Anne-Renée Caillé est née en 1983 et vit à Montréal. Elle collabore au cahier critique de la revue Liberté depuis 2012, où elle écrit sur la poésie d’ici et d’ailleurs. Elle a publié en 2017 L’Embaumeur aux Éditions Héliotrope.
Je cherche un lecteur de tarot, d’astrologie, un voyant, j’en ai un dans ma mire, je trouve ses informations, mais il lit les cartes en anglais. J’ai envie d’être lue en français. Barrière des langues additionnée à la barrière de l’ésotérisme, ce serait un peu trop. Je ne veux pas lui écrire pour savoir s’il pratique aussi en français, il aurait mon nom, alors je lui envoie un message texte. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonne, c’est lui. Je ne réponds pas, il va me laisser un message. Pas de contact avant l’heure cher sorcier. Mais il entendra mon nom avant d’avoir accès à la boîte vocale, c’est raté pour la conservation de l’anonymat. Maintenant il peut trouver une photo, des informations sur moi, en me voyant arriver, il me reconnaîtrait et pourrait infléchir sa voyance. Cette histoire commence avec une maille dans le filet, une fente dans la boule de cristal. Mais peut-être avait-elle déjà mal commencé avec ma méfiance.
Il m’explique qu’il ne tire pas en français, il n’est pas d’ici, son vocabulaire n’est pas assez élaboré pour lire le tarot et l’astrologie en français, son téléphone griche, c’est cocasse, des ondes interfèrent, les voies sensorielles sont-elles atteintes ou bien y-a-il trop d’électricité dans l’air déjà, non, ce sont des oiseaux, je les entends, à la fin je me le précise, ce sont des perruches.
J’hésite entre ce lecteur de tarot et une voyante blonde d’expérience, mais sans médiation de cartes ou de signes astrologiques, je ne sais pas, elle me lirait sans intermédiaire, c’est ambitieux. Il y a aussi que son tarif est deux fois plus élevé, cela fait plus sérieux ou plus suspect. Mais je sais qu’en anglais on ne connectera pas, c’est l’impasse.
On me parle d’un extraordinaire tireur de tarot. Des amis l’ont essayé et leurs amis, etc. Il est excellent, paraît-il. Je connais son nom, mais peu de chances qu’il me connaisse. Quand même plus que l’homme aux perruches. On me parle aussi d’une voyante qui parle aux morts. Mais je n’ai qu’une morte, ma mère. Je ne sais pas, ce n’est pas un jeu, c’est sacré, c’est ma mère, et même si ce contact avec l’au-delà s’avérait possible, je ne crois pas qu’il faille déranger les morts. Ma mère m’avait déjà dit qu’elle croyait qu’elle serait très sollicitée en haut, alors j’essaie depuis de faire mes petites affaires et de lui laisser son repos.
J’ai trop d’options tout à coup, je n’aurais jamais cru. Je dois choisir vite, le temps file.
Ce sera l’exceptionnel cartomancien, nous prenons le rendez-vous. Avant de connaître son adresse et le tarif, il m’explique qu’il ne discute pas avec les morts, que ses yeux ne se révulsent pas sous l’effet d’une extrême lucidité et que l’oracle ne parle jamais de façon tranchée. Il devra voir la répétition des motifs dans les cartes, c’est comme s’il y avait des conditions climatiques autour de moi et qu’il fallait les définir. J’ai dû dire mon prénom, vous me direz que cela ne dit rien, mais ça dépend quand même du prénom qu’on porte. J’aurais préféré le dire lors des présentations d’usage.
Je m’assois, j’ai une théière et la plus petite tasse existante, l’encens brûle et il entame : je ne me souviendrai pas nécessairement de ce que j’ai dit aujourd’hui, ni même de toi si je te croise, alors ne t’en fais pas, tout reste ici, il me répète qu’il s’intéresse aux répétitions et qu’il mesure l’énergie autour de moi. Le lieu est improbable, singulier, des livres de tarot partout, des jeux de cartes empilés, une centaine d’amulettes, des huiles essentielles, des figurines, des chandelles, tout y est.
