Evelyne Ledoux-Beaugrand
Université de Gand
Evelyne Ledoux-Beaugrand est chercheure postdoctorale à l’Université de Gand en Belgique. Ses recherches en cours portent sur les usages et les appropriations de la mémoire de la Shoah dans la littérature de l’extrême contemporain. Elle est l’auteure d’articles sur les écrits de femmes, publiés notamment dans Globe, Temps Zéro et Nottingham French Studies, et de l’ouvrage Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes (Éditions XYZ, 2013).
Le présent article se penche sur les rémanences de Médée dans les figures de « mère qui voulaient vivre » du récit La réparation de Colombe Schneck. À la fois enquête familiale et récit de la postmémoire de la Shoah, La réparation explore une histoire familiale indicible et honteuse en raison des mères sacrifiantes plutôt qu’auto-sacrificielles qui en sont les principales protagonistes. Les « mères qui voulaient vivre », dont la performance de la maternité se révèle non conforme aux représentations de la bonne maternité, sont abordées à la lumière du mythe de Médée, qui permet de jeter un regard sur les zones grises du maternel et de d’appréhender toute la complexité et l’ambiguïté des mères dès que celles-ci sont dégagées des antagonistes de la bonne et de la mauvaise mère.
This article examines Medea’s remanences through the figures of the “women mothers who wanted to live” in La réparation by Colombe Schneck. At the cross point of a family investigation and the exploration of Holocaust postmemory, La réparation revolves around a family story that is unspeakable and shameful because of the sacrificing instead of self-sacrificing mothers at its core. The “mothers who wanted to live” perform a motherhood that does not conform to the representations of the good mother. The myth of Medea helps us to look upon the grey zone of motherhood and understand how complex and ambiguous maternal figures can be as long as they are not seen through the frame of the antagonists of the good and the bad mother.
Médée incarne une facette de la maternité attestée et pourtant difficilement concevable. La mère filicide défie les représentations consensuelles du maternel, dont le principal trope est celui de la mère prête à se sacrifier, au sens propre comme au figuré, pour le bien-être de son enfant. La mère « suffisamment bonne », selon la formule de Winnicott, est une mère « suffisamment faible1 Monique Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1997, p. 173. On peut lire l’analyse du traitement médiatique des cas de mères infanticides réalisée par Barbara Barnett dans l’article « Medea in the media : Narrative and myth in newspaper coverage of women who killed their children », Journalism, vol. 7, no 4, 2006, p. 411-432.
Dans La réparation, un récit autobiographique publié en 2012, Colombe Schneck s’attache à des figures maternelles non conformes qu’elle nomme, en une formule euphémisante, des « mères qui voulaient vivre3 Colombe Schneck, La réparation, Paris, Grasset & Fasquelle, 2012, p. 177. Désormais LR. LR, p. 150. Colombe Schneck, L’increvable Monsieur Schneck, Paris, Stock, 2006. La postmémoire, suivant la définition donnée par Marianne Hirsch, est une « structure de transmission inter et transgénérationnel d’un savoir traumatique » ainsi que la posture des générations d’après face à des événements historiques traumatiques. (Traduction libre de « a structure of inter- and transgenerational return of traumatic knowledge », Marianne Hirsch, The Generation of Postmemory : Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012, p. 6.) Le terme sert aussi à désigner les résultats d’un travail d’appropriation et de transformation de la mémoire d’événements par ceux et celles qui n’en ont pas fait l’expérience.
En retraçant le parcours de sa famille maternelle avant, durant et après la Second Guerre mondiale, c’est aussi sa propre histoire que narre Colombe Schneck, celle d’une mère hantée par le non-dit de son histoire familiale aux accents médéens, dans laquelle le silence de la grand-mère (Ginda) et de la mère (Hélène) est redoublé par le refus d’entendre de la fille (Colombe)7 Cet aspect du récit donnant à voir les ressorts d’une transmission transgénérationnelle tributaire d’un silence familial mériterait à lui seul une analyse approfondie. Parce qu’il nous éloignerait de notre propos sur les échos médéens dans La réparation, il n’en sera pas question. LR, p. 23. LR, p. 12. LR, p. 16. LR, p. 212.
