœuf bleues. Une mouche marchait sur le palais gris bleu d’une tête de bœuf posée à l’envers sur un plateau. Les mâchoires de la tête de bœuf faisaient penser à une couronne cassée en deux. À chaque fois que le macellaio, qui portait lui aussi au poignet droit une tétine rose en matière synthétique, découpait quelques filets d’une grosse pièce de viande de bœuf puis raccrochait le reste, on entendait le tintement clair de la cloche qui y était également suspendue.
La peau de trois crânes de porcs accrochée par le trou d’impact de la balle, et qui avaient encore quelques touffes de poils sanglants à la mâchoire inférieure, suait sous la chaleur brûlante des ampoules. Près d’une pile de pieds de porcs blêmes auxquels on avait retiré les ongles étaient exposées plusieurs oreilles de porc. Deux petites trompettes en plastique rose étaient fichées dans les alvéoles d’un poumon de porc. Une Tsigane poussa un cri lorsque le marchand de viande qui passait entre les étals et les chalands, transportant sur son épaule un cochon mort et criant sans cesse « Attenzione ! attenzione ! », pressa volontairement le groin sanglant du porc contre sa grosse tresse noire.
Comme le montre cet extrait, l’original en allemand comprend des mots en italien ; j’avais établi pour moi, par acquit de conscience, par curiosité de mesurer la dimension hétérolingue du récit chez un auteur lui-même si foncièrement (le glèbe du Serf) monolingue, un relevé systématique de tous les termes étrangers du texte, et, comme je l’avais joint au fichier envoyé à l’éditeur (ou plutôt, ayant omis de l’en ôter), il a été conservé dans l’édition en livre ; je n’y étais pas favorable de prime abord, considérant qu’il fallait laisser telle quelle cette part d’étranger, mais l’éditeur a considéré, non sans raison, que le Français – guère moins monolingue que l’auteur du récit qu’on lui livrait – pourrait s’il le souhaitait s’y plonger ; le récit comprend en effet quelques exclamations que dans l’édition française nous appelons les « cris de Rome », comme il y eut les Cris de Paris chantés par Janequin ; ainsi, à la dimension visuelle (les descriptions d’une part, les guillemets et italiques d’autre part) s’ajoute la lecture acoustique ; Winkler évoque ici les alentours de la Basilique Saint-Pierre, et les touristes et croyants internationaux – on trouve ainsi des bribes d’anglais, de polonais, et même d’allemand et de français, comme des traces d’un enregistrement sur le vif. Mais il s’agit là – me semble-t-il, mais à y insister tellement, je me dis que je dois me voiler la face ou boucher les oreilles – d’éléments ou corps étrangers sous la plume de Winkler, dont la virtuosité se déploie dans le maniement de l’allemand, lui-même mêlé d’expressions et de musicalité dialectales. Ainsi, ce n’est pas tant la langue allemande qui s’italianiserait ; c’est plutôt – et Winkler n’est pas le premier germanophone fasciné par l’Italie, des cohortes entières de peintres, écrivains, négociants, traversèrent et traversent les Alpes – une autre lumière et une autre sensibilité de la vue et de l’ouïe qui sont sollicitées ici ; il me semble que la structure des phrases n’est pas autre que celle des romans « non-italiens » de Winkler : longues périodes ouvragées où l’on attend les verbes, parfois jusqu’à s’y perdre, ou brèves notations, lapidaires. Cela dit, Winkler, Autrichien, issu d’une culture catholique, trouve dans l’Italie, à partir de Rome, vers Naples et la Sicile, une culture et des arts de la Contre-Réforme qui lui sont familiers. Ainsi, la traduction n’a pas été immédiatement (en tout cas : pas consciemment) imprégnée par l’italianità du texte ; pour ma part, je traduis surtout à l’oreille, à partir d’un rythme, d’une cadence (sans pour autant négliger le rendu des images), et celle de ce texte n’est pas si différente à mon oreille que celle des phrases de Quand l’heure viendra. – Mais il est vrai aussi que pour moi l’italien est la plus belle des langues (en tout cas l’une des plus belles), et la jonction avec l’allemand est naturelle.