Les cartes sont brassées, cela commence avec une paire, la rencontre de la Mort en haut et du Mat, en bas, établissant un entre-deux, il y a un certain arrêt avec la Mort, une désillusion, une blessure encore présente peut-être, il est un peu arrêté, alors qu’en bas c’est un marcheur, il avance, tu marches d’un bon pas, mais tu as changé, quelque chose dans ta tête a changé.
Des nouvelles cartes sont déposées. Le Chariot rencontre La Tempérance. La marée monte, le chariot bouge très vite, ça rappelle ton Marcheur un peu, le chariot se fait tirer par deux chevaux qui vont dans des directions opposées, la deuxième carte tempère la première, calme son avancée. Il faut chercher une troisième avenue, essaie de voir si une troisième avenue existe, il y a un point de compatibilité, une harmonie qui existe. Cherche.
On passe de deux cartes à plusieurs cartes. Je n’en retiens que quelques-unes, mais déjà il y a à l’évidence répétition. Avec l’Impératrice, les promesses sont là, mais ne sont pas stables. L’Ermite est ton véhicule, mais il est limité, lent, il y a de la rigidité, il apporte de la méfiance, de la prudence. Le Jugement est ta conduite, lui n’est pas patient, il veut le résultat tout de suite. Il ajoute une carte, c’est Le Chariot encore, tu veux accomplir, tu as des buts, mais il faut être patiente, beaucoup de choses vont arriver, c’est un cheminement, il faut penser au cheminement.
Nous passons encore à un autre jeu, comme si les cartes à chaque fois ne parlaient pas assez. On te fait des propositions très attirantes, il faut peut-être se méfier, ralentir. La Maison-Dieu, ça c’est un boum, une grosse annonce, une ouverture importante. Mais je vois aussi une fatigue, une charge, une personne à charge peut-être, es-tu fatiguée ? La Lune : cette carte est une carte d’énergie contenue, de la maison. Mais il y a de l’aide autour de toi, du support, qui aura une conséquence économique. Avec cette autre carte ici, cela appelle à ramasser ses idées, son énergie mentale. Il faut une relocalisation, déplacer la matière. Oui, absolument déplacer la matière.
Le Bateleur, il est proactif, il agit.
Le jeu ralentit, nous nous parlons un peu, je dois poser une question aux cartes, la vie amoureuse, non je ne vois rien. Revenons sur nos pas, cette carte est une carte de patience et il y a de l’aide autour de toi, il y aura une ouverture, il faut travailler la matière, trouver des façons d’harmoniser ; dans le fond, il y a deux cartes de lourdeur ici mais l’aide est au centre, bien entière, il reste à affiner et à réfléchir, car il existe une transition. La Maison-Dieu en haut c’est une grosse nouvelle, un déménagement ? En tout cas, reconfigure l’espace, réarrange la matière. La Lune est une belle carte, mais elle garde à l’intérieur, il faut quitter quelque chose, se déplacer pour s’aider à canaliser.
Le prochain jeu permet de vérifier l’énergie. L’As de deniers, c’est un gros montant d’argent, c’est au présent, c’est pour bientôt. Le jardin, c’est le territoire et il y a des fruits, des récoltes, du potentiel, est-ce un enfant ? Ou une création tangible. Le 4 d’épée, nous sommes dans le domaine des idées, mais l’énergie n’est pas libérée complètement. Je vois quelqu’un qui revient sur ses pas…
La lecture est suspendue, les cartes vont dans tous les sens, c’est brouillé, il a de la difficulté à lire ou me lire, ce n’est pas une question de transparence, non, au contraire, mais il me dit que c’est sûrement parce que je ne venais pas à la lecture avec des questions claires…
Être patiente, la sécurité financière qui arrive. Le Mat encore, une confiance naïve dans quelque chose, attention… La matière : elle change des choses, c’est la clé pour toi.
La lecture arrête, il n’arrive pas à comprendre mes besoins. Il cherche un autre jeu, car il trouve que le tarot n’a pas assez parlé, l’oracle est embrouillé.