L’événement pivot de La réparation, celui qui fait trou dans la mémoire familiale et dont est tributaire la mise au secret de l’histoire de Salomé Bernstein, est révélé tardivement, une soixantaine de pages avant la fin, lors d’une conversation entre l’auteure-narratrice et une cousine éloignée israélienne, Gila, fille de Macha née après la guerre. Le récit prépare le terrain en l’annonçant dès l’incipit12 La réparation s’ouvre ainsi : « Mary a été sélectionnée le 26 octobre 1943, avec ses petits-enfants, Salomé et Kalman. Quelques jours après, ils ont été gazés à Auschwitz. /Ce 26 octobre 1943, en allant vers la mort, Mary, mon arrière-grand-mère, a uni dans un même mouvement la vie et la mort, les vivants d’aujourd’hui et Auschwitz. Tout cela je ne l’ai appris que récemment. » (LR, p. 11) LR, p. 42. LR, p. 132. LR, p. 148.
Lorsqu’ils sont arrivés devant l’officier nazi qui était en charge de choisir qui était apte au travail, qui allait mourir et pointait à gauche, les vivants, à droite, les morts, Mary a saisi le bébé des bras de sa fille Macha, a pris la main de la petite Salomé que Raya a lâchée, et est allée ainsi avec ses deux petits-enfants vers la mort.
Ses deux filles Macha et Raya ont accepté de vivre sans leurs enfants, elles se sont retrouvées dans la file de ceux qui partaient au Lager16
LR, p. 146. Italique ajouté.
.
Une mise à distance du pouvoir meurtrier des mères est perceptible dans La réparation et elle est significative de la résistance que rencontrent des représentations d’un maternel non conforme. Troublant sans cependant être exceptionnel dans le contexte de la Shoah (les phénomènes d’abandons maternels, filicides « symboliques », mais aussi de filicides et d’infanticides réels étant bien documentés), le geste demeure « inexplicable17 LR, p. 19.
Le présent article analyse les rémanences de Médée dans les figures de « mères qui voulaient vivre » et se penche sur la configuration maternelle alternative proposée par le récit de Schneck. Alors que La réparation échappe aux représentations de la mère auto-sacrificielle et qu’il réactualise certains traits de la mère médéenne, le récit montre une résistance aux représentations non consensuelles du maternel. Cette résistance se manifeste notamment par une atténuation du pouvoir meurtrier des mères mise en œuvre par l’auteure-narratrice. Précisons d’emblée qu’aucun intertexte au mythe de Médée n’est repérable dans le récit de Colombe Schneck. Des points communs, comme leur altérité, l’expression d’un pouvoir d’agir et la complexité de ces figures maternelles tout en contrastes (points dont il sera plus longuement question dans les pages qui suivent), nous autorisent toutefois à envisager au prisme de la figure de Médée les mères qui performent une maternité allant à contresens des grands scripts culturels du maternel. Précisons, également, que l’indicible au cœur de La réparation n’est pas du même ordre que le filicide commis par Médée, qui tue de ses propres mains les fils nés de son union avec Jason. Si le geste de lâchage dont dépend la survie des mères n’est pas réductible au meurtre, surtout pour des mères juives de jeunes enfants condamnées à une mort certaine sous le régime nazi, l’abandon à la mort contenu dans le choix de Raya et Macha reste néanmoins identifiable à un filicide symbolique18 Il ne faudrait pas confondre les vrais infanticides que sont les nazis et leurs sbires, et leurs victimes, dont font partie les « mères qui voulaient vivre ». Si elle encoure le risque d’une telle confusion, l’expression « filicide symbolique » permet, en dépit de ses connotations extrêmes, d’exprimer à la fois l’agentivité maternelle et une dés-identification avec la figure de la bonne mère. Nous avons traité plus longuement de la question de l’infanticide symbolique et du pouvoir des mères dans : Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, Montréal, Éditions XYZ, 2013. Voir en particulier le chapitre 6, « Écrire l’enfant sous le signe de la perte. L’infanticide et la loi maternelle ». LR, p. 40.
