Étudiante à la maîtrise en Littératures de langue française à l’Université de Montréal, Karianne Trudeau Beaunoyer rédige actuellement, sous la direction de Catherine Mavrikakis, un mémoire en recherche-création où elle s’intéresse à la pratique de l’autoportrait, aux seuils – du texte à l’image, du réel à la fiction – que cette forme d’écriture autoréférentielle redéfinit incessamment et à ses implications sur les possibles et les limites de la représentation en littérature. Elle est rédactrice en chef de la revue Moebius, et ses textes de création sont aussi parus dans les revues Le Pied et Estuaire. À compter de l’automne 2017, elle sera directrice littéraire pour la section Poésie de Triptyque.
Il y a certainement quelqu’un qui l’a tuée1« Il y a certainement quelqu’un/Qui m’a tuée/Puis s’en est allé/Sur la pointe des pieds/Sans rompre sa danse parfaite » (Anne Hébert, Le tombeau des rois, 1953.), la petite crisse, l’enfant de chienne, l’arrogante dans sa peau étriquée qu’elle porte encore parce qu’elle n’a pas les moyens de s’en acheter une autre, l’infâme, la petite tabarnaque d’érudite qui se pense bonne parce qu’elle est bonne à l’école, l’hostie de paquet de troubles, la bâtarde qu’on exhibe dans la famille comme la plus grande réussite (elle va à l’université elle va écrire des livres) mais qu’on musèle quand elle dit un mot plus haut que celui de l’autre et qu’on oblige dans sa chambre à éteindre la lumière pour ne pas qu’elle se gave encore de ces mots dans les livres, de ces mots dangereux qui pourraient se retourner contre eux.
Il y a certainement quelqu’un qui l’a tuée, la tarabiscotée, la délinquante, la folle à lier, pour qu’elle emboite le pas aux cadavres, que de tous les vivants elle n’aime que ceux qui sont morts, qu’elle recommence chaque jour ses rites magiques pour repousser la sienne, sa mort, dans le savoir2« [L]es silences extraordinaires des meurtres consentis la mort repoussée à l’adolescence dans le savoir je ne vivrai pas vieille et aplanir les révoltes fait quelqu’un de bien conventionnel les fugues intérieures la démarche du dedans ne pas appartenir au monde c’est bien l’idée d’une vierge a ring a bell and run away man. » (France Théoret, Vertiges, 1979.).
Le soir elle ne dort pas dans le noir obligé, elle presse sur l’arête de son nez avec le trapèze carpien de sa main pour que la saillie se creuse, pour qu’il rapetisse, qu’il prenne moins de place dans sa face, elle pousse ses phalanges dans ses joues pour qu’elles rentrent un peu par en dedans, qu’elle ait l’air plus fine (plus sage) et qu’à la longue son corps la protège, s’assimile, qu’on ne décèle plus chez elle les choses qui se trament en secret, ses bizarreries de petit prodige dédaigneux : le nœud de la parole une fois tous les morceaux de la chair détachés lentement.
Le soir elle ne dort pas, elle coule de l’étain dans les veinules à la fleur de sa peau pour se rappeler le poids de son corps qui ne lui appartient pas, elle ne dort pas, elle apprend à employer le verbe, elle entreprend de ressusciter les visages de ses doctes sœurs, de disséquer toutes les hantises, de choisir ses atavismes, elle prépare les reliques qu’elle laissera comme mémoire aux barbares.
Elle sait qu’il n’y a que dans les mots qu’elle pourra survivre.
Le soir elle fait se rouiller les instruments de cuisine pour être certaine de leur fatalité, elle anticipe les anathèmes, elle s’exerce aux supplices (s’affamer, casser les miroirs, dessiner avec dans la paume de ses mains, raser ses cheveux jusqu’à l’urtication du crâne), elle s’entraîne à la résistance, elle pare tous les coups, elle monte aux barricades. Elle consigne les progrès : sur la flamme d’un briquet elle peut poser la pulpe de son index sans ciller quinze puis trente puis soixante secondes, des minutes et des heures entières à parcourir ensuite les livres du bout de son doigt roussi. La peau brûlée perméable, les nerfs hostiles, la frontière plus mince encore entre sa vie et celle des autres : sa voix prolifère. Elle retient son souffle, apprend la noyade pour reconnaître le moment létal où chercher l’air, elle tâte les parois de son sexe, y enserre sa main, étudie la densité de ses fluides, elle se regarde nue jusqu’à ne plus se voir, jusqu’à ce que dans la glace surgisse derrière elle la légion de ses sœurs exhumées.