L’autre texte que je propose est tiré de Roppongi. Édition allemande et traduction française ont interverti titre et sous-titre, sonorités exotiques du nom propre et latines du rituel catholique : Roppongi. Requiem für einen Vater – Requiem pour un père. Roppongi. Écrivant ces lignes au Japon, j’avais choisi de passer ma première nuit dans ce pays au quartier de Roppongi à Tokyo : dans son livre, Winkler arpente plusieurs contrées littéraires et réelles, Autriche, Inde et Japon ; en voyage dans ce pays pour une tournée de lecture, il séjourne à l’ambassade d’Autriche, et c’est là qu’il apprend la mort de son père, dans le village de Carinthie ; le père qui, se disant autrefois offensé par les vitupérations de son fils contre le village, lui avait tout à la fois demandé de ne pas assister à son enterrement et prédit qu’il en aurait bien ainsi ; Winkler, aux antipodes, ne pourra prendre un avion à temps, et imagine l’esprit de son père s’envolant, sous forme de héron, d’un bassin du jardin japonais. Le quartier de Roppongi, entre touristes, gargotes, bars à filles, racoleurs, dealers et clinquant occidental du Grand Hyatt Tokyo (à ne pas confondre, comme je me suis aperçu que je le faisais au terme d’errances tokyoïtes, avec le Park Hyatt de Shinjuku où a été tournée une célèbre scène de Lost in translation) n’offre pas le cadre paisible et méditatif de Winkler mais, tout près de mon hôtel « fonctionnel », un cimetière suffit à évoquer ces lieux.
Josef Winkler, Roppongi. Requiem für einen Vater
Vor einer wandgroßen Glasscheibe stehend, schaute ich in den Garten hinaus, auf einen Teich, auf große, bedächtig schwimmende und ihre breiten Mäuler immer wieder öffnende, orangefarbene japanische Wakin-Fische, als ein weißer Reiher mit weit auseinandergebreiteten Flügeln am Rande des Teiches aufsetzte und mit seinem Schnabel ins Grünzeug hineinpickte. Der tote Vater hat sich also, dachte ich in diesem Augenblick des Schreckens, der Trauer, Sentimentalität, der Zufriedenheit und des Glücks, in der Gestalt eines weißen Reihers noch einmal bei mir blicken lassen, bevor er unter die Erde geschaufelt wird mit seinen langen dünnen roten Beinen, mit seinem erdig gewordenen spitzen, langen Schnabel, auf der Suche nach den Würmern seines zukünftigen Grabes in Roppongi. Am langen, weißgedeckten Mittagstisch im Salon der Botschaft starrte ich auf die unruhig sich im Kreis drehenden goldenen Fettaugen der Fritattensuppe, die der Vater, als wir Kinder waren, in einer der seltenen Stunden des Glücks, beim gemeinsamen Mittagessen „Spielleute“ nannte, und auf die millimeterlangen, zwischen den Fettaugen schwimmenden, grünen Schnittlauchschnipsel. Ich nahm das silberne Eßbesteck in die Hand, rührte von den Fleisch- und Fischspeisen keinen Bissen an, legte Messer und Gabel wieder lautlos auf die weiße Stoffserviette, reichte dem Ober mein leeres Glas, stand vom Tisch auf, durchwanderte den Speisesaal, trat mit dem wieder aufgefüllten Glas Cognac an die wandgroße Glasscheibe und schaute auf die großen, dicken, orangefarbenen Wakins mit ihren aufgerissenen und vorgestülpten Mäulern, die immer wieder mit ihren Köpfen über der Wasseroberfläche auftauchten. Der weiße Reiher war inzwischen verschwunden, und der Tod des Vaters kam wie gerufen, sein Fluch war in Erfüllung gegangen. – Wenn ich einmal nicht mehr bin, dann möchte ich nicht, daß du zu meinem Begräbnis kommst! – Nun war ich tatsächlich mehrere tausend Kilometer entfernt von seinem Sterbebett und von seinem Erdloch, das bereits ausgehoben war und in das sein Sarg mit Hanfstricken hinabgelassen werden wird.