Les mères qui voulaient vivre au prisme du mythe de Médée
Les niveaux de sens qui composent le mythe de Médée et ses réécritures plurielles font de l’héroïne antique une figure mouvante, instable, « protéiforme » comme la désigne judicieusement Marie Carrière dans l’essai du même titre20 Marie Carrière, Médée protéiforme, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2012. Ma traduction libre de « dark, secret side of motherhood », Germaine Greer, Sex and Destiny, New York, Harper and Rowe, 1984, p. 228. Marie Carrière, op. cit., p. 16.
La dramaturgie du mythe de Médée et la situation historique réelle des « mères qui voulaient vivre » ne sauraient se confondre, ce qui n’empêche pas de trouver dans le mythe matière à éclairer le geste de lâchage des mères du récit de Schneck et la condamnation à la honte et au silence y étant rattachée. La qualité d’étrangère de Médée, barbare parmi les Grecs de Corinthe, autorise une autre lecture du mythe et une réévaluation de son filicide à la lumière de sa répudiation par Jason. Le départ de l’époux, qui cherche à s’élever dans la société corinthienne en épousant la fille du roi Créon, place Médée dans une zone de non-droit : étrangère dans la cité, elle est ainsi dépouillée du seul statut lui assurant un certain pouvoir d’agir. À son aliénation politique (liée autant à son identité nationale qu’à son sexe) s’ajoute la sentence de Créon qui, pour s’être élevée contre la volonté de son mari et avoir menacé la stabilité de la cité, la condamne à un exil forcé dont pâtiront également ses enfants. Est-ce dire que le filicide de Médée relèverait du meurtre compassionnel plutôt que passionnel ? Son geste est plus ambigu en ce que, d’une part, Médée fait de ses fils l’instrument de sa vengeance, alors que d’autre part, elle les tue pour leur éviter une mort terrible aux mains vengeresses du peuple corinthien. Bien que certaines réécritures sur fond de contextes historiques de violences extrêmes soulignent l’aspect salvateur du geste médéen, l’enjeu est autre pour les « mères qui voulaient vivre ». Aucune salvation des enfants n’est possible, pas plus qu’une mise à mort miséricordieuse ; le geste ne peut que préserver les mères d’une mort immédiate, sans même pouvoir écarter définitivement sa menace.
Les « mères qui voulaient vivre » de La réparation se trouvent, à l’instar de Médée, dans une zone de non-droit. Médée est « réduite/au destin d’une sans-patrie23 Euripide, Médée, suivi des Troyennes, Paris, Librio, 1999, p. 32. LR, p. 69. LR, p. 146. Demandons-nous, toutefois, si Médée accepte vraiment de vivre sans ses enfants. Dans l’acte de tuer et de partir avec les corps, il y a au moins en partie déni de la perte. LR, p. 162.
Dans son analyse de la tension entre déshumanisation et humanisation dans laquelle les nombreuses versions du mythe inscrivent Médée, Marie Carrière affirme que les stratégies « la rattachant davantage à son ethnicité barbare27 Marie Carrière, op. cit., p. 63.
l’identification de la mère filicide aux archétypes infanticides, telles l’étrangère orientale ou la sorcière dévorante, ne serait-elle pas encore une tentative d’atténuer et de contenir son aspect intenable ? Un reniement de la destructivité, à la fois commune et répandue, et non rare ou surhumaine, des adultes envers les enfants (Corti 9) ?28
Ibid.
Cette déshumanisation procède du même coup à une dépolitisation de la mère meurtrière, dont le geste relèverait moins d’un choix sur fond de contingences socio-historiques que d’une pulsion incontrôlable. Aussi, la déshumanisation dans l’antichambre du camp qu’est le ghetto de Kovno ne suffit-elle pas à comprendre les « mères qui voulaient vivre ». Il est nécessaire de penser plus longuement la question du choix à la lumière, comme nous le verrons, de la capacité d’agir.