De tous les corps de ses mortes adorées, il ne reste que le sien sur lequel les blessures sont encore fraîches, la peau toujours tendre, la mandibule animée. Elle abrite dans la cage de ses côtes les syntagmes désespérés des femmes de sa vie, héberge les images oblitérées, elle pratique des danses macabres de consonnes occlusives provoquées par le spasme de ses lèvres, de fricatives sa langue contre ses dents, elle varie les degrés d’aperture pour les voyelles qu’elle étire longuement, les yeux fermés, jouissant de charger enfin les blancs indicibles d’un tumulte venant de sa gorge dilatée. Elle sait jusqu’où elle ira hurler les carcasses d’envers, jusqu’où l’animal sauvage à la proue de ses hanches la mènera, jusqu’à la fin de la nuit : esquinter le silence refuser de plier pour apprendre à crier et il faut pour cela être réunies et autrement plus fortes.
Elle choisit ses solidarités, collige les arts et les lettres, les dons en aparté. Avec ses sœurs elle se prépare à l’exil, ensemble elles déterrent les empreintes creuses des pendues, elles labourent le linoléum des passages exclusifs aux opulences viriles, elles forcent les portes des grands bâtiments, commettent des assauts hérétiques contre la chasse gardée des élites, elles écrivent ce qui n’est pas noble : chez elles les sons les idées les phonèmes stériles, imagination sans profondeur, sont inextirpables de leurs chairs3« À ce stade de mon existence, je crois que les femmes portent en elles la possibilité de faire fusionner ces deux approches si nécessaires à notre survie, et nous touchons au plus près cette synthèse dans notre poésie. Je parle ici de la poésie en tant que sublimation révélatrice de l’expérience, et non de ce jeu de mots stérile au nom duquel, trop souvent, les pères blancs ont galvaudé le mot poésie – pour dissimuler leur aspiration manifeste vers une imagination sans profondeurs. Pour les femmes, cependant, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale. Elle génère la qualité de la lumière qui éclaire nos espoirs ainsi que nos rêves de survie et de changement, espoirs et rêves d’abord mis en mots, puis en idées, et enfin transformés en actions plus tangibles. La poésie est le chemin qui nous aide à formuler ce qui est sans nom, le rendant ainsi envisageable. Les horizons les plus lointains de nos espoirs et de nos peurs sont pavés de nos poèmes, taillés dans le roc des expériences de nos vies quotidiennes. » (Audre Lorde, « La poésie n’est pas un luxe », Sister Outsider, 1984.). Ce qu’elles ont appris sur le tard elles ne pourront pas en perdre la mémoire, elles se souviennent de tout – les incisions, les somnifères, les cris la nuit, les visages défaits par la fièvre, les enfants qu’elles n’ont pas été et ceux qu’elles n’auront pas. Elles connaissent par cœur les secrets des banlieues comme les coutumes institutionnelles, savent être polies posées suffisantes, ne pas déborder, moduler la mélanine de leur peau dans la lumière, elles y sourient de leur plus bel émail, yeux rieurs, joues charnues, mines de rien, mais leurs cahiers sont remplis de volte-face et d’appels sanguins, de syntaxes lacunaires, du désir qu’elles n’ont plus de plaire aux hommes.
Le soir elles ne dorment pas, elles maculent leurs visages de chaux sale, elles remettent leur ossature dans ses gonds, négocient la taxinomie, démantèlent l’onomastique, elles noircissent les murs de leurs cuisines avant qu’ils ne se rabattent en un dôme lisse sans accroc où darder leurs ongles, jusqu’au bout de la nuit elles sont : les amantes cannibales, les gardiennes de l’espoir insensé des concerts de voix mortuaires.
Parce qu’il y a certainement quelqu’un qui les a tuées, les petites garces, les enfants sauvages, les hystériques aux grands chevaux, les indignées dans leurs sarraus de fortune qu’elles se sont refilés entre elles avant de saillir des coutures, les filles secrètes mais acharnées, celles qui exagèrent, celles qui ambitionnent, qui dépassent les bornes, pour qu’elles n’écrivent plus que sous la menace, qui est aussi une grande tentation, du silence4« On (elle : je) n’écrit que sous la menace, qui est aussi une grande tentation, du silence. » (Gwenaëlle Aubry sur Sylvia Plath, Lazare mon amour, 2016.).
Pour citer cette page
Karianne Trudeau Beaunoyer, « La disgracieuse », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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