Je pense évidemment à mes intentions, c’est moi qui embrouille tout, est-ce possible, et pourtant, je trouverai en relisant ce qui s’était dit jusque-là, que c’était finalement assez linéaire, plein de motifs comme il le voulait, pas si embrouillé, j’aurai l’impression qu’en changeant de jeu et de cartes, ce sera alors touffu, verbeux, moins sensible.
Il y a un vent soudain. La Maison-Dieu encore, quelque chose se prépare, un imprévu qui amène une libération. Je ne vois rien de menaçant. La Papesse, c’est un cycle d’introspection qui commence. Encore le Chariot. Décidément, il y a un déménagement à l’horizon, c’est une carte de succès, un couronnement même, si toutefois les deux chevaux réussissent à travailler à l’unisson.
Au centre du jeu, on remarque que la vie entre en conflit avec le projet, il y a des doutes, mais ils sont positifs, il faut les provoquer, ou les accueillir, car il y a une carte de la résistance, ce sont les forces amassées, au lieu de résister, laisser venir les doutes, les regarder, au tout début il y a eu une carte liée aux doutes, il faut les identifier en fait. Avec cette carte-ci, tu es à l’orée d’une nouvelle création, tu es environnée par ce qui sera ta nouvelle création. Mais peut-être faudra-t-il changer ta façon de créer ou de gagner ta vie. La dernière carte, c’est la promesse, il y aura définitivement de l’argent.
Un autre jeu. Une carte de promesse encore. Il est surpris.
Il y a une anxiété, pour calmer cette anxiété, il faut préciser la démarche. Il faut plonger, y aller, les deux chevaux de tantôt qui tirent à l’opposé, ce sont peut-être la vie et le travail, il faut plonger dans le travail. Mais tu as perdu ton espace, ton lieu de travail : où est-il maintenant ? Il faut retrouver ton refuge. La croisée des chemins est présente. Et à la toute fin, cette carte, c’est comme la carte du début, la Mort, c’est un regard plus pointu, c’est peut-être une forme d’autocritique.
Quatre nouvelles cartes, je pose la question de la famille, il voit une rencontre, une visite, la matière est déplacée, une dispute, une idée extrême, de la violence mais du côté de la parole ; il faudra être mesuré, il voit un médiateur. Mais moi je pensais noyau familial immédiat, il pensait famille au sens large, il faut rejouer les cartes. Nous précisons.
Très bien, l’As d’épée, mais vous allez devoir couper des liens, partir. Et, ne pas aller vers le renoncement, ne pas aller vers le détachement, aller vers la beauté, s’entourer de beauté, de la matière, du sensuel. Remanier les choses.
Une dernière question, précise : comment vais-je gagner ma vie ? Je lui dis que j’écris un peu et ai pas mal étudié. Il faut organiser une stratégie, il ajoute une carte, encore une carte de promesses. Il continue, tu dois éviter les contraintes, rien qui castre, ajoute une carte, il ne faut pas aller vers quelque chose d’ostentatoire. Il faut se montrer ouvert, disponible, être prête à te déplacer. Mais il faut déterminer, définir les choses. Au centre il y a le Diable : ne renonce à rien, remets-toi au travail le plus vite possible, la prescription c’est la liberté, pour l’instant, cela est très très positif. Écris tout, note tout, tes rêves, tout.
C’est terminé. Je n’ai pas dit que je rêvais à peine, que je me souvenais peu de mes rêves, depuis longtemps. La rencontre a été longue, plus longue que ce pour quoi j’ai payé, il y a eu beaucoup de cartes exposées, de lectures, de recommandations, en somme, cela va bien, cela va bien aller, même s’il a dit ne pas voir l’avenir, il me semble que mes court et moyen termes sont prometteurs, j’ai entendu promesses quelques fois. Je dois admettre que j’étais égarée en sortant, encore plus fébrile qu’à l’arrivée, je ne savais même plus si je devais faire comme prévu, l’écrire, il a utilisé le mot fébrile pour décrire l’embrouillage des cartes, après les cartes l’ont été moins et moi, davantage. Je retiens, s’il y a d’autres tarots dans mon futur, que je devrai venir avec des questions précises, des intentions moins camouflées. Mais déjà j’exécute une des prescriptions : j’ai noté.
Pour citer cette page
Anne-Renée Caillé, « Des promesses », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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