Un choix sans choix? Pouvoir d’agir des mères et résistance du récit
En raison du contexte présidant au filicide symbolique exploré dans La réparation, la notion de « choix sans choix29 Lawrence L. Langer, « The Dilemma of Choice in the Deathcamps », dans John K. Roth et Michael Berembaum (dir), Holocaust : Religious and Philosophical Implications, New York, Paragon House, 1989, p. 224. Traduction libre de « women whose act of transgression most violently offends the principle of womanly nurturing », Maggie Inchley, « Hearing the Unhearable : The Representation of Women who Kill Children », Contemporary Theatre Review, vol. 23, no 2, 2013, p. 192. Traduction libre de « we are most often hearing its mediated version, laden with gender inflected assumptions and judgments », ibid., p. 193. Traduction libre de « to contain and control cultural anxiety evoked by the disturbing figure of the female killer », Jennifer Jones, Medea’s Daughters : Forming and Performing the Woman Who Kills, Clumbus, The Ohio State University Press, 2003, p. x. Traduction libre de « imaginative investment, projection, and creation », Marianne Hirsch, op. cit., p. 5.
Aborder les choix sans choix des mères juives sous le troisième Reich exige une suspension du jugement moral que vise La réparation sans tout à fait y parvenir. Scène par excellence de l’arbitraire, comme nous le rappelle le « Hier ist kein warum34 Primo Levi, Si c’est un homme, trad. Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, coll. « Pocket », 1987, p. 38. Traduction libre de « where critical decisions did not reflect options between life and death, but between one form of “abnormal” response and another, both imposed by a situation that was in no way the victim’s own choosing », Lawrence L. Langer, loc. cit., p 224. D’aucuns pourraient arguer que contrairement aux « mères qui voulaient vivre », Médée est responsable du contexte de choix sans choix qui l’amène à tuer ses fils, mais ce serait oublier les contraintes sociales de race et de sexe qui limitent déjà sa puissance d’agir. D’ailleurs, Médée se sait dans une situation sans issue où tout choix mène à la catastrophe, ce qui ne l’empêchera pas d’agir : « Je n’ai pas d’issue à ma portée pour échapper au désastre! » (Euripide, op.cit., p. 22).
La notion de choix sans choix, si elle éclaire et justifie du même coup certains comportements maternels par le biais de leur contexte aberrant, ne permet cependant pas de comprendre la continuité que dessine subtilement le récit de Schneck entre la narratrice et « les mères qui voulaient vivre ». Dans La réparation, la question de la survie des mères laissant aller leur enfant à la mort, loin de se limiter aux lieux de l’arbitraire que sont le camp et le ghetto, entre fortement en résonance avec l’extérieur du camp. Elle se fait entendre sur une scène dégagée du contexte concentrationnaire qui invitait à la suspension du jugement moral :
Ces mères qui voulaient vivre, quel genre de mère étaient-elles ? Affectueuses et tendres, inquiètes et étouffantes ? Etaient-elles comme moi à trouver que le petit cheval de bois du manège met toujours trop de temps à réapparaître ?
Quand mon fils est né, la nuit, j’allais vérifier qu’il était toujours vivant. J’ouvrais la porte de sa chambre, persuadée que ma vie était sur le point de sombrer. […] Et je me répétais et continue à me répéter toutes les nuits et tous les jours : « Et si mon enfant meurt, est-ce que je pourrai continuer à vivre ?37
LR, p. 177-178.
Le rapprochement entre la narratrice et les « mères qui voulaient vivre » inscrit le filicide symbolique à l’intérieur des comportements maternels et humains. Le choix de vivre sans leurs enfants devient ainsi une potentialité presque banale des mères plutôt que contingente (de la folie, de la déshumanisation, etc.). D’ailleurs, au rapprochement entre la narratrice et les « mères qui voulaient vivre » se couple une prolifération des figures de mères sacrifiantes qui atténue l’aura d’exceptionnalité les entourant38 Après la révélation, une histoire qui « sur le moment [… lui] avait paru si étrangère » se rappelle à la narratrice et fait apparaître une mère qui voulait vivre. Plus tard, dans le récit de son cousin éloigné Benny, la narratrice rencontre l’envers des « mères qui voulaient vivre » dans la figure de l’adolescente se sacrifiant pour sauver une mère qui choisit ainsi de vivre (LR, p. 149 et p. 177).