Josef Winkler, Requiem pour un père. Roppongi
Debout devant une baie qui occupait le mur entier, je regardais dans le jardin en direction d’un bassin où de grands poissons japonais orangés Wakin nageaient lentement en ouvrant grand la gueule, lorsqu’un héron blanc se posa sur le rebord du bassin, ailes déployées, et se mit à picorer dans la verdure. Tiens, me dis-je alors en cet instant d’effroi, d’affliction, de sentimentalité, de satisfaction et de bonheur, mon père mort est venu se montrer une dernière fois à moi sous la forme de ce héron blanc, avant qu’on ne l’enfouisse sous des pelletées de terre avec ses longues et maigres pattes rouges et son long bec pointu et terreux qui cherche à Roppongi les vers de sa future tombe. Assis à la longue table du déjeuner couverte d’une nappe blanche dans le salon de l’ambassade, je regardais fixement les yeux de graisse dorés qui tournaient sans cesse à la surface du consommé aux lamelles de crêpes que mon père, quand nous étions enfants, pendant le déjeuner ensemble, dans l’une des rares heures de bonheur, avait appelés les « musiciens », ainsi que les brins de ciboulette coupée en morceaux de quelques millimètres qui flottaient entre les yeux de graisse. Je saisis les couverts en argent, ne pris pas la moindre bouchée de viande ni de poisson, reposai en silence couteau et fourchette sur la serviette blanche en tissu, tendis mon verre au maître d’hôtel, me levai de table, traversai la salle à manger, m’approchai, le verre à nouveau rempli de cognac, de la baie vitrée et me remis à observer les longs et gros poissons orangés Wakin, avec leur gueule proéminente grande ouverte qu’ils sortaient régulièrement de l’eau. Dans l’intervalle, le héron blanc avait disparu et la mort de mon père venait comme à point nommé, sa malédiction s’était réalisée. « Quand je partirai, je ne veux pas que tu viennes à mon enterrement ! » Voilà que je me trouvais en effet à des milliers de kilomètres de son lit de mort et de son trou de terre déjà creusé, dans lequel son cercueil allait être descendu à l’aide de cordes de chanvre.
L’exotisme de Requiem pour un père est plus fort sans doute que celui de Natura morta : après les trois premiers livres de sa trilogie carinthienne, incarcérés dans le village natal, Winkler franchit la vallée pour aller sur le versant d’en face (expérience d’où il tire un peu plus tard le récit d’une Ukrainienne amenée de force pour travaillée, en 1943, dans son livre Déplacée/Die Verschleppung), puis les Alpes pour gagner Venise, Rome et Naples ; puis il s’envole pour les rives du Gange, ce qu’il raconte aussi dans Roppongi après l’avoir fait plus longuement encore dans Domra. L’étranger est donc bien là. Winkler parvient, comme tout grand artiste écrivant sur l’ailleurs, à fusionner l’expérience de l’altérité dans le travail d’une langue unique (encore une fois, Winkler, auteur de Muttersprache, roman dont le titre peut se traduire tout autant par Langue maternelle que par Langue-mère, n’est pas un écrivain beyond the mothertongue comme les migrations en suscitent), à s’enfouir dans cette langue tout en y sertissant des corps étrangers. Lui-même fait l’épreuve de l’étranger dont parle Antoine Berman. Dans la mesure où il y a, chez Winkler, un rapport fusionnel – comme si le narrateur s’abolissait, s’anéantissait dans la profération – avec la langue écrite allemande, il me semble que le traducteur doit produire un texte aussi complexe que l’original mais aussi fusionnel avec la langue dans laquelle il est écrit ; cela ne veut pas dire qu’il doive faire comme si le texte avait été écrit en français ; mais la phrase et les images de Winkler sont telles, entraînant à tel point le lecteur, qu’il ne faut pas semer d’embûches qui étrangéiseraient le texte encore davantage ; du moins est-ce ma position temporaire de premier traducteur (et, crois-je pouvoir dire, des deux autres traducteurs français, Éric Dortu et Olivier Le Lay) ; des retraducteurs liront Winkler et le feront lire autrement. – D’une manière générale, c’est là ma manière de fidélité envers l’auteur ; je n’apprécie pas la métaphore moralisante de la fidélité en traduction ; le traducteur devrait sans cesse avoir conscience que son travail est nécessairement une forme de violence et de vampirisme (à double sens, donc on est quitte) ; je préfère bien plus – et, en cela, Berman me convainc –, le terme de respect : si l’on a la chance de traduire des textes respectables, il faut les respecter, ce qui