La représentation d’un maternel qui n’est plus une condamnation à l’impuissance ou à une puissance d’agir limitée menant nécessairement à la mort réelle ou symbolique de la mère ne va pas sans difficulté. Elle se heurte à une résistance par laquelle le récit cherche à esquiver une telle figure de mère au profit de la figure traditionnelle de la mère suffisamment faible. Notamment, les descriptions de Mary, grand-mère partie à la mort avec ses petits-enfants, font contrepoids aux figures maternelles non conformes en ce qu’elles revivifient la mère auto-sacrificielle. Dans sa réinterprétation de la scène de la séparation des mères et de leurs enfants, d’abord narrée par Gila (et citée dans l’introduction du présent article), la narratrice substitue des formes négatives aux verbes qui expriment le choix (même contraint) et la capacité d’agir des mères39 Par exemple : « ont choisi de vivre » (p. 145), « a lâchée » (p. 146), « avoir choisi de ne pas mourir avec leurs enfants, avoir choisi de vivre » (p. 166) et, dans les mots de Raya adressés à sa sœur Ginda en 1945, « Nous avons dû les laisser à notre mère » (p. 104). LR, p. 148.
Que la narratrice adopte, dans le premier tiers du récit, le futur simple pour énoncer sa posture morale face à l’histoire de Raya et Macha est déjà l’indice du défi à la pensée que représente une telle agentivité maternelle :
dix ans après, le jour où enfin j’apprendrai, j’écouterai, je ne jugerai pas, je serai heureuse de savoir, je serai rassurée, je n’aurai plus peur, j’aurai le droit de me plaindre, d’être de mauvaise foi, d’écouter la peine de ma mère, ma grand-mère, leur rétorquer, Raya et Macha ont choisi la vie, elles ont bien fait, soyez comme elles, oubliez la honte et la culpabilité.41
LR, p. 69.
La modalité futur, qui fait exception dans La réparation, place le récit sous le signe d’une ambivalence, d’un flottement quant à la capacité de la narratrice à recevoir telle qu’elle est l’histoire de Salomé Bernstein. Une incertitude qu’accentuent plusieurs passages dans lesquels la narratrice projette son idée d’une maternité endeuillée sur Raya et Macha. Le processus de projection, caractéristique d’un travail de la postmémoire, a ici pour effet de tirer les « mères qui voulaient vivre » du côté d’un maternel auto-sacrificiel : « Raya et Macha ne parlaient jamais de Salomé et de Kalman, leurs enfants morts. Elles y pensaient tout le temps42 LR, p. 75.
Réparer : en zone grise de la maternité
Réparer relève autant sinon plus de la production d’un portrait nuancé du maternel que de la mise en mots du secret familial. Ou plutôt : c’est par l’incursion du côté des non-dits familiaux qu’il devient possible de tracer les lignes d’une figure maternelle complexe dès lors que celle-ci est dégagée des antagonistes de la bonne et de la mauvaise mère, généralement présentées dans un « mouvement de bascule qui berce l’esprit, qui aplatit des représentations menaçantes pour les apprivoiser43 Evelyne Tysebaert, « Où fuir les mains d’une mère? », Penser/rêver, no 9, 2006, p. 111. Ibid. LR, p. 72. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, trad. André Maugé, Paris, Gallimard, 1989, p. 40.
Médée est une figure de prédilection pour aborder la « conceptualisation dialectale du sujet47 Marie Carrière, op. cit., p. 178. Ibid., p. 177. LR, p. 167. LR, p. 22. LR, p. 46.