veut dire, être rigoureux, conscient de ses actes dans la limite du possible, y travailler longtemps. Ce qui n’implique pas que la fidélité ne soit pas une composante de mon travail de traducteur ; j’ai eu la chance que les éditions Verdier me proposent de traduire « mon » premier Winkler, Wenn es soweit ist, alors qu’il y avait déjà un traducteur attitré et excellent, Éric Dortu, qui ne pouvait tout traduire ; à l’époque, j’étais déjà lecteur de Winkler et il avait été l’une de mes quelques impressions marquantes de lecture comme on n’en compte pas plus que sur les doigts d’une main, voire des deux ; en venir à le traduire était une manière de témoigner d’une fidélité, geste d’un autre ordre que celui de traduire. Et il est vrai que je préfère traduire plusieurs livres d’un auteur : Winkler, Kofler, Tawada et d’autres ; dans le cas de ces auteurs contemporains (Kofler, hélas, est mort en 2011), j’ai une tendance un rien névrotique à les solliciter un peu trop ; mais parfois je me raisonne car ce sont les textes qu’on traduit, pas les auteurs. Cette tendance à beaucoup interroger les auteurs n’est peut-être pas sans lien avec le fait que je sois à la fois (en tout cas : dans le même temps) traducteur et chercheur en littérature et que j’écris des travaux universitaires sur les auteurs que je traduis (plutôt que je ne traduis des auteurs sur lesquels je travaille), car je conçois la traduction comme un mode de lecture extrême, de surlecture, d’hyperlecture, ce qu’est aussi le travail du chercheur sur les textes ; en ce qui me concerne, il s’agit de deux pratiques différentes, mais complémentaires. Dans l’un et l’autre cas, un désir d’aller au plus loin au creux des textes avec, dans le cas de la traduction, le défi de devoir rester aussi à leur surface et leur restituer leur apparence, leur éclat, leur Schein.
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Yoko Tawada, Das nackte Auge, 5 : « Indochine »
Eine Melodie wellt sich auf der Leinwand, mein Blickfeld ist bedeckt von der trüben Wasseroberfläche. Schiffe mit Drachenflügeln werden von Männern und Frauen navigiert und gerudert, die vietnamesisch aussehen. Es dauert nur einige Sekunden, bis in rosa Schrift Ihr Name auftaucht. Es ist wie immer der atemberaubende Höhepunkt des Filmes. Bevor der Titel verraten wird und die Geschichte beginnt, muß Ihr Name aus dem Meeresgrund auftauchen. Ohne diesen Namen gäbe es keine Schauspielerin, ohne sie keine Elaine Devries, die in Indochina gelebt haben soll, ohne Elaine keine Geschichte zu erzählen. Außer auf der Leinwand in Paris habe ich kein Land gesehen, das Indochina heißt.
Die erzählende Stimme gehörte Ihnen. Ich verstand nicht, was erzählt wurde, aber ich erkannte Ihre Stimme wieder. Und weil ich den Inhalt nicht verstand, stand die Stimme für sich, selbstsicher und elastisch mit ihren Erhebungen und Senkungen. Ich hörte darin Atem, Reibungen, Seufzen, manchmal auch eine laut gewordene Hitze. Es war das erste Mal, daß Sie in einem Film sprachen, bevor Sie sich zeigten. Ihre Stimme kam aus dem Wasser, aus den Segeln, aus dem Wind, aus den Gummibäumen.
Yoko Tawada, L’œil nu, chapitre 5 : « Indochine »
Une mélodie ondoie sur l’écran, mon champ de vision est recouvert par la surface trouble de l’eau. Des hommes et des femmes, apparemment vietnamiens, manœuvrent rames et gouvernails de bateaux ailés comme des dragons. Quelques secondes seulement passent et déjà votre nom apparaît, en caractères roses. C’est comme toujours le sommet du film, à couper le souffle. Avant que le titre ne soit dévoilé, avant que ne commence l’histoire, votre nom doit surgir du fond des mers. Sans ce nom, pas d’actrice, sans actrice, pas d’Eliane Devries censée avoir vécu en Indochine, sans Eliane, pas d’histoire à raconter. Sauf à Paris, sur l’écran, jamais je n’ai vu de pays qui se nomme Indochine.
La voix off était à vous. Je ne comprenais pas ce qu’elle racontait, mais je la reconnaissais. Et comme je ne comprenais pas le contenu, la voix était là pour elle-même, pleine d’assurance, souple dans ses accents et ses graves. J’y entendais respirations et frictions, soupirs, parfois aussi une brûlante chaleur faite voix. C’était la première fois que vous parliez dans un film avant même de vous montrer. Votre voix venait des vagues, des voiles, du vent, des hévéas.
Pour citer cette page
Bernard Banoun, « Avec Bernard Banoun, Josef Winkler et Yoko Tawada », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Lettre à Kathy Acker