Devenue synonyme de la part obscure de la maternité, Médée reste malgré tout un symbole de vie et même de luminosité et de légèreté, ne serait-ce que parce qu’en tant que petite-fille d’Hélios, elle est de « la race du Soleil52 Pierre Commelin, Mythologie grecque et romaine, Paris, Pocket, 1994, p. 332. LR, p. 158.
L’éclaircissement tient en ce sens moins d’un revirement, passage d’un côté à l’autre du maternel qui laisserait ces deux faces bien distinctes, voire étanches à toute influence mutuelle, que d’un processus de combinaison des contraires au point de jonction qu’est la paradoxale zone grise. Principe de vie et principe de mort se croisent dans cet espace où il est possible d’être à la fois une mère aimante et drôle, et de refuser une maternité auto-sacrificielle, de vivre dans la légèreté, de goûter les petits plaisirs comme se mettre en maillot de bain au soleil et d’avoir laissé ses enfants aller à la mort sans leur mère, d’être une « fille en bikini rouge, les pieds soulevés par une serviette de marque » qui lit « La Mort des Juifs de Nadine Fresco54 LR, p. 62. LR, p. 148.
L’ambivalente Médée nous apprend la cohabitation des dimensions extrêmes du maternel, placées sur un même spectre. Dans La réparation, c’est la figure maternelle qu’est Hélène, relue dans l’après-coup par sa fille désormais en possession d’un savoir sur les « mères qui voulaient vivre », qui illustre le savoir médéen qu’en toute mère se tient un pouvoir de vie et de mort. Bien que « Ginda n’a[it] jamais raconté à sa fille Hélène ce qui était arrivé à sa grand-mère, à ses tantes et oncles, à sa cousine Salomé, à son cousin, le petit Kalman56 LR, p. 22. LR, p. 37. LR, p. 179. LR, p. 42.
Des mères médéennes à l’ère de la postmémoire : une conclusion
Au terme de ce parcours retraçant les échos médéens que font entendre les figures de « mères qui voulaient vivre » dans un récit qui a pour cadre les conditions de vie extrêmes sous le régime nazi, en particulier pour les mères juives « assujetties à une politique cohérente et à double tranchant de sexisme raciste ou de racisme sexiste60 Traduction libre de « subjected to one coherent and double-edged policy of sexist racism or racist sexism », Gisela Bock, « Racism and Sexism in Nazi Germany: Motherhood, Compulsory Sterilization, and the State », Signs, vol. 35, no 5, printemps 1983, p. 420-421. Cynthia Ozick, Le châle, traduit par Jean-Pierre Carrasso, Paris, Éditions de l’Olivier, 1996. Soazig Aaron, Le non de Klara, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 2002. Valentine Goby, Kinderzimmer, Paris, Actes Sud, 2013. Marie NDiaye, Y penser sans cesse, texte poétique accompagné des photographies de Denis Cointe et d’une traduction allemande de Claudia Kalscheuser, Talence, Éditions L’Arbre vengeur, 2011.
À l’heure où, avec la commémoration du soixante-dixième anniversaire de la libération d’Auschwitz, la postmémoire s’impose comme une modalité dominante du traitement littéraire des camps nazis par les auteures des générations d’après, et dans un contexte où les formes de maternage mises de l’avant par « l’offensive naturaliste65 Élisabeth Badinter, Le conflit, Paris, Flammarion, coll. « Le livre de poche », 2010, p. 39.
Plus encore que les autres romans précédemment mentionnés, La réparation se situe au point d’achoppement de deux transmissions, l’une familiale, l’autre culturelle. « Il n’y a pas de transmission aux enfants et aux petits-enfants. Le monde d’avant est enterré et il n’en reste rien que quelques survivances66 LR, p. 26. François Peraldi, « Voyages dans l’entre-deux-morts », Frayages, no 1, 1984, p. 24. Evelyne Tysebaert, loc. cit., p. 108.
Pour citer cette page
Evelyne Ledoux-Beaugrand, « Rémanences médéennes dans La réparation de Colombe Schneck » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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